« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 14 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre M

 CHAPITRE M

"Ma patience sera récompensée..."

 

Ma patience sera récompensée. Et ma curiosité. Enfin, c’est ce que j’espérai en arrivant en Seine-et-Marne. Depuis bientôt sept mois que cette affaire titillait mon intérêt, mon déplacement in situ verrait-il la résolution de cette énigme ? 


Cinq heures de train et un petit tour de métro parisien au milieu : le voyage m’avait laissé tout le temps de réfléchir à l’affaire. J'en avais donc profité pour songer à tout ce que j'avais appris jusque là, déplaçant et replaçant les éléments pour obtenir un puzzle sans trou. Cependant il me manquait des pièces : la scène était encore morcelée. J’avais aussi préparé une liste de questions dont les réponses se trouvaient (peut-être) sur place. 


On était en juillet. Je répondais à l’invitation d’Alexandre de venir à Mortcerf, mais auparavant j’ajoutai une étape. J’avais rendez-vous avec Charlotte Paulé, l’archiviste qui m’avait aidée par correspondance et que j’allai rencontrer pour la première fois. 

archives départementales Seine et Marne

Le bâtiment des archives, situé à Dammarie-les-Lys, avait une allure un peu futuriste avec ses différents volumes et son entrée évoquant un sas d’engin spatial. Je déposai mes affaires personnelles au vestiaire et récupérai la clé de mon casier. Je n’avais le droit d’entrer en salle avec absolument rien qui m’appartenait en propre, à part une feuille de papier, à condition qu’elle soit d’un format inférieur à 10 x 15 cm. En contrepartie un kit de consultation (constitué d’un crayon à papier, une gomme, une paire de gants et des poids pour maintenir les documents ouverts) me serait prêté. Je me sentais un peu toute nue, mais je pouvais accéder au saint des saints : la salle de lecture. 


Elle était agréable, bien éclairée grâce à une façade entièrement vitrée. On y retrouvait le mobilier caractéristique des salles de lecture des archives : grandes tables numérotées, lampes individuelles orientables, étagères de livres usuels et d’inventaires. Depuis les meubles en bois composés de multiples tiroirs renfermant des fiches cartonnées jusqu'aux ordinateurs permettant la consultation de documents numérisés : on avait là l’alpha et l’oméga des archives, des méthodes anciennes aux plus récentes. 


Je me fis enregistrer auprès du président de salle qui me délivra ma carte de lecteur (une de plus pour ma collection !). Enfin j’étais prête à entrer dans le vif du sujet.
- Vous avez la place numéro dix, me chuchota le président de salle.
- Je suis attendue par Charlotte Paulé, lui répondis-je sur le même ton.
- Je la préviens tout de suite.
Il m’indiqua d’un geste de la main l’emplacement de la place n°10 et décrocha le téléphone. Je me rendis sagement à la place qui m’était attribuée et attendis l’archiviste. Celle-ci arriva rapidement. C'était une grande femme, élancée, aux yeux verts. Un tailleur strict était assorti à ses yeux. Après les présentations d’usage, elle me proposa d’aller dans son bureau, espace plus convivial où l’on pourrait parler sans déranger quiconque. 


- Dis-moi ce que tu sais et je te dirai ce que je sais.
- Bien, allons-y !
Lorsque j’eus exposé le point où en était l'enquête de mon côté, Charlotte prit la parole. Des boucles s’échappaient de son chignon haut perché sur son crâne. D’un geste mainte fois répété elle tentait, en vain, de les replacer dans le fragile édifice qui menaçait à tout instant de s’écrouler. Cela cassait l'image un peu rigide qui se dégageait d'elle au premier abord et me la rendit tout de suite sympathique.
- Il y a du positif, du négatif et… de l’étonnant !
Avec cette entrée en matière, elle eut droit immédiatement à toute mon attention, pourtant acquise d’avance.
- J’ai trouvé la date et le décès d’Henri.
- Oui, moi aussi !

