" Cher enfant,
je ne te connais pas, car tu n'es pas encore né(e). Mais je t'imagine pourtant facilement. Tu es sûrement en train de lire cette lettre sur le banc que mon père a installé sous l'alisier blanc, là où ma mère aimait s'installer. Là où je t'écris aujourd'hui.
Pourquoi cette lettre, me diras-tu ? Simplement parce que ma vie s'éteint tout doucement. J'aurai souhaité te dire tout cela de vive voix, mais cela ne se fera pas. Alors me voici, couchant sur le papier ces quelques lignes. Je ne sais pas bien par où commencer, à vrai dire . . . Je n'ai pas vraiment l'habitude de ce genre de chose.
Ma vie a passé comme un souffle d'air à la surface d'un lac, troublant à peine la surface de l'eau. Je n'ai jamais eu de grandes ambitions, sinon d'avoir une belle vie, d'être un homme bien.
J'ai vu le jour dans ce fier pays, à l'ombre de la montagne de Retord. Mon père, Claude, m'a prénommé Jean. C'était il y a près de quatre vingt dix ans déjà. Mais en fait, je ne sais pas exactement quand je suis né ! C'était quelques années après le rattachement des pays de l'Ain à la France [*]. Ce fut un siècle troublé : des tensions avec nos voisins savoyards, les épidémies et famines qui les accompagnent; mais aussi les impôts qui accablent les petites gens comme nous, pauvres laboureurs.
Je ne sais pas encore combien de temps je pourrai rester dans cette maison des Gallanchons. Mais une chose est sûre : si je suis aujourd'hui détenu d'une certaine maladie, je jouis toutefois de mes bons sens, jugement, entendement, non troublés par la grâce du Bon Dieu. Craignant le péril de la mort, considérant en la fragilité de ce monde, et que toutes personnes est sujet a mourir une fois, et rien plus certain, et incertain que l'heure et avènement d'icelle mort, à ces cause je fais cette lettre et je me retourne un moment sur ma (longue) vie.
De ma jeunesse, il n'y a pas grand chose à dire tant j'ai l'impression que ma vie n'a vraiment commencé lorsque j'ai rencontré ma future épouse, Estiennette. Je me rappelle de mon impatience, lorsque nous avons passé ce contrat de mariage chez Maître Devaux, à Montanges. J'avais grand hâte de la ramener à la maison. Elle était si belle.
Elle m'a donné cinq beaux enfants : mon unique fils, que j'ai prénommé Jean comme moi, et quatre adorables filles : Claudine (ma petite Clauda), Marie, Benoîte et enfin Izabeau.
Même si le travail est dur, ensemble la vie est belle.
A force de labeur, j'ai fait prospérer la maison de mon père, cette maison qui consiste en une cuisine et deux chambres; avec ses trois cours et la petite pièce de pré clos, appelée le verger; la grange du côté de bise; le pré et le courtil autour; les terres et chènevières, dont les prés de Grosnid et sa petite maison, aujourd'hui indivise, mais qu'il faudra sans doute partager un jour.
Si tu as besoin d'en savoir les détails, tu pourras te référer aux titres et papiers que je conserve. Ils consistent en 16 pièces : les deux testaments que nous avons rédigé en commun avec Estiennette, "l'assinat [**] du mariage de Bernardine Jacquinot fait en sa faveur" par moi après son mariage avec mon fils Jean, notre contrat de mariage avec Estiennette, trois quittances, le contrat de mariage de ma fille Marie, un contrat de vente, un partage entre moi et mes frères, un contrat d'assinat en faveur de mon épouse Estiennette, trois documents de procédure contre les fils d'Annibal Thomasset, et deux reconnaissances de dettes. [***]
Finalement, je crois avoir bien réussi mon rêve, puisqu'on m'a surnommé "Bon garçon". Surnom que j'ai transmis à mon fils, qui fut aussi une belle âme.
Malheureusement, mon Jean nous a quitté. Les enfants ne devraient jamais partir avant leurs parents. La douleur est trop grande.
Je laisserai Bernardine, sa veuve, maîtresse gouvernante et usufruitière de tous et un chacun, des biens meubles et immeubles. Je la coucherai sur mon testament, pour qu'elle n'ai pas de compte à rendre, ni d'être accusée de spoliation des effets délaissés par moi à Claude et François Buffard mes petits-fils pupilles et mineurs âgés d'une dizaine d'années.
