« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 14 janvier 2023

Le cadastre de l'homme mort

Ce premier article de l’année sur le blog ne sera pas consacré (pour une fois) à ma généalogie, mais à celle du village de mes parents. Et, grâce à vous, j’espère résoudre un mystère : un propriétaire au cadastre mort depuis plusieurs années… (sic).

 

En effet, mon père s’est intéressé à l’histoire de sa maison, et par extension à celle du village. Pour vous situer, nous sommes en Limousin. Le village s’appelle Mercier Ferrier, dans la commune de Faux la Montagne (département de la Creuse). Entendons-nous bien, en Limousin un village désigne ce que l’administration appelle un hameau. Le chef lieu de la commune, où se situent notamment église et mairie (ici Faux la Montagne, donc), est désigné sous le terme vernaculaire de « bourg ». Le village de Mercier ne compte qu’une poignée de maisons.

Extrait du plan du cadastre "napoléonien", section C dite de Mercier Ferier 3ème feuille © AD23
Extrait du plan du cadastre "napoléonien", section C dite de Mercier Ferier 3ème feuille © AD23
 

Mon père s’est intéressé au cadastre. Ou plutôt « aux cadastres » :

  • Le premier, dit « napoléonien », érigé en 1834, contenant plan et états des sections. Il est consultable en ligne sur le site des archives départementales de la Creuse ;
  • Le deuxième date de 1882. Il n’y a pas de (nouveau) plan pour cette période. Les états des sections se divisent en un registre des propriétés bâties et un autre des propriétés non bâties. Le premier a été consulté en mairie, leur exemplaire du second a disparu.
  • Le troisième est de 1911. Toujours pas de plan (on continue d'utiliser ceux de 1834), mais la mairie a conservé les deux registres, bâti et non bâti.

 

Sur la totalité de la période (1834/1911), le village compte 23 bâtiments : maisons, masures, granges, moulins, écuries.

 

La maison de mes parents est issue de trois propriétés, chacune dites « maison écurie à cour ».

  • La parcelle C467 a appartenu en premier à « Brugère Pierre à Mercier ». Le bâtiment qui est construit dessus ne contient qu’une seule fenêtre (les portes ne semblent pas être comptabilisées). Il est classé dans la septième catégorie (la dernière), entraînant un revenu de 1,07 franc. La parcelle totale mesurait 84 m² ; si l’on se base sur la construction actuelle, on estime la maison à environ 42 m². Elle correspond au salon actuel de mes parents.
  • La parcelle C468 appartenait à « Nauche Antoine à Mercier ». Elle est similaire à la première : légèrement plus grande (91 m²), le bâtiment dispose de deux fenêtres, il est classée dans la même catégorie et dégage le même revenu. Il est estimé à 44 m². Elle correspond à la chambre actuelle et la cuisine de mes parents.
La salle de bain correspond à un ancien appentis (agrandi) appartenant à la C469. En face d’une petite cour se trouve le (futur) atelier de mon père : il déblaie actuellement une ruine qui correspond au grand bâtiment de la parcelle C469.
  • Cette parcelle C469 appartenait à « Chapelle Jean à Mercier ». C’est la plus vaste : 1,67 are. Classée elle aussi dans la septième catégorie, elle valait 1,14 franc et avait deux fenêtres. Sa petite bosse caractéristique sur le plan indique la présence d’un four à pain (ce qu’a confirmé l’exploration des ruines par mon père).

 

Extrait du plan du cadastre "napoléonien", section C dite de Mercier Ferier 3ème feuille © AM Faux
Extrait du plan du cadastre "napoléonien", section C dite de Mercier Ferier 3ème feuille © AM Faux


Afin de savoir qui étaient ces gens, je me suis intéressée aux familles : en croisant état civil, recensements, et éventuellement tables de successions ou registres matricules, j’ai établi leurs généalogies. C’est là que j’ai soulevé un loup. En effet, si Jean Chapelle est clairement identifié comme propriétaire de la C469 en 1834, il le reste jusqu’en 1928. Première bizarrerie : propriétaire en 1834, il serait né vers 1815 au minimum (je ne pense pas qu’il puisse être propriétaire avant ses 20 ans). Désigné ainsi jusqu’en 1928, cela le ferait âgé de plus d’une centaine d’années. Des recherches complémentaires étaient nécessaires pour éclaircir cela.

