Étant un peu en panne de nouvelles fraîches concernant mes ancêtres directs sur les sites des archives départementales, je me suis intéressée à mes collatéraux. Et en particulier aux deux frères et à la sœur de mon AGP Augustin. Il me manquait quelques actes de décès ou de mariages les concernant. J’ai tenté de les pister entre Ivry (94) et Paris 13e où je savais qu’ils avaient habité. Pour cela, j’ai mobilisé toutes les ressources à ma disposition : état civil, recensements, registres d’inhumation des cimetières, arbres et relevés en lignes (Geneanet, Filae…)…
Et c’est là, dans les tables d'état civil, que j’ai fait une curieuse découverte : Benoit, l’un des frères Morts pour la France d’Augustin (auquel je ne m'intéressais pas particulièrement ce jour-là), a eu un enfant hors mariage ! J’ai aussitôt abandonné Louis, François, etc... pour examiner cet enfant surprise.
Benoit est né en 1892 à Angers (49). Il suit ses parents lorsqu’ils déménagent en région parisienne au tout début du XXème siècle. C’est le vaurien de la famille. J’ai raconté ses « méfaits » dans un article du défi #52Ancestors sur ce blog (voir ici).
En résumé, le jeune Benoit (alors âgé de 18 ans) a de mauvaises fréquentations. En 1910 il est arrêté dans l’affaire de la « caverne aux huit voleurs ». Il n’a pas été condamné, mais a eu chaud. Cela ne lui a pas servi de leçon : en 1911 il est condamné par le tribunal de la Seine à deux mois de prison pour vol.
Lors de sa mobilisation dans l’armée il est envoyé dans un Bataillon d’Afrique, histoire de le mater. Les « bat d’af » recevaient les civils ayant un casier judiciaire non vierge ou recyclaient les militaires condamnés à des peines correctionnelles. Utilisés initialement pour écarter les fortes têtes, ils sont conçus pour redresser « ceux qui ont failli ». Considérant le type de soldats qui les composent, il y règne une discipline bien plus forte que dans les autres unités de l'armée.
Là encore, Benoit fait des siennes : condamné par le conseil de guerre de Tunis le 11 août 1914, coupable d'abandon de poste étant de garde, à un mois de prison ; puis à nouveau en 1916 comme on le verra plus bas.
Or, les registres d’état civil m’indiquent que le 5 décembre 1916, en pleine Guerre Mondiale, il reconnaît pour son fils un garçon né le 17 juin 1916 au domicile de sa mère, Louise Caroline Rosala, 30 ans, journalière demeurant 68 rue de Clisson, Paris 13e, prénommé Alexandre Benoît.
D’abord affecté en Tunisie, où les Bat d’Af étaient chargés d’assurer « l’intégrité des colonies », Benoit est rappelé en France, « contre l’Allemagne », après la déclaration de guerre de 1914. Pour la durée de la guerre trois bataillons de marche d'infanterie légère d'Afrique (BMILA) ont été formés par prélèvement de compagnies dans les 5 Bataillons d’Afrique et engagés en métropole : ce sont les 1er, 2e et 3e BMILA. Benoit est affecté au 3e, le 3 janvier 1915. Embarqué pour la métropole fin décembre, Benoit et son bataillon arrivent dans le secteur d’Ypres en Belgique. Tranchées, bombardements, pluies diluviennes puis gel implacable sont l’ordinaire de ces soldats. Au printemps, ils succombent à l’étouffement et l’asphyxie d’un « nouveau et barbare moyen de combat » poussé par les vents : le gaz moutarde. C’est pourtant un bon vieil éclat de shrapnel qui blesse Benoit le 30 avril 1915 (plaie à la jambe gauche, hémorragie). Combien de temps a-t-il été hospitalisé ? A-t-il eu une permission après son rétablissement ? Je l’ignore.Toujours est-il qu’en septembre 1915 il devait bien se trouver en région parisienne puisque c’est à cette époque qu’a été conçu l’enfant !
En octobre 1915 il est de retour sur le front, transféré au 4e BILA.
Benoit ne s’est toujours pas assagi : il est condamné en février 1916 par le tribunal de guerre de Tunis à un mois de prison pour coups et blessures volontairement porté sur le chasseur Vasse le 21 novembre 1915. Ayant trop peu d’informations sur cet épisode, je n’ai pas pu retrouver ce soldat ni quel rôle il a joué dans cette bagarre.
Après avoir reçu la médaille coloniale avec agrafe « Tunisie » en 1917, Benoit est finalement tué sur le champ de bataille le 5 avril 1918 à Cantigny (Somme), attaque qui compte parmi les combats les plus durs et les plus meurtriers auxquels le bataillon ait pris part. Mort pour la France, sa sépulture est à la nécropole nationale de Montdidier. Il avait 25 ans.
Mais revenons à son fils : Alexandre Benoit est donc né le 17 juin 1916 au domicile de sa mère, Louise Rosala, journalière demeurant 68 rue de Clisson, Paris 13e. La naissance est déclarée par Cécile Rols, veuve Astié, journalière de 60 ans, qui demeure à la même adresse, « ayant assisté à l'accouchement » ; en présence de Louise Bodin, femme Astié, journalière demeurant à la même adresse. Ladite Louise est l’épouse de François Astié, fils de Cécile et frère de Benoit.
Un peu plus tard, le 29 juin, Louise Caroline Rosala se présente à la mairie du 13e pour reconnaître son enfant. En effet, d'après le Code napoléonien, naissance ne vaut pas reconnaissance pour un enfant d'une femme non mariée : celle-ci doit le faire reconnaître par un acte officiel. Elle est accompagnée dans sa démarche par Louise Bodin-Astié notamment.
