« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 9 novembre 2024

H comme Hop ! Il faut fuir

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Après le témoignage du Sieur Jean André DELACOSTE (voir la lettre E de ce ChallengeAZ), l’Honorable Thérèse DELACOSTE femme de François Joseph DUNOYER. confirma qu'elle avait bien vu Françoise GUILLOT avant sa fuite le samedi passé, dixième février. La Françoise GUILLOT femme de François JAY vint alors chez elle, c'est-à-dire dans le moulin appelé le Moulin de la Maison, situé au village du Moulin, dans la présente paroisse, sur environ midi. Elle lui demanda si elle avait fait moudre un quart d’orge qu’elle avait apporté chez elle. Lui ayant répondu que non, Françoise GUILLOT  lui en demanda qui n’était pas moulu. Mais la meunière n’en n’avait pas non plus.

Lui ayant demandé où elle allait, Françoise GUILLOT lui dit : « le chanoine CHOMETTY s’est sauvé, il faut que je me sauve aussy ». Là dessus elle passa le pont de Clevieux qui est dans le susdit village et s’en alla chez Nicolas GUILLOT son père, où la meunière la suivit pour prendre du lait. Elles ne parlèrent plus de rien en chemin parce que Françoise GUILLOT marchait devant l’autre. Et quand elle fut chez Nicolas GUILLOT elle trouva la Françoise GUILLOT arrêtée au devant de la maison. Elle la laissa là et s’en alla dans l’écurie prendre du lait, que lui donna Jeanne Antoine mère de ladite GUILLOT [Jeanne Antoinette VUAGNAT épouse GUILLOT]. Et ensuite elle s’en revint chez elle.


Village des Moulins, création personnelle inspirée de Delcampe
Village des Moulins, création personnelle inspirée de Delcampe

Nombreux furent ceux qui virent les accusés dans leur fuite. Le samedi, sur environ les dix heures du matin, Jean Baptiste SAULTHIER avait vu passer le Révérend CHOMETTY qui avait voulu lui cacher sa destination. Il était à cheval, au village des Moulins, avec un manteau et des grosses sacoches. Lorsqu’il lui demanda où il allait comme cela, le chanoine lui répondit qu’il allait en sixt [à Sixt, paroisse voisine]. Il le laissa partir mais vit, à quelques pas de là, qu’il s’arrêtait et discutait avec Jeanne GUILLOT sœur de Françoise GUILLOT femme de François JAY. Il n’entendit pas ce qu’il lui disait en l’abordant, mais en la quittant il lui dit : « Ne dites pas que je fus partis ». Plus tard, on lui a dit qu’on l’avait vu passer et qu’il prenait le chemin du village des plagnies [Les Pleignes] et qu’il prenait par là un chemin contraire à celui de Sixt, et qu’il s’en éloignait au lieu d’y aller. 

Celle-ci avait trouvé le Révérend CHOMETTY un peu triste. Il lui avait dit uniquement : « Il ne faut pas dire que vous m’avez vu ny parler, mais cependant faite dire à votre sœur, en parlant de la Françoise GUILLOT femme de François JAY, de se retirer à cause des Espagnols. » Sans lui dire le motif pour lequel sa sœur dû craindre les Espagnols ni moins encore pour avoir trempé dans l’homicide du cavalier ou pour d’autres choses. Il se retira et suivit sa route du côté de Valley [le Valais, en Suisse]. Elle s’en fut donc dire à sa sœur de se retirer. Ce que sa sœur lui dit qu’elle ferait.  

 

Une rumeur commence à se répandre... L’Honorable Henry DUBUISSON, âgé de quarante deux ans, employé aux gabelles de profession, natif de la paroisse de Nouvelle En France [non identifiée, NDLR], de poste à Samoëns habitait depuis environ trois ou quatre mois dans une maison tout près de celle du Révérend Nicolas CHOMETTY : de fait, il le connaissait bien. S’il ne savait rien concernant le meurtre qui était arrivé à un cavalier trouvé mort à Samoëns, il savait néanmoins que depuis cette découverte le chanoine avait quitté la paroisse de Samoëns. Il l'avait lui aussi rencontré ce samedi dixième février. Il « monta à cheval et me toucha la main sans me dire où il allait. Et demy heure après partit un nommé CHOMETTY, son frère, qui me dit qu’il reviendrait le lundy après ». Le chanoine était allé au pays de Valais, d’après ce qu’il avait ouï dire. Le Sieur Aymé ROUGE et le Révérend Sieur GRILLET l’auraient rencontré sur le chemin de Turin.

