Lundi le 21 octobre 1726, après-midi, village de La Mollie, paroisse du Biot
J’ai rendez-vous aujourd’hui avec Garin François Vulliez, un de mes ancêtres notaires qui demeure en vallée d’Aulps (Haute-Savoie actuelle). Garin est notaire depuis presque 50 ans. Il est lui-même âgé de 69 ans, mais continue de courir la campagne pour servir ses clients. Il a plutôt belle prestance, tout de noir vêtu : habit de drap noir coupé droit, avec collet, parements, poches en velours, gilet de soie noire à boutons, pantalon de drap noir. Seule la canne qu’il utilise désormais pour l’aider à marcher trahit son âge avancé.
J’entre, bien que je sois un peu en avance. Il discute avec un autre notaire, sans aucun doute son fils Pierre François (communément prénommé seulement François) avec qui il travaille fréquemment depuis quelques années. Mon ancêtre direct, son frère Jean Pierre, notaire royal lui aussi, n’est pas là. Je reste sur le pas de la porte mais, tout en continuant de parler, Garin me fait signe d’entrer et de m’assoir.
J’obéis et tandis qu’ils continuent à parler ensemble, j’observe le décor : deux pupitres en bois sapin, dont l’un est pourvu d’une grosse serrure ouvragée, des layettes (tiroirs ou coffrets servant à ranger des papiers) et des étagères sur lesquelles s’entassent d’épais registres reliés, des liasses de parchemins plus ou bien rangés, un tas de feuillets vierges, des sacs en toiles où l’on range les pièces d’un procès déjà jugé (ce qui nous donnera la fameuse expression « l’affaire est dans le sac »). Les deux notaires sont devant une belle table en bois de noyer, couverte de papiers au sujet desquels ils discutent tout bas. A un bout de la table une écritoire et tout le nécessaire à écrire : plume, encrier, sabloir (le sable répandu sur l’encre encore humide servait encore de buvard à cette époque). De l’autre coté un joli coffret, de dimension modeste, mais agréablement décoré, muni d’une grosse clé engagée dans la serrure ; c’est sans doute là que Garin conserve son argent liquide et peut-être des documents de valeur. Des chandeliers sont là pour éclairer les longues soirées de travail. Devant la table, trois belles chaises ouvragées, couvertes d’étoffe bleue. Dans un angle de la pièce une imposante armoire à trois portes, fermant à clé, servant probablement à conserver les minutes notariales. Le long du mur un banc couvert d’étoffe rouge et verte ; nécessaire en cas d’affluence des quémandeurs probablement. En face, une bibliothèque présentant de beaux volumes aux tranches ouvragées et dorées : des livres de droits sans doute, peut-être aussi de piété et d’histoire comme on en trouvait dans les bibliothèques des lettrés, mais je suis trop loin pour en distinguer les titres. Je suis moi-même assise sur une chaise en noyer, assez simple, mais dont les finitions ne laissent aucun doute sur la qualité du travail. Un tapis aux couleurs chaudes réchauffe la pièce. Un poêle permet d’affronter l’hiver et d’éviter que l’encre ne gèle dans l’encrier. Enfin, trois petites tapisseries, un portrait (l’un de mes ancêtres ?) et quelques gravures ornent les murs et donnent un aspect chaleureux et confortable à la pièce. Le tout traduit un goût sûr mais pas tapageur.
Un petit homme, tout de noir vêtu entre. Il marque un léger temps d’arrêt en me voyant, puis se dirige rapidement devant l’un des pupitres et commence sa journée de travail. Le clerc, sans aucun doute. A force d’observer le notaire, de recopier les documents, de lire pour parfaire sa culture, le clerc apprend à connaître les coutumes, les formulations, et développer l’art d’écrire et de signer avec assurance. C’est ainsi qu’il s’initie à son futur métier. Le clerc commença à manipuler règle, équerre, aiguilles et fils pour relier des parchemins et former des cahiers plus facile à manipuler ou expédier. Pas un mot n’avait encore été prononcé, à voix haute tout au moins.