Peut-être, à ton tour, tu utiliseras la crémaillère à une branche et quatre boucles avec un petit crochet en dessous qui est dans ma cheminée et pèse environ dix livres. Les deux chaudrons de cuisson rouge un peu usés seront-ils toujours là ? Les deux pots de fer, dont l'un est un peu cassé au bord seront sans doute trop abîmés, tellement on les a utilisés.
Dans la cuisine, tu trouveras un bassin à beurre de cuisine rouge tout neuf, une poêle a frire de peu de valeur, une lampe assez bonne, un poids à peser.
Il y a aussi un fusil et un pistolet assez bons.
Le linge est composé de quinze draps de lit de toile mêlée, assez bons, trois nappins de toile cordée, cinq couvertes de lit desquelles sont moitie laine et fillet bien usées, et les trois autres appelées talixches, l'une étant neuve, et les deux autres de peu de valeur. Peut-être mettras-tu mes habits de serge de pays : une casaque, un haut de chausses et une paire de bas, mon chapeau, et mes solliers qui sont de peu de valeur, mes quatre chemises. A moins que mon Estiennette ne les donne à quelques parents qui en auraient plus besoin.
Les trois chalets de bois sapin sont de peu de valeur, mais pourront te servir. Comme les deux greniers du même bois, l'un presque neuf et l'autre de peu de valeur, dans lesquels s'y est trainé soixante mesures d'orge et douze mesures de blandon, treize mesures de fèves, une mesure de vesces, une mesure d'avoine et trois de lentilles; et une petite arche du même bois de peu de valeur. Tu auras aussi les quatre sacs propres d’avoir le blé et farine, assez bons, et environ trente livres de chanvre peigné.
Tu auras de quoi travailler nos terres avec l'outillage que je te laisse. Tu verras, même s'il est un peu usé, il m'a servi fidèlement : les trois tarares, petits et gros qui sont assez bons, deux haches et une cognée assez bonnes, une petite doloire presque neuve, six fossoux [ **** ] assez bons, quatre rappes, deux desquelles sont de peu de valeur, une herse garnie de dents de fer presque neuve, une charrue garnie de ses fers et chariot asses bonne. Deux scies, l’une de trois pieds et demi et l'autre de trois, assez bonnes. Une gouge, deux alênes, un marteau avec une enclume propre a battre les faux.
Tu prendra bien soin de nos bêtes, j'en suis sûr : les quatre bœufs à poil rouge, deux étant âgés de cinq ans et les deux autres petits âgés de trois ans; les cinq vaches mères toutes de poil rouge; la génisse de deux ans, du même poil; les trois veaux d’un an, aussi au poil rouge, l’un mâle et les deux autres femelles; les neuf chèvres mères au poil blanc et leurs trois petits chevreaux d’un an, du même poil; et enfin les trois brebis, une de laine noire et les deux autres blanches.
Le moment venu, je recommanderais mon âme à Dieu le créateur, à la Glorieuse Vierge Marie, et à tous les saints et les saintes du paradis, à ce que par leur intercession ils soient colloqués parmi les membres des Bienheureux jusqu’au jour de la Résurrection générale.
Je voudrai et espèrerai la sépulture de mon corps au cimetière de l’église paroissiale d'Ardon au tombeau de mes prédécesseurs, lesdits Buffard. Quant a mes obsèques, funérailles, œuvres pies je les remettrais et confieraient à la volonté et à la discrétion de mes héritiers, lesquels je les prie de s'en acquitter le plus honorablement qu'il leur sera possible.
Je voudrai qu’il soit dit, et célébré pour le repos de mon âme, sept messes, dites incontinent après mon décès, à savoir trois grandes et quatre petites, payables par lesdits héritiers après la célébration d’icelles.
Je souhaite que cette lettre te parvienne sans que rien n'y soit changé, emportant le témoignage de la vérité.
Fait dans ma maison d’habitation audit lieu des Gallanchons,
Jean Buffard dit Bon garçon "
Jean Buffard (père) était mon sosa n°2612.
Article réalisé à partir de son testament (1704), l'inventaire de ses biens réalisé par sa bru après son décès (1707), et le partage de ses biens par ses petits-fils Claude et François (1735).
[* Ce rattachement a eu lieu en 1600. Jean Buffard est né vers 1617]
[ ** assinat = constitution de rente sur un immeuble : don par lequel un père fait part de son bien à ses enfants en leur assignant de quoi se marier]
[ *** tous ces documents ont été rédigés entre 1676 et 1702]
[**** fossoux = fossoir ? : sorte de houe pour labourer les vignes]