 

Pour ceux qui ne sont pas familiers des généalogies limousines, il faut savoir quelques éléments : d'abord tous les enfants se prénomment Léonard. S’ils ne s’appellent pas Léonard, ils s’appellent Léonarde, parce que c’est une fille. Bon, j’exagère, mais à peine.
Les homonymes sont très nombreux. Ainsi l’épouse de Jean Chapelle se nomme Marie Chapelle (les deux familles ne semblent pas avoir de liens, bien qu’elles portent le même patronyme). Ils ont nommé leurs trois filles Marie. L’une d’elle a épousé un Antoine Laluque et a nommé ses six filles Marie ! A la génération suivante je compte encore trois Marie supplémentaires.

Autre éléments récurrent de la généalogie limousine : le prénom de naissance on s’en fiche ! Ainsi dans les recensements j’ai trouvé un Antoine qui devient au fil des comptages Jean, ou bien un Léonard > Eugène et même une « Eugénie, fille » mutée en « Eugène, fils » au dénombrement suivant ! L’état civil est tout aussi fantaisiste : née Léonie en 1884, elle meurt Élise en 1888 ; née Jeanne en 1863, elle meurt Marguerite en 1864 ; né François en 1833, il meurt Léonard en 1835, etc…

Ah ! et, régulièrement les parents « oublient » de déclarer la naissance de leurs enfants : il faut alors passer par le tribunal pour établir un acte de notoriété. C’est le cas par exemple du second fils de Jean et Marie Chapelle né en 1823 mais jamais déclaré officiellement.

Bref, de jolis sacs de nœud et beaucoup de patience pour démêler tout ça.

 

Mais revenons à notre Jean Chapelle. J’ai retrouvé sa naissance, en 1767. Et son décès en 1840 ! Ce décès est confirmé par les tables de successions : ses héritiers sont ses enfants.

 

Donc comment Jean peut-il être déclaré propriétaire au cadastre jusqu’en 1928 alors qu’il est décédé dès 1840 ?

Avez-vous déjà rencontré ce cas ?

Je veux bien croire qu’un agent recenseur ne soit pas tout à fait rigoureux dans ses enregistrements, mais l’administration fiscale ?

Alors comment est-ce possible ?

 

Il va de soit qu’il n’y a pas d’autre Jean Chapelle (du moins officiellement), ni dans l’état civil, ni dans les recensements.

 

Pourtant le numéro de case est relativement petit (61), ce qui confirme son ancienneté. En effet, à partir du cadastre de 1882, chaque propriétaire dispose d'une fiche portant un numéro où sont regroupées toutes leurs possessions, appelée la « case » pour les propriétés bâties et le « folio » pour les non bâties. Les propriétaires déjà présents au cadastre précédent ont les premiers numéros de ces cases, tandis que les nouveaux propriétaires de cette fin du XIXème ont les numéros suivants, donc plus élevés (par exemple les derniers propriétaires dont le nom commence par un C indexés en 1882 ont des numéros autour de 350). D'après son numéro de case, ce propriétaire ne peut pas être un homonyme plus récent (il aurait alors un numéro dépassant la centaine).

 

Par ailleurs, le nouveau propriétaire de la parcelle C469 en 1928 est Léonard Fleitout (ou Eugène, ça dépend des jours)… qui se trouve être l’arrière petit fils de Jean Chapelle.
Filiation : Jean Chapelle > Marie Chapelle épouse Laluque > Marie Laluque épouse Fleitout > Léonard Fleitout fils.

 

Sur le cadastre de 1911, la case 125 a d’abord été attribuée à « Fleitout Léonard veuve à Mercier Ferrier » (c'est-à-dire Marie Laluque) avant d’échouer en 1921 à « Fleitout Léonard fils à Mercier Ferrier ». La C469 sort de la case appartenant à « Chapelle Jean à Mercier Ferrier » en 1928 pour entrer dans celle de Léonard Fleitout. Celui-ci l’a donc probablement hérité de son arrière grand père.

 

Sur les répertoires des formalités hypothécaires, Léonard Fleitout a bien une transaction en 1928, pour 23 315 francs, désignée sous le terme de « donation » (?). Je n’ai malheureusement pas plus d’information sur cette transaction, et notamment le propriétaire d’origine du bien.

 

J’ai pensé un temps qu’il y avait eu un changement de prénom d’usage, bien que je n’étais pas sûre que les prénoms d’usage puissent être employés dans le cadastre (mais bon, ils le sont bien dans l’état civil, alors…). Mais la transmission se fait par les filles : pas moyen de changer Marie en Jean (du moins j’espère).

 

Et vous savez quoi ? Le propriétaire de la C468 est, à partir de 1882, Antoine Ruby, petit fils par alliance du précédent propriétaire, Antoine Nauche. Il l’est toujours dans le cadastre de 1911… mais il est décédé en 1901 !

 

Bref, je cale. Si vous avez une explication pour ces mystérieux propriétaires fantômes, je suis preneuse.