Lors de son audition le juge lui demanda comment il était habillé, s’il portait une soutane d’été ou d’hiver, mais le témoin n’y avait pas fait attention.

L’Honorable Jean Aymé GINDRE, le marguillier [laïc chargé de la garde et de l’entretien de l’église] de la paroisse avait bien vu le Révérend CHOMETTY dans l’église de Samoëns tous les jours après le vingt cinq ou vingt six janvier, et par diverses fois encore, jusqu’au temps où il avait prit la fuite pour le pays de Valais. Mais il n’avait pas observé que depuis cette date du vingt six janvier il ait porté une autre soutane que celle qu’il était revêtu habituellement ou qu’il ait porté une soutane d’été


Le Sieur Aymé ROUGE revenait de Turin, où il était au service de Sa Majesté du Roy de Sardaigne comme garde du corps, lorsqu'il rencontra le vingt six février dernier au lieu d’orssier [Orsières] dans le pays de Valais le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY. Surpris, il lui demanda où il allait. « Il me dit qu’il allait à Turin, qu’il avait eut quelques différents avec les chanoines de Samoëns et qu’il s’en allait chercher du pain ailleurs. Et il m’adjouta que s’il n’en trouvait pas il s’en retournerait. » Et ensuite il ne fut plus question entre eux ni de son voyage ni du pays. Mais il ne le vit plus en Valais ni ailleurs. Ni lui, ni François JAY, la Françoise GUILLOT sa femme ou leur servante. Ce n’est que de retour dans sa maison de Samoëns qu’il apprit, « par la voye publique » que l’on avait tué un cavalier du régiment de Séville dans la maison de François JAY et que l’on accusait de complicité le Révérend CHOMETTY.

 


Ce fameux samedi, l’Honorable Gaspard Joseph BURNIER revenait à Samoëns avec son épouse et son frère, après avoir diné en abbondance [à Abondance, 55 km au Nord de Samoëns]. Cheminant pour passer la montagne du corbi [Le Corbier] située dans la paroisse du Biot, il y fit la rencontre de la Françoise GUILLOT femme de François JAY et de la Claudine VUAGNAT sa servante et précédées d’un homme qui n’est pas de la paroisse de Samoëns et qui lui était inconnu. Demandant à ladite GUILLOT où elle allait, elle répondit : « Je m’en vais un peu contre ce pays. » Il lui en demanda le motif, parce qu’il l’observait un peu triste, mais elle ne fit aucune réponse. Il suivit alors sa route. Et ce n’est qu’arrivés à Taninges, dans le logis du nommé LACROIX, que deux hommes qui buvaient en ce cabaret, qui lui étaient inconnus, lui apprirent ce qui c’était passé à Samoëns. Apprenant qu’il rentrait chez lui, ils dirent : « Hé ! quel malheur qu’il est arrivé à Samoëns. L’on n’y a tué un cavalier, et même dans le village de Levy. L’on n’y a envoyé une compagnie de dragon en direction. » Ne sachant rien sur cette affaire-là, il ne répondit pas.

C’est après s’être restauré et, rentré chez lui, que la rumeur lui détailla l’affaire et les soupçons portés contre les accusés.

 

La mère de la servante, l’Honorable Claudaz Françoise PARCHET, femme de Jean Pierre VUAGNAT, elle aussi, s’était aperçue de la fuite des JAY après la découverte du cavalier du régiment de Séville mort et plié dans son manteau dans les bois de Bérouze. Comme la Claudine VUAGNAT sa fille était à leur service et ne n’avait encore point avoir prit la fuite, elle eu l’occasion de la rejoindre. Et comme elle se disposait aussi elle-même à se retirer, elle l’aida à porter, pendant quelques temps, une partie de son bagage. Cependant elle ne lui dit pas les motifs pour lesquels elle se retirait, ni ceux pour lesquels lesdits mariés JAY s’étaient retirés. Après avoir cheminé quelques temps, arrivées près de la maison de son mari, elle la quitta et lui remis son bagage. « Ce qu’il a y a de sûr, c’est que je ne l’ay jamais vue ny me suis apperçu où elle est allée, ny que lesdits mariés JAY non plus que le Révérend chanoine CHOMETTY, lequel pris aussi la fuite le même jour et pour le même fait. »