Les deux décès correspondaient, ce qui était plutôt rassurant (on n’est jamais à l’abri d’un homonyme ou d’une erreur).
- Par contre je n’ai pas trouvé davantage de trace de « l’affaire de Mortcerf ». Ni moi ni mon réseau, que j’ai activé il y a quelques semaines.
Je tordis un peu du nez.
- Dommage ! J’avais espéré que, de ce côté, les nouvelles seraient meilleures.
- Mais ce n’est pas complètement négatif : ne rien trouver c’est bien aussi.
J’agrandis les yeux. Je ne voyais pas bien où elle voulait en venir.
- Comment ça ?
- Et bien, si l’affaire de Mortcerf avait été quelque chose d’important ou de très grave, il y aurait eu des échos : dans la presse, du côté de la justice ou pourquoi pas, ce n’est pas si ancien, dans les mémoires ?
- Oui de ce point de vue, évidemment…
- Le vide n’existe pas : il n’y a que l’apparence du vide.

Hum… Charlotte était philosophe. Elle m’expliqua en détail ses investigations qui, toutes, conduisaient au même chemin de l’absence.
Je gardai le silence un moment, plongée dans mes pensées, pour mettre en ordre tout ce que je venais d’apprendre. Charlotte respecta mon silence, le temps d’absorber ce qui paraissait, à première vue, être un échec.
Relevant la tête, je lui demandai pleine d’espoir :
- Et pour l’étonnant ?
- Quoi ?
- L’étonnant : tu as dis que tu avais « du positif, du négatif et de l’étonnant ».
- Ah ! Oui ! J’ai pris la liberté de faire quelques prospections privées. Et voici ce que j’ai découvert. 


Elle m’expliqua alors dans quelle direction, plutôt étonnante en effet, elle avait mené ses recherches. Et le résultat n’en était pas moins surprenant. Incrédule je la regardai en tâchant d’envisager tout ce que cela impliquait :
- Vraiment ?
- Vraiment !



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vendredi 13 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre L

 

CHAPITRE L

"L'enfant regardait son père..."

 

Tigeaux, 3 août 1898  


L’enfant regardait son père. Il était terrorisé. L’homme, très en colère, tirait son fils par la main et avançait d’un pas pressé.
- Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
Devant le mutisme de l’enfant il insista :
- La honte que tu attires sur moi ! Le déshonneur sur notre famille ! En revenant sans cesse chez ces gens, tu leur fais croire que je ne suis pas capable de m’occuper correctement de toi et de tes frères et sœurs !
Le petit Gaston Croisy sentit les larmes ruisseler sur ses joues. Le père, indifférent à sa détresse, continuait son monologue :
- En plein travaux des champs en plus ! Tu crois que je n’ai que ça à faire ! Courir la campagne pour aller te rechercher ! 


L’enfant, lui, ne pensait qu’à la douce Marie Louise. Il avait parcouru les 14 kilomètres qui séparaient la ferme de son père du domicile de Marie Louise sous un soleil de plomb. Arrivé là il s’était effondré aux pieds de son ancienne nourrice, épuisé par cette longue marche. Celle-ci travaillait à quelques travaux de couture, à l’ombre de la porte de sa maison, assise sur une chaise paillée. Quand l’enfant était arrivé, elle avait posé son ouvrage dans un panier à ses pieds et, sans un mot, ouvert grand ses bras pour accueillir son ancien pupille. Lui avait enfoui sa tête sur les genoux de la matrone, entourant ses jambes de ses petits bras. 


Cette scène n’était pas inédite : l’enfant avait déjà fugué ainsi, échappant à la vigilance pourtant sévère de son père, afin de revenir dans son giron. Bien sûr, Marie-Louise n’aurait pas dû l’accueillir comme ça mais elle n’y pouvait rien : c’était plus fort qu’elle. Rien qu’à voir sa mince silhouette au bout du chemin, son cœur vibrait d’amour. C’était peut-être ça qui l’avait poussée à s’occuper d’enfants : un trop plein de sentiments maternels que les deux fils nés de son ventre n’avaient pas étanchés. 


Pourquoi avait-elle tissé des liens particuliers avec cet enfant chétif et pas les autres ? Elle ne saurait le dire. Il était maigrelet, de grands yeux lui mangeaient le visage et avait une santé chancelante. Sa véritable mère était décédée alors qu’il n’avait que huit mois. Petit dernier d’une fratrie de six, il était devenu plus encombrant qu’utile. C’est ainsi que, nourrisson, on l’avait placé chez Marie-Louise. Devenu plus grand, on l’avait récupéré pour les travaux de la ferme paternelle. Cependant il ne se faisait pas à cette charge et à cette nouvelle vie. C’est pourquoi, dès qu’il le pouvait, il s’enfuyait pour retrouver ce qu’il considérait comme son véritable foyer. Immanquablement son père venait le récupérer. Les colères paternelles et ses taloches ne l’empêchaient pas de recommencer. 