- Bienvenue dans ma banche ! me dit finalement Garin en relevant la tête.
- Heu… la banche ? Je ne voudrais pas paraître impolie, mais qu’est-ce que c’est ?
- Ah ! C’est un terme du pays. L’histoire veut que ce terme provienne d’une espèce de bureau où les avocats donnaient rendez-vous à leurs clients. On peut aussi dire banc ou banque. Une sorte de comptoir quoi. Enfin, maintenant on est installé plus à notre aise. Il se penche vers moi : et dans un lieu clos, c’est aussi plus discret pour traiter certaines affaires, hum, hum… Tu vois ce que je veux dire ? Sans me laisser le temps de répondre, il enchaîne :
- Certains utilisent même le mot boutique ou cabinet, dit-il en pouffant.
Je ne saisis pas tellement la plaisanterie mais sourit poliment. Redevant plus sérieux, il ajoute :
- Depuis quelques temps on dit aussi étude. Enfin, tout ça c’est bien la même chose au fond.
Je ne lui avoue pas que le terme d’étude m’est plus familier et que c’est lui qui l’emportera au fil des siècles.
- Allons-y ! Nous avons fort à faire aujourd’hui. Il prend soin de retirer la grosse clé du coffre de son bureau et la glisse dans une poche de son gilet. Il enfile prestement sa robe noire, jusque-là pendu à une patère, qui lui sert de manteau et son bonnet carré assorti.
- Nous avons plusieurs rendez-vous au Biot aujourd’hui : ce n’est même pas à quart de lieue [1] : nous irons à pieds !
Régulièrement les gens de passage le saluent. Certains ôtent même leur chapeau en signe de respect. A vrai, tous ces saluts nous ralentissent quelque peu car il faut dire un mot aimable à chacun.
- Eh oui : depuis le temps que j’exerce dans la vallée, j’ai vu défiler tout le monde, toutes les familles, des plus humbles au plus puissantes : qui pour une quittance, qui pour un testament ou un acquis. C’est ce qui explique ma popularité.
Garin est fort modeste : avec le seigneur et le curé, il est un des personnages les plus importants de la paroisse. Sa fortune, son savoir, ses titres, et ce rang qu’il occupe dans la société, expliquent aussi sans aucun doute sa popularité. Consignant tous les actes qui rythment la vie quotidienne des populations, il est omniprésent et son rôle très important au sein de la communauté. Sans compter qu’il est aussi « le gardien des secrets » : avec tout ce qu’il sait sur tout le monde, il vaut mieux lui devoir le respect.
- Nous allons au village du Biot, en la maison de messire Philippe Faurat, châtelain de Saint Jean d’Aulps. Il a plusieurs affaires à traiter. Puis nous irons chez François Mudry qui m’a fait mander pour un acquis.
Le temps de s’assurer de la présence des témoins requis, de rédiger les différents actes, de relire les documents et de les faire signer, l’après-midi était bien avancée. Un détail me rappelle l’âge avancé de Garin : c’est son fils François qui a rédigé tous les actes, comme Garin le fait préciser à la fin de chacun d’eux : « le présent acte reçu et signé par le tabellion quoique écrit de la main de François Vulliez mon fils » ; sans doute son écriture n’est plus aussi sûre qu’avant, pourtant sa signature a encore belle prestance).
Signature de Maître Vulliez Garin François, 1726 © AD74
- Reviens demain si tu veux : j’ai un autre rendez-vous prévu à 8h.
- Avec plaisir !
Mardi 22 octobre 1726, avant 8h
- Aujourd’hui nous allons à St Jean : c’est à un peu plus d’une lieue. Nous emprunterons donc une charrette car cela fait trop loin pour mes vieilles jambes. Quand j’étais jeune, je pouvais parcourir toutes les distances à pieds, mais maintenant… Sans compter qu’il faut porter avec soi une écritoire de campagne (dans certaines maisons il y a à peine une table pour écrire convenablement), les plumes, encre, sable ou poudre à sécher l’encre, papier, etc… C’est un métier d’itinérant : pire qu’un colporteur, allant de foyer en foyer ! Je rédige plus d’actes à travers la campagne que dans ma propre banche !