 

Finalement, la rumeur se confirme : les fuyards sont en Valais. L’Honorable Claude RIONDEL, tailleur de pierre, les a rencontrés là-bas : « Comme j’étais informé que Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns s’était enfuit les pays de Valley, avec la Françoise GUILLOT, femme de François JAY, et celuy cy, avec la Claudine VUAGNAT leur servante. Et que le Révérend Sieur CHOMETTY me devait deux cent cinquante livres à la suite d’une commande qu’il m’avait passé le neuf janvier dernier, je me rendis à Bex [en Suisse, NDLR] […] où j’y trouvais ledit Révérend CHOMETTY avec François son frère et la Françoise GUILLOT. Et là je lui demandais mon payement […]. »

Étant entré en conversation avec lui, de même qu’avec la Françoise GUILLOT, au sujet dudit homicide et de leur fuite, ils lui dirent l’un et l’autre qu’ils étaient forts innocents de ce meurtre et qu’ils avaient mieux aimé prendre la fuite que de se laisser saisir. Le Révérend CHOMETTY lui demanda avec empressement ce que l’on disait en Savoye à l’occasion de ce meurtre. Il lui répondit que la justice avait saisis les effets des JAY et que l’official* enquêtait sur sa vie et ses mœurs. 

 

François SIMOND, maçon et tailleur de pierre de profession s’était rendu en Valais, à Bex, à cause de travaux qu’il réalisait en ce lieu, avec Jean François BURNIER. François JAY et sa femme, virent les y rejoindre. Après s’être informé de ce qu’ils faisaient de bon et leur avoir dit qu’on les accusait à Samoëns d'avoir tué ce cavalier, ils répondirent que ce n’était que trop vrai. Ils racontèrent comme la chose s’était passée, produisant l’un et l’autre le même récit dans toutes les circonstances. François JAY ajouta encore qu’il ne croyait pas avoir péché véniellement et que s’il n’avait craint d’avoir à faire avec la justice ordinaire, il ne se serait point bougé ni évadé. Mais il avait appréhendé que la troupe ne le saisisse et de n’être pas écouté par elle.

 

 

Carte de Samoëns et autres lieux

 

 

* Juge ecclésiastique. Voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus sur le rôle des juges.

 

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Pour en savoir plus

Les suspects n’ont peut-être pas tort de prendre la fuite car les faits commis étant passibles de la peine de mort, ils risquent avant tout la torture pendant leurs interrogatoires.

 

La torture

Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« Lorsqu'on condamnera l'accusé à la peine de mort, ou à celle des galères, on ordonnera toujours la torture sur le chef des complices ; ce qu'on observera aussi à l'égard des femmes, lorsque la peine de la prison, du fouet, ou du bannissement leur aura été infligée au lieu de celle des galères. »

En effet, le recours à la torture est habituel, destiné à arracher la confession du suspect. Elle peut ainsi être ordonnée par le juge dans les crimes graves lorsque les indices ne sont pas suffisants pour condamner l’accusé : on le soumet à la question afin d’obtenir ses aveux, et disposer ainsi contre lui d’une preuve complète pouvant entraîner sa condamnation. La torture ordonnée par le juge est celle du « trait de corde », ou estrapade, qui consiste à attacher l’accusé par les membres, le soulever du sol en tirant sur les cordes, puis le laisser retomber lourdement. Ce peut être aussi le tourment des « dadi » » (brodequins) : pièces de bois servant à serrer les jambes du suspect. L’inculpé qui avoue lors de son application à la torture ou lors de l’interrogatoire qui la précède, doit répéter ses déclarations le jour suivant et hors du lieu de torture. En cas de rétractation, il peut être de nouveau questionné jusqu’à trois reprises.