- Allez ! Grimpe là-dedans !
Sans ménagement Augustin Croisy hissait son fils sur la charrette qu’il avait prise pour aller plus rapidement jusqu’à Tigeaux.
- On retourne à Marles. Et cette fois je vais te faire passer l’envie d'y revenir, crois-moi bien !
La fureur du père annonçait une correction que le garçonnet ne serait pas près d’oublier. Cependant ce n’était pas le châtiment qui l’attendait qui le terrifiait le plus mais bien la quasi certitude de ne plus revoir de sitôt la douce Marie-Louise. Il se tourna vers la porte de la maison. La femme regardait l’enfant avec une infinie tristesse dans les yeux. 


A l’arrivée d’Augustin elle s’était levée. Elle avait supporté sans broncher les reproches du père car il n’avait pas tort : elle n’avait aucun droit sur l’enfant. Et même si elle ne l’encourageait pas à défier l’autorité paternelle, il était vrai qu’elle ne faisait pas beaucoup d’efforts pour couper les liens avec le petit. 


Au moment où le garçonnet allait perdre de vue sa bienfaitrice, il vit du coin de l’œil une silhouette qui observait la scène. Il reconnu sans peine Henri Macréau, le second fils de Marie-Louise. Âgé de 24 ans il avait une mâchoire carrée et un regard dur. Au début, le petit garçon avait été en admiration devant lui. C’était le modèle masculin dont il avait manqué. Mais au fil du temps, leurs relations s’étaient tendues. L’aîné arrivait à un âge où on ne s’embarrassait plus des petits et son caractère vif l’avait fait rudoyer plus que de raison. Parfois il semblait même trouver un certain contentement à mettre l’enfant en difficulté dès que la situation se présentait. 


Gaston ne comprenait pas se revirement, mais désormais il craignait le jeune homme et l’évitait le plus possible. Alors que la charrette allait tourner, masquant la maison Macréau, le jeune Gaston cru apercevoir un éclair de plaisir dans l’œil d’Henri. Il n’en revenait pas ! Avait-il bien vu ? Henri se réjouissait-il de la mésaventure du petit ? 


De retour à Marles, le père attrapa son galopin de fils par les oreilles et le fit descendre violemment de la charrette. Il le traîna à travers la cour de la ferme. Il y avait là tous les journaliers de son père qui vaquaient à leurs occupations ordinaires de fin de journée. Tous avaient cessé leur besogne et regardaient la scène. Augustin fit déculotter son fils, annonçant d’une voix forte :
- Voilà ce qui arrive aux fils désobéissants !
Saisissant une badine il s’appliqua à infliger à son fils une correction mémorable.

Fessée
Source image

 Les larmes de Gaston avaient le goût de l’amertume et de la honte. Tandis que la canne faisait ses allers et retours cuisants, l’enfant ne pouvait ignorer les regards tendus vers lui. Ils étaient si différents de ceux de Marie-Louise qui l’observait à son départ de Tigeaux ! Point de solidarité ou de tristesse dans ces yeux, en particulier ceux des plus jeunes, mais une réjouissance sauvage qui renforçait le déshonneur de l’enfant. Pourtant, le plus blessant n’était pas la douleur de la correction ni la honte ressentie au vu de tous. Non, le plus intolérable pour Gaston était l’attitude d’Henri empli de jubilation face aux malheurs du petit.


Presque indifférent au bas de son dos ensanglanté, toutes les pensées de Gaston se tournaient vers Marie-Louise. L’enfant se désespérait de ne plus la revoir. Il n’en doutait plus à présent : jamais il ne pourrait à nouveau s’échapper vers la maison du bonheur. Mais était-ce encore la maison du bonheur ? Une maison qui abritait la méchanceté gratuite d’Henri pouvait-elle mériter ce nom ? A bien y réfléchir, son père était arrivé très vite… 


Gaston se demanda avec stupéfaction si Henri n’y était pas pour quelque chose. Avait-il prévenu Augustin ? Aussi loin que sa mémoire lui permettait d’y penser, jamais sa fugue n’avait été aussi courte et jamais la colère du père aussi violente. Était-ce à Henri qu’il le devait ? Ce garçon qui avait été un frère pour lui dans ses jeunes années et qui aujourd’hui l’avait trahi sans vergogne ? 


