CHAPITRE X
Coulommiers, 03 novembre 1942
- XXX ! La lettre X pour corriger !
- Qu... Quoi ?
- Corrigez enfin, Kerrigan, corrigez ! Vous comprenez bien qu’il ne doit pas rester de fautes sur ces feuillets ! Allez tapez : XXXX. Et recommencez.
- Oui Monsieur.
- Et finissez ce rapport au plus vite Korolan ! Moi, je rentre.
- Oui Monsieur.
Kergogan resta seul dans la petite pièce du commissariat pour taper le rapport de l’affaire de Mortcerf. Bien sûr, Abel Pochet avait conclu au meurtre de la femme Macréau par son mari. Lui n’en était pas si sûr. Était-ce parce qu’il était Breton, comme Ursule, qu’il avait de la sympathie pour Henri ? De la sympathie pour un suspect ! Ah, elle commençait bien sa carrière dans la police ! Si l’inspecteur Pochet savait ça…
Pourtant, contrairement à son supérieur, il ne pouvait s’ôter de la tête que l’affaire n’était pas si simple. Que faire ? Il resta immobile un long moment, comme figé dans sa réflexion. Un détail l’avait frappé au cours de l’enquête avec l’inspecteur. Il désespérait de ne pas pouvoir le retrouver. Sa mémoire avait beau passer en revue ses conversations la lumière ne jaillit pas. Il décida de laisser agir son esprit, tout en faisant autre chose. En général, cela donnait de bons résultats. En attendant il n’aurait qu’à taper le rapport Pochet.
Ce qu’il fit. Le bruit des touches faisait comme une lente mélopée (il n’était pas très rapide à la frappe), qui peu à peu l’hypnotisait. Tout d’un coup il eut une fulgurance !
- Ça y est ! Je sais ! Je sais ce qui s’est passé et pourquoi Henri Macréau ne peut pas être coupable.
Tout s’imbriquait dans sa tête. Mais pour ne pas faire d’erreur, il voulut se remettre dans l’ambiance. Il descendit donc au sous-sol, où avait eu lieu le premier interrogatoire Macréau.
Il faisait froid, l'air sentait le renfermé. Aucun son ne lui parvenait, hormis l’écho de ses propres pas prudents. Pourtant l’atmosphère lui semblait fébrile, habitée. Était-ce le désespoir et la peur qui s'accumulaient là depuis des décennies ? Frissonnant, il chassa son appréhension et se força à repenser à cette journée-là. Immobile, collé au mur comme la première fois, il se refit la scène dans sa tête. Au bout d’un moment il dut se rendre à l’évidence.
- Mais oui ! C’est ça !
Ne souhaitant pas rester plus que de rigueur dans ce sous-sol lugubre, il remonta en vitesse. Il mit une nouvelle feuille, vierge, pour taper son propre rapport. Pour être tout à fait sûr de ne pas commettre d’erreur, il suivit à nouveau le fil de sa pensée.
- Bon écartons d’emblée une affaire liée au climat actuel. Quoi qu’en dise la première lettre de dénonciation, il y a fort peu de chance que le type soit un résistant. Rien de l’indique en tout cas. Donc si l’on part du principe que le meurtre de la femme Macréau n’a rien à voir avec ça, il est évident qu’il faut envisager d’autres mobiles : les drames familiaux, passionnels, les querelles domestiques, la jalousie, que sais-je encore… Pour cela il faut s’intéresser davantage à la victime, à ses habitudes ou aux changements qui ont pu intervenir dans sa vie ces derniers mois. L’inspecteur Pochet ne s’y est pas attardé, mais moi je pense que c’est là le cœur de l’affaire… Oui, oui, oui…
Tout d’un coup il s’aperçut d’un fait si énorme qu’il se demanda pourquoi il ne l’avait pas vu jusqu’à présent : il n’y avait pas de corps après tout. Si l’enquête avait été diligentée, c’est juste parce qu’ils avaient reçu les lettres anonymes. Des lettres comme il en arrivait des dizaines chaque jour. Alors oui, d’accord, Macréau était un type qu’on avait envie de coffrer. Il était plutôt hautain et n’avait jamais dit clairement où était sa femme. Mais cela ne voulait pas dire qu’il l’avait tuée. Il pouvait y avoir une multitude d’endroits où elle pouvait être. Finalement, Macréau n’avait-il pas donné lui même la raison de son silence : "la famille c’est important, plus que tout". Et les apparences aussi, de toute évidence.
Un type comme ça n’éliminerait jamais sa femme. Trop risqué. Par contre il pourrait bien taire le fait qu’elle avait filé avec un autre. L’affaire de Mortcerf c’était tout simplement… qu’il n’y avait pas d’affaire ! Enfin, plus exactement, pas de meurtre. L’insistance avec laquelle on avait orienté les forces de l’ordre vers ce type indiquait quand même que quelqu’un lui en voulait.
Macréau était encore dans une cellule, quelque part sous ses pieds. Discrètement il descendit une deuxième fois et se dirigea cette fois vers les geôles délabrées au fond du couloir.
- Pourquoi n'avez-vous pas déclaré sa disparition ?
Surpris, Macréau le regarda. Il lut dans ses yeux que le jeune homme savait.
- Pour lui laisser... de l'espace. Le temps qu'elle fasse le point sur sa situation, sur ce qu'elle envisage de faire. Il lui est déjà arrivé de partir quelques jours comme ça.
- Mais là elle n'est pas revenue ?
Henri secoua la tête.
- Mais pourquoi ne pas l’avoir dit ?
- Et avouer que la femme que j’avais si ardemment désirée n’était pas celle qu’il me fallait ? Que je ne pouvais pas la contrôler ? Qu’elle se jouait de moi ? Quelle honte ! Ça jamais !
- Vous savez qui a envoyé ces lettres ?
- J’ai ma petite idée.
- Mais vous ne le direz pas ?
A nouveau Macréau eut un geste de dénégation.
Et Kergogan tapa un autre rapport. Bien différent du premier. Maintenant il avait les deux versions devant lui : à gauche la première, celle de l’inspecteur Pochet, à droite celle qu’il venait le taper, la sienne. Mais laquelle donner au commissaire ? Le plus sage, évidemment, ce serait de donner celle de son supérieur, la première version. Oui, mais d’après lui, ce serait une grave erreur que d’inculper Henri Macréau car il était persuadé qu’il était innocent.
Il était tellement absorbé dans sa réflexion, qu’il n’entendit pas arriver le commissaire.
- Et bien Kergogan, vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- C’est le rapport de l’affaire Macréau ?
- Oui commissaire.
Le commissaire se pencha au plus près du visage de Kergogan.
- Mais lequel ? Kergogan ? Lequel ? Je vois deux rapports ici, non ?
Ses yeux inquisiteurs semblaient le transpercer. Le jeune policier était au supplice : lequel choisir ? Le commissaire ne le laissa pas sur le grill plus longtemps. D’une main preste il prit le rapport de droite, celui qu’il avait identifié comme étant la version de Kergogan.
Le jeune homme voulu protester, indiquer que ce n’était pas celui-là qu’il fallait prendre. Le commissaire l’arrêta d’un signe. Le silence s’installa, qui sembla interminable au petit blondinet. Enfin, avec un sourire au coin des yeux, le commissaire lui demanda sur un ton professoral :
- Alors Kergogan, vous avez bien regardé Pochet comme je vous l’avais conseillé ?
- Oui Monsieur le Commissaire.
- Faites-moi plaisir alors : ne faites jamais comme lui ou vous deviendrez un mauvais enquêteur !