« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 20 juin 2020

#RDVAncestral : Le déménagement

On avait profité de cette journée chômée d’août 1805 pour entasser toutes les affaires du jeune couple, Augustin et Catherine, dans une charrette tirée par un vieil âne. Le placide animal renâclait un peu mais Pierre, le frère aîné d’Augustin, l’encouragea d’une tape sur la croupe :
- Allez ! T’inquiètes pas, c’est tout en descente dans ce sens-là. Et quand tu devras remonter, ce sera à vide ! Allez !

La famille et les voisins étaient réunis : tous mettaient la main à la pâte. Ce n’est pas tous les jours qu’un fils quitte la maison de son père. En plus de l’attelage de l’âne, il y avait aussi des charrettes à bras, tirées par les hommes qui en avaient la force, et des ballots ou paniers portés par les femmes et les enfants.
L’ambiance était plutôt bon enfant et dans un joyeux hennissement, l’âne donna le signal du départ à l’équipage. Le convoi s’ébranla. Dans les rangs, on commenta fort ce départ, plaisantant, s’interpellant ou glissant des sous-entendus intimes pour le jeune couple qui allait enfin avoir son propre chez soi et ne serait plus gêné par la présence des parents… Je jetai un coup d’œil à Catherine : elle semblait bien prendre les plaisanteries, à vrai dire assez courantes dans ce genre de situation. 

Augustin, lui, ne les entendait pas. Il était resté à l’arrière et contemplait la maison qu’il quittait aujourd’hui. Il avait un air triste. Je m’approchai de lui et mis doucement une main sur son épaule. Il se retourna, surpris et un peu embarrassé.
- Je viens ! Je viens ! dit-il précipitamment. Et, empoignant solidement son fardeau, il se mit en route.
- On ne va pas par-là ? demandai-je innocemment, indiquant une route étroite et très pentue, à l’opposée de la direction que prenait Augustin.
- Bon Dieu non ! On se romprait le cou ! Malheureuse ! me répondit aussitôt Augustin, le plus sérieusement du monde. Tu n’es pas d’ici toi, ça se voit ! – je fis une discrète moue : pour un généalogiste ça veut dire quoi « être de quelque part » ? Mais bon, je ne rentrai pas dans ce débat et laissai Augustin poursuivre : 
- Non, on va faire le tour. C’est un peu plus long, mais moins risqué.

C’est ainsi que, ajustant le ballot que l’on m’avait confié sur ma hanche (pas question de partir les mains vides, bien sûr), je réglai mon pas sur celui d’Augustin. Nous nous dirigeâmes vers les anciens remparts : il nous faudrait sortir de la ville pour y rentrer presque aussitôt par la porte de la Vinzelle. Les plus chargés feraient le détour par la rue des Écoles avant de remonter la rue qui menait à l'abbatiale, tandis que ceux qui ne craignaient pas la pente rejoindraient notre destination par le haut de cette rue.

La (probable) chapellerie Astié à Conques

Je gardai le silence un moment, et laissai manœuvrer Augustin dans un passage délicat, avant de reprendre : 
- Êtes-vous triste de quitter la maison du Palais ?  
On l’appelait ainsi car elle était située quand le quartier du Palais, sur les hauts de Conques. 
- Bah ! C’est la vie ! répondit d’abord Augustin. Puis, réfléchissant sérieusement à la question il ajouta : 
- Quand même ! Ça me fait quelque chose ! C’est que, cette maison, je l’ai toujours connue. Pour moi, mais aussi avant : c’était la maison de mon père et celle de son père avant lui. Ça en fait des souvenirs qu’ont vu passer les murs de cette maison ! 
- Et le père de votre grand-père ! demandai-je mine de rien, à la fois taquine et intéressée car je ne savais pas où logeaient mes premiers ancêtres Astié à Conques. 
- Oh là ! Mais ça on sait pas ! C’est bien trop loin ! Déjà que j’ai à peine connu mon grand-père, qu’est mort quand j’avais une dizaine d’années. Ma grand-mère – tiens elle s’appelait Catherine aussi, comme ma femme – elle je l’ai pas connue : elle nous a quitté juste après ma naissance. Mon frère dit qu’il s’en rappelle mais, eh !, il marchait à peine ! A mon avis il se vante ! 
- Mon frère... reprit-il pensif. C'est lui qui hérite de la maison du Palais. Ben, c'est normal, crut-il obligé de préciser, c'est l'aîné après tout. 

Nous débouchâmes dans la rue qui, désormais, allait être la sienne. Un peu plus loin on distinguait le début du convoi qui ne nous avait pas attendu pour commencer à déballer les biens du ménage : lit conjugal, ustensiles de cuisine, linge…
Augustin était encore un peu nostalgique. Pour chasser d’éventuelles mauvaises pensées, je l’encourageai : 
- Ah ! voilà votre nouvelle maison : vous allez être bien là-bas, avec Catherine.
- C’est sûr ! Ce sera notre chez-nous !
- Et puis, pour installer la chapellerie, ce sera pratique. Cette grande rue m’a l’air d’être bien fréquentée : elle mène tout droit à l’abbatiale.
- Ma foi oui ! Et puis comme ça on sera moins serrés. Et pour le commerce ce sera bien. 

Et pourtant, il taisait ses regrets de quitter la maison de son enfance, la maison de ses pères. Celle du souvenir et des temps heureux. Une nouvelle page se tournait et, devant l’inconnu qui se profilait, la douceur du passé était réconfortante. 
- Regardez, cette jolie maison à pans de bois avec ses trois ouvertures, c’est la maison de vos enfants. Ceux que vous aurez avec Catherine. Ce sera aussi la maison du bonheur… 
Il me regarda, d’abord étonné, puis sourit au futur heureux que j’évoquai. Oui, décida-t-il, ce serait une maison où il serait comblé ! 
- Oh là ! T’en a mis du temps Augustin ! Et pour quoi ? Cette toute petite charge de rien du tout ! 
Les plaisanteries accompagnèrent Augustin dans son nouveau logis et ainsi débuta un nouveau chapitre de l'histoire de sa famille… notre famille…



5 commentaires:

  1. Tout comme Augustin, on prend le temps, sans se presser. Pourquoi hâter l'arrivée ?
    Avec lui et avec toi, on aime profiter de ce moment, aussi difficile soit-il : celui de quitter la maison de son enfance. Pourtant, c'est un nouveau chapitre de vie qui démarre...

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  2. Quel beau moment que celui que tu as choisi pour ce RDVAncestral ! Et si bien conté !

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  3. Parfois encore, on ressent la nostalgie plusieurs années après que l'on ait quitté notre maison natale. Très beau récit qui sonne juste !

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  4. Aller aider ses ancêtres à déménager est une belle aventure généalogique.

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  5. Je suis sous le charme ! C’est quand même l’histoire de notre ancêtre commun !
    Tu sais, j’imagine plutôt une paire de bœufs tractant la charrette, certainement prêtés, c’était vraiment le moyen le plus usité dans l’Aveyron pour les déménagements. L’âne a un côté plus provençal, mais pourquoi pas, tu sais c’est bien rude Conques l’hiver. Il y a un vent glacial qui s’engouffre dans les rues étroites autour de la basilique.

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