Installés dans la charrette, je demandais à Garin :
- Quelle est la différence entre un notaire et un tabellion ?
- Ah ! Le notaire est un mot qui vient du latin et qui signifie sténographe, scribe, celui qui note rapidement et fidèlement. La fonction de notaire est très ancienne car les puissants de ce monde ont toujours eu besoin de scribes. Puis, pour en garder la mémoire, il y a eu obligation d’avoir témoins et copies archivées des actes passés. Le tabellion, mot d’origine latine également, signifiait celui qui écrit sur des tablettes. Pendant longtemps on l’a distingué du notaire : son rôle est de conserver les « minutes » (l’original du document, parfois simplement quelques notes prises à la va-vite) et de délivrer les « grosses » (la copie, destinée au client ou à qui de droit, document plus développé et écrit plus « gros » car il était rémunéré en fonction de sa longueur). La distinction notaire/tabellion a officiellement disparue il y a une centaine d’années, mais nous, ici dans les États de Savoie, nous aimons bien le nom de tabellion. Le terme désigne l'ensemble des actes insinués (c'est-à-dire enregistrés). Mais par extension, il sert aussi à nommer l'administration chargée de la transcription et de la conservation de ces actes (actes publics, contrats entre vifs et dispositions de dernières volontés). L'insinuation, instaurée en 1610, vise à assurer l'authenticité des actes émanant aussi bien de particuliers que de communautés d'habitants. Les actes publics passés devant notaire n'ont aucune valeur, notamment judiciaire, s'ils ne sont insinués. En 1696, le duché de Savoie a été partagé en sept départements du tabellion : Savoie propre, Genevois, Faucigny, Chablais, bailliages de Ternier et de Gaillard, Maurienne, Tarentaise. Ici nous faisons partie du Chablais ; on y compte 4 bureaux du tabellion, chacun s'étendant sur un nombre variable de paroisses.
- Et comment accède-t-on à cette profession ?
- Oh ! Pour cela il faut être un fils légitime, savoir ses lettres bien sûr, professer la religion catholique, apostolique et romaine. Le postulant doit obtenir, le plus souvent du curé de sa paroisse, une attestation de bonnes vie et mœurs. Il doit avoir au moins 25 ans, c'est-à-dire d’être majeur, sauf s’il est fils de notaire : des dispenses peuvent alors être accordées. Un examen est également prévu, afin d'obtenir sa charge. Mais souvent on est notaire de père en fils : il suffit de racheter la charge de son père (souvent elles sont héréditaires). Ainsi mon père, Claude, l’était avant moi, et mes deux fils, Jean Pierre et Pierre François, le sont aussi. Ma mère était fille de notaire également. Il faut dire qu’en fréquentant les mêmes familles, on finit fatalement par s’y épouser.
C’est un autre acquis qui nous occupe aujourd’hui, dans la maison de Jean Claude Cottet. La tâche n’est guère différente de la veille. Le métier serait-il monotone ?
- Si tu veux tu peux revenir demain : cette fois ma mission sera plus surprenante…
Mercredi 23 octobre 1726, après midi
- Nous restons au Biot aujourd’hui : une petite marche nous fera le plus grand bien et tu as sans doute d’autres questions à me poser : cela nous laissera le temps de parler un peu…
- Très bien : parlez-moi donc un peu de votre profession alors…
Tout en marchant - étonnamment vite pour son âge - il entame un monologue, ponctué de grands gestes.