Oui. C’était une certitude : il n’y avait pas d’autre explication possible. Les chicaneries d’Henri avaient changé de dimensions avec l’ignoble forfait du jour. Il n’avait pas seulement été l’instigateur indirect de la punition paternelle, il avait surtout été celui qui l’avait privé définitivement de l’amour d’une mère. Sa mère. En découvrant cela une déchirure s’ouvrit dans le cœur de Gaston. Une déchirure qui ne pourrait plus jamais se refermer. 



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jeudi 12 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre K

CHAPITRE K

"Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?"

 

Maison d'arrêt de Coulommiers


Coulommiers, 02 octobre 1942 

- Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- Ouais… Ben, tâchez de vous réveiller complètement : vous allez avec l’inspecteur Pochet interroger un suspect. Allez ! On se dépêche ! Et surtout, regardez-le bien et apprenez ! 

Le jeune policier, un blondinet à la silhouette toute en os, fraîchement arrivé de sa Bretagne natale, se leva en vitesse, attrapa sa veste et couru dans le couloir vers son collaborateur. Celui-ci ne l’avait pas attendu : il marchait d’un pas vif vers la sortie du commissariat. Kergogan arriva à la hauteur de l’inspecteur Abel Pochet. C’était la première fois qu’il travaillait en duo avec lui. Il se demandait pourquoi le commissaire l’avait changé d’affectation. Avait-il fait une bêtise ? Est-ce une sanction ou une promotion ? Il n’était pas là depuis assez longtemps pour connaître la réputation de son nouveau supérieur hiérarchique. 

Du coin de l’œil le jeune homme tenta de l’observer : plutôt carré d’épaules, la mâchoire saillante, les cheveux coupés ras. Il se déplaçait vite et, de temps en temps Kergogan était obligé d’allonger son pas presque jusqu’à la course pour se maintenir à sa hauteur. L’inspecteur Pochet avait dû repérer son manège car il demanda soudain :
- Et bien Kervolan ? Qu’est-ce que vous fichez ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de corriger son supérieur :
- Kergogan, monsieur.
- Humpf…
- Je me demandai, monsieur, pourquoi j’avais été affecté à vos côtés monsieur ?
- Pourquoi, ça vous gêne Kerbogan ?
Entre ses dents il répliqua :
- Kergogan.
Puis un ton plus haut :
- Non monsieur.
- Alors taisez-vous, Kergagan ! 

De toute évidence, ce n’est pas aujourd’hui que l’inspecteur Pochet prononcerait correctement son nom. Il ne se fatiguerait pas non plus à lui expliquer quoi que ce soit. Kergogan se promit de se taire. Ne plus ouvrir la bouche mais laisser ses oreilles grandes ouvertes afin d’en apprendre le plus possible… et de ne pas faire de gaffe. Les deux hommes sortirent sur le perron juste au moment où une Renault Novaquatre noire faisait son entrée dans la cour du commissariat. Deux hommes en sortirent, encadrant étroitement un troisième. Ce dernier était un homme plutôt âgé (du point de vue du jeune Kergogan), le front dégarni, le visage carré. Il était vêtu d’un complet veston de couleur sombre qui avait connu des jours meilleurs. Ses yeux reflétaient son incompréhension : visiblement il ne savait pas pourquoi il était là. 

Sans dire un mot, l’inspecteur Pochet fit signe aux deux agents de le suivre. Il fit demi-tour et s’engouffra dans les entrailles du commissariat. Ils commencèrent leur descente dans les sous-sols du bâtiment. L’air s’était soudain comme raréfié, devenu vicié. Kergogan se demandait s’ils allaient interroger le prisonnier dans la « cave », cette salle souterraine longue d’une dizaine de mètres, qui l’avait tant impressionné lors de sa première et unique visite. 

Finalement, les cinq hommes pénétrèrent dans une pièce très étroite que ne connaissait pas le jeune agent. Elle était chichement meublée : une table avec deux chaises de part et d’autre, un classeur métallique, c’était à peu près tout. De toute façon on n’aurait pas pu y mettre grand-chose de plus. Une ampoule nue au plafond éclairait la pièce. Les murs avaient été autrefois peints en ocre mais, entre deux fissures, la couleur devenue lépreuse s’écaillait et le plâtre tombait par plaques sur le parquet usé et gondolé. 