De même, « ceux qui cachent les Bandits », sont condamnables de la façon suivante :

« Il est défendu à toute sorte de personnes, de quelque état & qualité qu'elles soient, de cacher, favoriser ou secourir aucun bandit de notre domination, condamné à la mort ou aux galères tant perpétuelles que pour un temps, sous peine d'une peine pécuniaire considérable ; excepté que les contrevenants ne soient leur père, mère, fils, frère, sœur, ou femme, lesquels cependant seront punis d'une peine proportionnée aux circonstances du cas & à la qualité du délit.

Nous exemptons de toute peine les femmes à l'égard de leurs maris, & ceux-ci par rapport à leurs femmes, comme aussi les parents jusqu’au troisième degré, qui les secourront hors de nos Etats à une distance au moins de quinze milles, en leur fournissant de l'argent ou d'autres secours, pour vivre. »

 

 

 

vendredi 8 novembre 2024

G comme giclures

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Les gardiateurs, vers les sept heures la veille au soir 11 février, s’étaient fait la réflexion suivante : « puisque François JAY et la Françoise GUILLOT sa femme, de même que leur servante, ont quitté la maison et qu’on les taxe par là d’avoir procuré la mort audit soldat que l’on a trouvé dedans les communs de Bérouze, voyons voir si nous ne trouverions point quelques marques de sang, au cas que le meurtre ait été fait dans la maison ».

Ils prirent sur le champ une chandelle bénite et entrèrent dans la chambre qui est au levant de ladite maison. C’est là qu’ils découvrirent une tache de sang qui avait ruisselé jusqu’au plancher.


Giclure, création personnelle inspirée de Van Ostade
Giclure, création personnelle
inspirée de Van Ostade

 

Le lendemain, ils la montrèrent au juge. Après un examen attentif, celui-ci remarqua en fait deux taches de sang : l’une contre la muraille qui donne du côté de la cuisine et l’autre contre une paroi qui sépare l’allée avec la chambre. La première était à peu près de la largeur d’une bonne palme de main [7,36 cm] et l’on voyait que le sang avait coulé jusqu’au plancher. Cependant ils ne trouvèrent pas le moindre indice sur le plancher qui paraissait simplement mouillé en quelques endroits. Après discussion, ils estimèrent que ce plancher était plutôt mouillé par l’humidité du terrain sur lequel il était que par autre chose.

 

Ils remarquèrent aussi qu’il y avait au-dessus de cette tache de sang une grosse cheville de bois qui sortait de la muraille. De fait, la tache de sang pourrait bien avoir été faite par de la viande que l’on aurait pendue à cette cheville. Quoique cependant personne ne pouvait attester qu’on eut bien mis de la viande sur cette cheville.

Après un examen minutieux, il leur sembla qu’il y avait deux types de tache : la première leur paraissait être plus vieille que la seconde qui était sur la paroi près du plancher et qui avait coulé par deux endroits jusqu’au sol. Sur le plancher lui-même ils ne trouvèrent rien, mais sur la paroi ils distinguèrent sept à huit gouttes distinctes. 

 

Ils observèrent de plus qu’il y avait au dessus de ces taches une pièce de bois attachée par deux chevilles et qui paraissait avoir servi pour enchâsser des aches [haches] et autres outils semblables. En sortant de la maison, ils remarquèrent aussi une cuiller de bois à lait.

 

Et dans un endroit qui sert de réduit à bois, ils trouvèrent, au-dessous de différents sacs à charbons, un petit morceau de linge taché de sang en différents endroits. Le juge les fit mettre avec les chemises dans le seau de bois et les fit porter dans la maison de Laurent RENAND qui lui servait de quartier général. Il ordonna à Me VUARCHEX d’en rester saisi, de faire sécher lesdites chemises et d’en nantir le greffe pour conserver le corps du délit, après avoir apposé son cachet sur cire rouge, représentant un chevron tranchant trois liquernes [lignes ? licornes ?] dans le susdit chevron et l’autre dessous, sur du papier qui fut attaché avec du fil au bord des chemises et du morceau de linge.