- La plupart d’entre nous cumulent différentes fonctions : procureurs, avocats, greffiers. Et dans les petits pays, comme chez nous, certains ont des responsabilités seigneuriales : ainsi moi par exemple je suis aussi "procureur d'office de la vallée d'aux" (je traduis dans ma tête : « procureur de la justice seigneuriale locale, en l’occurrence de la vallée d'Aulps »). Mon fils François est notaire mais aussi châtelain de la vallée d'Aulps et secrétaire de la paroisse du Biot. Il continue à détailler les rapports qu’entretiennent les notaires avec les autorités gouvernementales et judiciaires, avec leurs confrères, employés ou clients, mais s’interrompt soudain : nous y voici !
Je suis bien étonnée ; nous sommes au milieu de nulle part, au bord d’un chemin. Garin me regarde avec une lueur de malice dans les yeux :
- Tu ne t’attendais pas à ça, hein ? Mais c’est bien ici que nous avons rendez-vous !
Effectivement un groupe de personnes s’approche et François, qui nous accompagne toujours, commence à rédiger tant bien que mal, assis sur une souche bordant le chemin : « au chemin public au lieu de sous la motte en bas du cimetière du Biot ». Monotone le métier ? Sûrement pas !
Il y a là les deux contractant de l’acte d’obligation : la veuve Girod qui promet de bien payer à Pierre Mudry, ici présent, les 115 livres et 18 sols dus suite au prêt qu’il avait fait précédemment pour elle ; ainsi que leurs deux témoins. Seul Pierre Mudry sait signer (ce qu’il fait) puis tout le monde se sépare. Nous-mêmes, nous retournons vers la banche des Vulliez.
- Et bien ! Je savais que le notaire était itinérant, mais je pensais tout de même qu’il rédigeait ses actes avec un toit au-dessus de sa tête, et non au bord du chemin !
- Ah ! Ah ! La vie de notaire est pleine de surprises !
- Assurément !
- J’ai quelques jours plutôt tranquilles devant moi mais, si tu veux, tu peux revenir le 2 novembre courant : d’autres rendez-vous ont déjà été pris.
- Alors à bientôt.
Samedi 2 novembre 1726, avant midi
Nous retournons au Biot (mais dans une véritable maison cette fois !), chez Philibert Tornier, pour une histoire de quittance entre différents membres d’une même famille. L’acte est un peu long à rédiger car les contractants sont deux sœurs Tornier, toutes deux veuves, et leur beau-frère agissant en qualité d’administrateur des biens de ses enfants orphelins de mère (la sœur des deux sœurs : vous me suivez ?) ; lesquels reconnaissent que Philibert et Claude Tornier, leurs frères et beau-frère aussi présents, ont bien donné la somme, bétail et trossel [2] constituant la dot des trois sœurs, promis dans un acte de 1712. Ils en profitent pour régler aussi l’hoirie de leur autre frère mort ab intestat [3]. Il me faut un petit moment pour comprendre les liens familiaux qui unissent toutes ces personnes, d’autant plus qu’à chaque fois qu’elles sont citées ont y ajoute le nom du mari ou du père défunt, leur lieu d’habitation et paroisse. Sur le moment, c’est un peu brouillon, mais je me réjouis secrètement pour les descendants de la famille Tornier : s’il y a un généalogiste parmi eux, ce document est une pépite riche en informations !
Samedi 2 novembre 1726, après midi
Nous nous retrouvons dans la banche des Vulliez. C’est ici que tout avait commencé une douzaine de jours auparavant. Le décor n’a pas changé. Le clerc est encore à son pupitre, toujours aussi silencieux.
- Voilà, c’est notre dernier rendez-vous je crois, me dit Garin avec un quelque regret dans la voix.
- En effet.
- Tu sais, je voulais te dire…
Mais nous sommes interrompus par l’arrivée de nouveaux requérants et leurs témoins. Garin et François se mettent à la tâche. Quand à moi je dois partir.
Je ne sais pas ce que voulais me dire Garin un instant plus tôt, mais peu importe : il m’en a tellement appris durant ces quelques jours.
[1] 1 lieue = 4 km environ.
[2] Trossel = trousseau.
[3] Hoirie = héritage. « Ab Intestat » = se dit d’une personne décédée sans avoir rédigé de testament.