L’inspecteur Pochet s’assit d’un côté de la table. L’un des deux agents, le plus grand, fit asseoir le prisonnier d’une pression ferme sur l’épaule. Puis sans un mot il repartit avec son collègue. Le jeune Kergogan se demanda l’espace d’un instant ce qu’il devait faire et où se mettre. Finalement il décida de ne pas bouger : il resta debout le long du mur, les mains croisées dans le dos. 

L’inspecteur Pochet fixa le prisonnier, sans un mot. Celui-ci n’hésita pas à lui rendre son regard mais il n’ouvrit pas la bouche : ses tentatives ayant été vaines dans la voiture, il se doutait qu’il en serait de même ici. Par ailleurs, dans ces circonstances il pensait qu’il valait mieux attendre qu’on l’interroge plutôt que d’être le premier à parler. Au bout d’un moment qui paraissait une éternité au jeune Kergogan, l’inspecteur demanda d’un ton doucereux :
- Monsieur Macréau, comment va votre femme ? 

Kergogan sursauta : il ne s’attendait pas à une telle entrée en matière. Ensemble Henri Macréau et Abel Pochet tournèrent leurs visages vers lui. Le premier était interrogatif, une lueur vaguement amusée dans l’œil. L’autre était carrément furieux. Kergogan rentra la tête dans les épaules, tâchant de se faire oublier.
- Monsieur Macréau ? insista l’inspecteur.
- Bien je pense, répondit Henri Macréau.
- Vous pensez ? Pourtant, votre femme n’était pas à votre domicile quand mes collègues sont venus vous chercher, n’est-ce pas ? Alors de quelle façon pouvez-vous savoir comment elle se porte ?
- Et bien, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles elle se portait bien et je n’ai pas de raison de douter qu’il n’en soit pas encore ainsi.
- Où est votre femme, monsieur Macréau ?
 

Kergogan retenait sa respiration.
Henri fixa l’inspecteur un instant avant de répondre d’une voix blanche :
- En voyage.
Abel Pochet fit comme s’il n’avait pas entendu sa réponse et demanda ensuite :
- Connaissez-vous la fontaine Saint-Leu, Monsieur Macréau ?
Henri fut surpris de ce changement de sujet.
- A Tigeaux ? Oui, bien sûr ! Chez nous on l’appelle le puits de Saint-Leu. Lors de la fête patronale, le premier dimanche du mois de septembre, une procession se rend de l’église au puits. On y boit son eau qui aurait des vertus miraculeuses : elle guérirait les maladies des yeux et protègerait les gens de la peur.
- Votre femme y a été vue : aurait-elle une raison de sentir le besoin de conjurer sa peur ?
- Pas que je sache. Mais si je puis me permettre, on vénère le saint aussi pour la protection contre les maladies des yeux, comme je vous le disais à l’instant. Or ma femme a la vue qui baisse de plus en plus. L’âge, vous comprenez ?
- C’est important la famille à vos yeux, monsieur Macréau ?
- C’est primordial. 

Henri n’était pas vraiment inquiet. Malgré des lieux peu adaptés à une conversation mondaine, l’inspecteur n’était pas agressif avec lui. Il lui répondait donc volontiers, se demandant toujours ce qu’il faisait là et pourquoi on parlait de sa femme. Henri n’aimait pas parler de sa femme à des inconnus. Abel Pochet enchaîna les questions pendant plusieurs heures sans se départir de son ton doucereux qui, à la longue, finissait par paraître menaçant. 

L’atmosphère était de plus en plus pesante et Kergogan se sentait étouffer, comme si c’était lui qu’on interrogeait. Toujours muet, il osait à peine bouger de peur de briser le fragile équilibre de l’atmosphère. Henri, lui, commençait à se sentir épuisé par le feu roulant des questions. Faisant de plus en plus d’effort pour maîtriser la colère qui l’envahissait, il avait baissé les yeux sur ses mains croisées dont il tordait les doigts à s'en faire blanchir les jointures. Cependant il persistait à répondre de la même façon aux mêmes questions qui lui étaient posées encore et encore. 

Puis, aussi brutalement que cette journée avait commencé, l’inspecteur annonça soudain que c’était terminé.
- Vous pouvez vous en allez, monsieur Macréau. Je n’ai pas besoin de vous raccompagner, n’est-ce pas ?
- N… Non, ça ira.
Quoique légèrement surpris, Henri se leva et se dirigea vers la sortie. Au moment où il atteignait la porte, Abel Pochet demanda d’une voix forte :
- Au fait ! Une dernière question : avez-vous tué votre épouse monsieur Macréau ?  



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