« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 5 décembre 2014

L'effet papillon

Article disponible en podcast !


 

Ou comment, selon les spécialistes, un nuage de poussière mena à la Révolution Française.

Tout commence en 1783. Cette année-là, un obscur nuage noir envahit le ciel de France. On retrouve sa trace, notamment dans les registres paroissiaux, où les curés, inquiets, ont noté sa présence effrayante. Ainsi, dans l'Ain :

Registre d'Ochiaz 1783, AD01

"Cette même année, un brouillard continuel a régné tout
l'été
de façon qu'on regardoit aisément et sans être éblouis
le soleil qui paroissoit rouge et d'une circonférence une fois 
plus grande. Le peuple s'en effrayoit. On a éprouvé dans
la même année des maladies épidémiques dans bien des endroits
et surtout dans les pays de gex et bresse. On n'avoit jamais
entendu tant et de si furieux tonnerres et on ne se rappelle
pas d'époque où il eut tué tant de monde et causé d'autres
fléaux que dans cette même année.
Jacquinord curé "

On le voit ce "brouillard" est accompagné d'autres phénomènes : tonnerre dévastateur, maladies et fléaux.

Dans le même secteur, le curé de Champfromier note à son tour : 
 
Registre de Champfromier, 1783, AD01

"La disette de l'année précédente a fait souffrir bien des
gens, mais grace à Dieu, on est parvenu à la moisson
sans que personne en péri par la faim et sans qu'il
y ait en des maladies qu'on avoit lieu du ... ?
à cause des mauvais aliments dont le plus grand 
nombre s'étoit nourri. 
ça été dans le courant de l'été de 1783 qu'on a vu
dans l'atmosphere une espece de fumée ressemblant aux
Brouillards.
Les Physiciens ont beaucoup raisonné et
déresonné sur sur cette fumée qui a été généralement
répandue sur tout notre continent et sur la mer et
qui ne disparoit même encore entièrement à ce moment
quoiqu'elle dure depuis près de huit mois. Les tonnerres
ont été fréquents et effrayants. Ils sont tombés quatre fois
dans cette paroisse, sans y avoir causé de dommages
considérables. Les tremblements de terres, les ouragans, les
innondations ont été fréquents en differents endroits."  

Cette "fumée ressemblant aux brouillards" a été visible dans toute la partie Nord et Est de la France, mais aussi en Grande-Bretagne, Allemagne ou Italie. C'était un brouillard sec, chargé de souffre.

Mais qu'est-ce qui a bien pu provoquer ces phénomènes climatiques exceptionnels ? On le sait aujourd'hui, c'est l'éruption d'un volcan islandais (et oui, déjà), ou plutôt une chaîne de volcans, nommée Laki : l'éruption se déclenche le 8 juin 1783. Au début cette éruption a une forme explosive, puis elle se poursuit avec des émissions de lave pendant des mois, jusqu’en février 1784. Pendant cette période, les cendres recouvrent l’île, entraînant une mortalité élevée parmi le bétail comme parmi les hommes.

En cet été 1783, un puissant anticyclone centré sur le Nord de l’Atlantique envoie le nuage de cendre vers le reste de l’Europe (comme au printemps 2010) : ce sont 80% des émissions de cendre et gaz qui parviennent en altitude et commencent à se répandre. L’émission de dioxyde de soufre (estimée, selon certains experts, à 122 millions de tonnes) provoque alors un épais brouillard sulfuré qui se répand à travers l’Europe occidentale, provoquant des milliers de morts durant 1783 et l’hiver 1784. Un nuage de poussière recouvre les deux tiers de la France, se déposant en partie sur le sol. C'est notre fameux brouillard, signalé par les curés de l'Ain.

Estimation de la trajectoire du nuage de cendre à travers l'Europe 
(montage personnel)

Dès cette époque, certains scientifiques émettent l'hypothèse que les causes de ce brouillard étaient à chercher du côté d'un volcan, en raison des fortes odeurs sulfurées qui l'accompagnaient.

En France, les registres paroissiaux esquissent une surmortalité de l’ordre de 30 à 40% selon les régions, conséquence de cette éruption, notamment entre le 15 juin et le 20 septembre (dates où le brouillard est le plus présent).

Passée la catastrophe estivale, une rémission est accordée en automne. Mais le nuage de cendre a des conséquences sur le rayonnement solaire, entraînant une perturbation des températures. Ceci débouche sur un hiver très sévère en 1784. A nouveau la surmortalité se fait sentir.

Personnellement, je compte quatre ancêtres décédés en 1783-1784 dans l'Ain, et six de plus sur l'ensemble de ma généalogie. Tous les âges sont concernés. Difficile d'imputer ces décès directement à l'éruption du Laki, mais peut-être que...

Ce nuage de gaz volcanique a donc totalement déréglé le climat durant l’année 1783-1784, marquée par des phénomènes météorologiques extrêmes, dont des sécheresses successives et un hiver très rigoureux. Cela va également avoir un impact sur les cinq années suivantes, qui verront s’alterner sécheresses et grands froids provocant disettes et famines pour les populations européennes. 

Et ces famines sont une des causes du déclenchement de la Révolution Française, selon les historiens. Et c'est ainsi qu'un nuage venu du bout du monde fut (en partie) responsable de bouleversements politiques chez nous.

« Un simple battement d'ailes d'un papillon a déclenché une tornade à l'autre bout du monde »

 

3 commentaires:

  1. Merci pour cet article très intéressant et fort bien écrit. Je ne connaissais pas cet épisode climatique.
    J'ai regardé de mon côté : tous mes ancêtres sont dans l'Est de la France, mais je ne constate pas de surmortalité particulière... En même temps, mon échantillon est vraiment trop faible pour être représentatif, c'était juste par curiosité :-)
    Par contre, concernant la trajectoire, personnellement je l'aurais fait englober le quart Nord-Ouest de la France, si j'en crois cette étude http://www.unicaen.fr/histclime/laki.php (la surmortalité à Poitiers par ex.)
    Bravo en tous cas !

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  2. Merci pour ce commentaire. Concernant la trajectoire, c'est le trajet principal du nuage (dessiné d'après les études que j'ai trouvées sur le sujet), mais il est bien évident que, comme pour Tchernobyl, le nuage ne s'est pas arrêté "aux frontières" et on constate en effet sa présence jusqu'à la Rochelle.

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  3. Merci pour cet excellent article, bien documenté et vraiment très intéressant. C'est toujours instructif de découvrir des écrits qui témoignent des perturbations climatiques et de leurs origines, ainsi que de leurs conséquences les années suivantes. Ce que nous vivons actuellement n'est pas exceptionnel, contrairement à ce que l'on peut lire ici ou là, ou encore à ce que l'on veut bien nous faire croire.

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