 

Les gardiateurs déclarèrent que l’on ne savait point ce que le François JAY et la Françoise GUILLOT étaient devenus, non plus que la servante, que l’on n’avait pas vu, notamment ici dans la maison où ils étaient de garde. Le premier avait disparu depuis vendredi neuf du courant mois, la femme depuis le dixième sur environ le midi et la servante depuis la veille au matin. Cette dernière, en partant, avait laissé la maison ouverte, après avoir porté les enfants chez Nicolas GUILLOT père de ladite Françoise. Le bétail était dans l’écurie, sans que personne n’en prenne aucun soin.

 

Entendant cela, le juge ordonna à Me DUSAUGEY de procéder à une description exacte des effets, meubles, linges et bétail du couple JAY et de les confier entre les mains d’un gardiateur reconnu et solvable pour les conserver et que rien ne s’en écarte jusqu’à ce qu’autrement ne soit ordonné.

 

Ce fait, le juge se retira dans la maison de Me RENAND après avoir dressé son rapport, signé de lui-même et des témoins, sauf lesdits gardiateurs étant illettrés de ce enquis, « à Samoëns au village de Levy ce douzieme fevrier mil sept cent quarante huit ».

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 7 novembre 2024

F comme fouille

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février, pendant que les gardiateurs [officier du roi établi pour garantir les droits des particuliers - cf. lettre E de ce ChallengeAZ] surveillaient la maison, l’un d’eux, Claude SAUGE, vit un sceau qui était près de l’entrée de la chambre et dit : « Voicy du linge mouillé dans ce sceau. Se serait des linges d’enfants ». Et les ayant soulevés et voyant qu’il y avait du sang dessus, il les laissa retomber. Mais Pierre DUC les ayant sortis à son tour, ils virent que c’était une chemise d’homme et une chemise de femme avec de la lessive, comme ils le reconnurent à l’audeur [odeur]. Ayant observé que ces chemises étaient extrêmement ensanglantées, et même qu'il y avait un sang sale qui semblait avoir été mêlé avec de la terre ou de la poussière, ils regardèrent ces chemises de plus près.

Ils virent qu’il y avait sept troups [trous] dans la chemise d’homme qui avait été faits avec un couteau, parce que la toile était coupée. Ils constatèrent aussi qu’il était sorti beaucoup de sang par les trous et que ceux-ci étaient tous du côté gauche. La chemise d’homme était plus neuve que celle de femme qui était presque usée, raccommodée dans le milieu sur le derrière par différentes pièces de toiles. Après quoi ils les remirent dans le seau, de la même manière qu’elles en avaient été retirées, sans bouger le seau jusqu’à l’arrivée des autorités. Ils firent avertir immédiatement le Sieur DEHUMADAZ.

 

Fouille, création personnelle inspirée de Van Ostade
Fouille, création personnelle inspirée de Van Ostade


Celui-ci en avisa le juge DELAGRANGE qui se rendit au village de Levy le lendemain, accompagné des ci-devant nommés [voir hier la lettre E de ce ChallengeAZ] et de Me Noël DELACOSTE, pris pour servir de témoins dans la visite qu’il se proposa de faire. Il était aussi accompagné de Me DUSAUGEY châtelain de la paroisse, pris avec eux pour indiquer la maison des JAY. Arrivés au village de Levy, Me DUSAUGEY montra une maison qu’il déclara être celle de François JAY et Françoise GUILLOT mariés, distante du bourg de Samoëns d’une portée de fusil et située au dessous du grand chemin qui tendait au village de Levy, la première de celui-ci.

 

Le juge s’arrêta au devant de cette maison et fit prêter serment aux témoins et à Me DELACOSTE sur les saintes écritures de l’assister fidèlement dans la visite de la maison pour y trouver quelques marques ou traces du délit dont il était chargé d’enquête. Les hommes entrèrent ensuite dans la maison.

 

Dans la cuisine ils retrouvèrent les trois gardiateurs et les sommèrent d’indiquer la chambre où étaient les linges, dont ledit Sieur DEHUMADAZ avait parlé au juge. Ils montrèrent une chambre qui est au levant de la maison et à la gauche de l’entrée. Le juge y entra et trouva à la droite de la porte de la chambre un seau de bois dans lequel les gardiateurs déclarèrent avoir contenu les chemises.