Enfin, en décembre, c’est autour de Benoit de venir reconnaître officiellement son fils – il doit bénéficier d’une nouvelle permission pour ce faire.
Mais qui est cette Louise Rosala ?
Née à Ivry en 1887 d’un chauffeur/journalier originaire de Suisse, Louis Auguste, et d’une matelassière/blanchisseuse, Pauline Luxembourg ; couple non marié qui aura deux autres enfants, Auguste et Henriette.
En cherchant des informations sur Louise, je découvre d’autres surprises : elle a eu 4 autres enfants de « père non dénommé » :
- Marcelle née à l’hôpital de la Pitié, Paris 5e, en 1910 qui n’a vécu que « un mois vingt et un jours »,
- Raymond, « fils naturel » né au domicile de sa mère à Ivry en 1912, décédé à l’hôpital Trousseau en 1913 (hôpital spécialisé dans le traitement des enfants malades),
- Raymonde née à la maternité de Port Royal, Paris 14e, en 1914 et décédée trois mois plus tard à l’hôpital Necker,
- un enfant sans vie né en 1915 à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière (nouveaux bâtiments inauguré après la destruction de l’ancienne Pitié devenue vétuste en 1912).
On le voit, Louise était grande consommatrice d’hôpital. C’était sans doute parce que les femmes qui venaient à l’hôpital pour accoucher étaient principalement des filles-mères ou des femmes de milieux très pauvres.
Sa sœur Henriette a eu, elle aussi, deux enfants nés illégitimes et son frère Auguste un : les enfants naturels, une histoire de famille quoi !
Au fil des naissances et décès de ses enfants, on voit Louise déménager : d’abord à Ivry, 56 rue du Liégat en 1910, 13 rue Grand Gord en 1912, 51 route de Choisy en 1913, 29 rue Fontainebleau en 1914 ; puis à Paris 13e : 15 rue Damesme en 1914, 25 rue des Cinq Diamants en 1915, 68 rue de Clisson Paris 13e de 1916 à 1926.
Apparemment le 51 route de Choisy devait être une petite maison (d’après le recensement de 1936 : un seul couple y vit) – aujourd’hui remplacée par un immeuble moderne.
Or certaines de ces adresses me sont connues : Cécile Rols demeure elle aussi
au 51 route de Choisy en 1913, au 11 rue Damesmes en 1914 et au 68 rue de Clisson
en 1916/1926.
Donc en 1913 Louise devait habiter chez Cécile, son mari et ses fils…
Est-ce là qu’elle a connu Benoit ? En 1916 elle habite avec Cécile, son
fils François et son épouse Louise Bodin qui est témoin de plusieurs actes des
enfants de Louise Rosala. En 1926 les deux femmes habitent ensemble, toujours à la même adresse (son fils a déménagé).
Cécile et Louise entretiennent donc des relations étroites : elles demeurent ensemble durant une longue période. La première
est témoin lors du décès du fils de la deuxième, Raymond, en 1913. Elle déclare
aussi la naissance de son petit fils Alexandre Benoit, né chez elle comme on l’a
vu plus haut. La « belle-fille » illégitime est donc acceptée par sa
belle-mère. Elle est d'ailleurs qualifiée comme telle (« belle-fille ») dans le recensement de 1926, bien qu'elle ne soit pas mariée légitimement au fils de Cécile.
C'est au tout début des années 1930 qu'elles doivent se séparer. En effet, en 1931, Céclie habite désormais chez sa fille et son gendre, toujours dans le 13e. Je pers momentanément la trace de Louise et ne la retrouve qu’en 1936 : elle habite alors 33 rue Deparcieux, Paris 14e, avec un « ami », Henri Bootz (un livreur parisien né en 1901). Quels sont précisément les liens qui les unissent ? Je l’ignore.
Les deux femmes se sont-elles brouillées ? Est-ce simplement la vie qui les a séparées ? Pas de réponse là encore.
L'unique fils survivant de Louise, Alexandre Benoit, n’habite jamais avec elle. Je ne l’ai pas trouvé non plus avec sa grand-mère Cécile Rols. Et, bien sûr, pas avec son père puisqu'il est décédé. Alors où est cet enfant ?
Une mention en marge de son acte de naissance indique que
suivant un jugement du tribunal de la Seine en date du 12 septembre 1919,
Alexandre Benoit est déclaré « adopté par la Nation ». L'institution
des pupilles de la Nation a été créée par la loi du 27 juillet 1917. Son but
était d'apporter une protection morale et matérielle, jusqu’à leur majorité,
aux nombreux orphelins de guerre et enfants de mutilés ou d'invalides. Cette demande
a été acceptée en premier ressort, ce qui n’est guère étonnant puisque son père
est Mort pour la France. Si le jugement (succinct) est en ligne, le dossier individuel complet a disparu (avec tous les dossiers de 1918 à 1940, dans l'incendie du Fort de Montlignon en 1974).
Une autre mention indique qu’il se mariera en 1946 avec Lucie Trichard à Paris 14e. Il décèdera finalement à Lapalud (Vaucluse) en 1977, à l’âge de 60 ans.
Louise Rosala meurt en 1946 à l’âge de 59 ans dans le 14e
arrondissement de Paris… à l’hôpital Broussais. Encore un hôpital.
Cécile, pour sa part, meurt en 1937 à l'âge de 79 ans, chez sa fille à Paris (13e arrondissement).
En rédigeant cet article, j’aperçois soudain une mention ajoutée au crayon de papier, à moitié effacée, sur la fiche matricule de Benoit : « Secours de 150 f le 20.7.1918 à Mme Rosala Louise mère de l’enfant mineur Astier ».
Bon sang ! Cet enfant était là sous mes yeux depuis tout ce temps !