Le juge ordonna qu’ils les retirent du seau et reconnu effectivement deux chemises, l’une d’homme et l’autre de femme, mouillées et teintes de sang en plusieurs endroits et aussi sales en d’autres endroits, mais d’une saleté qui approchait du noir et d’un sang corrompu.

 

Celle d’homme avait deux boutonnières sans aucun bouton, un petit troup à la manche gauche, dans le devant, de la largeur d’un demi travers de doigt [0,95 cm]. Deux autres trous se trouvaient sur le derrière de la manche, de la même largeur. D’autres trous furent constatés encore dans le milieu de l’épaule gauche ou sur le côté gauche de la chemise, et tous de la même largeur. C’était sur ces derniers trous que l’on observait les plus grandes taches de sang. La chemise, d’une toile moitié ritte et moitié étoupe, et moitié usée, était aussi largement déchirée sur le devant. L’une des boutonnières de manche était rompue et son bord gauche paraissait avoir été attachée avec du fil.

 

Celle de femme était d’une toile de drap de pays de même qualité que l’autre, presque entièrement usée, raccommodée en plusieurs endroits notamment dans le milieu des reins, déchirée en devant et avait été de même recousue avec du fil et avait les manches l’ongues [longues]. *

 

Après quoi le juge exhiba les chemises audit Me DELACOSTE et le somma de lui déclarer si les trous qu’il avait reconnus dans la chemise d’homme étaient de la même largeur que celle de l’étui à couteau qu’ils avaient trouvés. Pour cela, il fit décacheter l’étui par Me VUARCHEX et le présenta à Me DELACOSTE. Celui-ci répondit, après avoir bien examiné tant les trous que l’étui à couteau, qu’il ne croyait pas qu’il y ait une grande différence entre la largeur des trous de la chemise et celle de l’étui. Il ajouta qu’il croyait bien que les trous de la chemise paraissaient avoir été faits avec un couteau pointu et qui devait être celui enfermé dans l’étui.

Ce que les autres témoins, à qui ont furent présentés les chemises et l’étui, approuvèrent.

 

Le juge présenta aux gardiateurs un seau de bois de médiocre valleur grosseur dans lequel il y avait les deux chemises et les somma de déclarer s’ils reconnaissaient ces chemises et ce seau comme étant les mêmes que celles qu’ils disaient avoir trouvé dans la chambre de la maison de François JAY. Et s’ils savaient si ces chemises appartenaient aux mariés JAY. Nicolas BIORD répondit que ce seau et les chemises qui étaient dedans étaient bien les mêmes que ceux qu’il avait trouvé à sept heures du soir du dimanche proche passé dans la chambre qui est au levant de la maison de François JAY. Il les reconnaissait pour les mêmes, à toutes les marques par lesquelles il les avait dépeintes au juge par sa description. « Je ne saurais pas vous dire si ces chemises et seau appartiennent audit François JAY ni a sa femme et quant [bien même] je les leur aurait vu porter je ne saurais pas les reconnaitre. »

 

Le juge ordonna de nouveau à Me VUARCHEX de recacheter les chemises avec le sceau sur cire rouge du même cachet qu’était dit ci devant pour conserver l’identité du corps du délit. Après cela, toute la troupe se transporta dans la cave située au dessous du poile, puis dans la grange et les deux greniers** de bois qui appartenaient à François JAY, l’un placé au devant de la maison et l’autre au dessous. Ils n’y trouvèrent que différents meubles et linges épars. Dans le poile et dans les appartements, ils examinèrent un gros presson [barre] de fer qui n’était pas extrêmement pointu au bout, rouillé. Mais il ne comportait aucune tache de sang.

 

Le juge et ses témoins poursuivirent la visite et firent de nouvelles découvertes inquiétantes.

 

 

 

 

 

* Les linges sont décrits plusieurs fois au cours de l’enquête. Pour éviter une lecture fastidieuse et redondante, j’ai allégé leur description très détaillée. On constate quelques légères différences dans les termes utilisés aux cours des descriptions successives : il est donc quelque peu difficile de se faire une idée précise de leur état. Retenons qu’ils sont bien entaillés et ensanglantés !

** Les greniers sont des bâtiments séparés en Savoie où l’ont met à l’abri d’un potentiel incendie de maison les grains, les biens précieux (papiers de famille, vêtements du dimanche...), etc....