Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT
Le 11 février, pendant que les gardiateurs [officier du roi établi pour garantir les droits des particuliers - cf. lettre E de ce ChallengeAZ] surveillaient la maison, l’un d’eux, Claude SAUGE, vit un sceau qui était près de l’entrée de la chambre et dit : « Voicy du linge mouillé dans ce sceau. Se serait des linges d’enfants ». Et les ayant soulevés et voyant qu’il y avait du sang dessus, il les laissa retomber. Mais Pierre DUC les ayant sortis à son tour, ils virent que c’était une chemise d’homme et une chemise de femme avec de la lessive, comme ils le reconnurent à l’audeur [odeur]. Ayant observé que ces chemises étaient extrêmement ensanglantées, et même qu'il y avait un sang sale qui semblait avoir été mêlé avec de la terre ou de la poussière, ils regardèrent ces chemises de plus près.
Ils virent qu’il y avait sept troups [trous] dans la chemise d’homme qui avait été faits avec un couteau, parce que la toile était coupée. Ils constatèrent aussi qu’il était sorti beaucoup de sang par les trous et que ceux-ci étaient tous du côté gauche. La chemise d’homme était plus neuve que celle de femme qui était presque usée, raccommodée dans le milieu sur le derrière par différentes pièces de toiles. Après quoi ils les remirent dans le seau, de la même manière qu’elles en avaient été retirées, sans bouger le seau jusqu’à l’arrivée des autorités. Ils firent avertir immédiatement le Sieur DEHUMADAZ.
Celui-ci en avisa le juge DELAGRANGE qui se rendit au village de Levy le lendemain, accompagné des ci-devant nommés [voir hier la lettre E de ce ChallengeAZ] et de Me Noël DELACOSTE, pris pour servir de témoins dans la visite qu’il se proposa de faire. Il était aussi accompagné de Me DUSAUGEY châtelain de la paroisse, pris avec eux pour indiquer la maison des JAY. Arrivés au village de Levy, Me DUSAUGEY montra une maison qu’il déclara être celle de François JAY et Françoise GUILLOT mariés, distante du bourg de Samoëns d’une portée de fusil et située au dessous du grand chemin qui tendait au village de Levy, la première de celui-ci.
Le juge s’arrêta au devant de cette maison et fit prêter serment aux témoins et à Me DELACOSTE sur les saintes écritures de l’assister fidèlement dans la visite de la maison pour y trouver quelques marques ou traces du délit dont il était chargé d’enquête. Les hommes entrèrent ensuite dans la maison.
Dans la cuisine ils retrouvèrent les trois gardiateurs et les sommèrent d’indiquer la chambre où étaient les linges, dont ledit Sieur DEHUMADAZ avait parlé au juge. Ils montrèrent une chambre qui est au levant de la maison et à la gauche de l’entrée. Le juge y entra et trouva à la droite de la porte de la chambre un seau de bois dans lequel les gardiateurs déclarèrent avoir contenu les chemises.
Le juge ordonna qu’ils les retirent du seau et reconnu effectivement deux chemises, l’une d’homme et l’autre de femme, mouillées et teintes de sang en plusieurs endroits et aussi sales en d’autres endroits, mais d’une saleté qui approchait du noir et d’un sang corrompu.
Celle d’homme avait deux boutonnières sans aucun bouton, un petit troup à la manche gauche, dans le devant, de la largeur d’un demi travers de doigt [0,95 cm]. Deux autres trous se trouvaient sur le derrière de la manche, de la même largeur. D’autres trous furent constatés encore dans le milieu de l’épaule gauche ou sur le côté gauche de la chemise, et tous de la même largeur. C’était sur ces derniers trous que l’on observait les plus grandes taches de sang. La chemise, d’une toile moitié ritte et moitié étoupe, et moitié usée, était aussi largement déchirée sur le devant. L’une des boutonnières de manche était rompue et son bord gauche paraissait avoir été attachée avec du fil.
Celle de femme était d’une toile de drap de pays de même qualité que l’autre, presque entièrement usée, raccommodée en plusieurs endroits notamment dans le milieu des reins, déchirée en devant et avait été de même recousue avec du fil et avait les manches l’ongues [longues]. *
Après quoi le juge exhiba les chemises audit Me DELACOSTE et le somma de lui déclarer si les trous qu’il avait reconnus dans la chemise d’homme étaient de la même largeur que celle de l’étui à couteau qu’ils avaient trouvés. Pour cela, il fit décacheter l’étui par Me VUARCHEX et le présenta à Me DELACOSTE. Celui-ci répondit, après avoir bien examiné tant les trous que l’étui à couteau, qu’il ne croyait pas qu’il y ait une grande différence entre la largeur des trous de la chemise et celle de l’étui. Il ajouta qu’il croyait bien que les trous de la chemise paraissaient avoir été faits avec un couteau pointu et qui devait être celui enfermé dans l’étui.
Ce que les autres témoins, à qui ont furent présentés les chemises et l’étui, approuvèrent.
Le juge présenta aux gardiateurs un seau de
bois de médiocre valleur grosseur dans lequel il y avait les deux
chemises et les somma de déclarer s’ils reconnaissaient ces chemises et
ce seau comme étant les mêmes que celles qu’ils disaient avoir trouvé dans la
chambre de la maison de François JAY. Et s’ils savaient si ces chemises
appartenaient aux mariés JAY. Nicolas BIORD répondit que ce seau et les
chemises qui étaient dedans étaient bien les mêmes que ceux qu’il avait trouvé
à sept heures du soir du dimanche proche passé dans la chambre qui est au
levant de la maison de François JAY. Il les reconnaissait pour les mêmes, à
toutes les marques par lesquelles il les avait dépeintes au juge par sa
description. « Je ne saurais pas
vous dire si ces chemises et seau appartiennent audit François JAY ni a sa
femme et quant [bien même] je les leur aurait vu porter je ne saurais pas les
reconnaitre. »
Le juge ordonna de nouveau à Me VUARCHEX de recacheter les chemises avec le sceau sur cire rouge du même cachet qu’était dit ci devant pour conserver l’identité du corps du délit. Après cela, toute la troupe se transporta dans la cave située au dessous du poile, puis dans la grange et les deux greniers** de bois qui appartenaient à François JAY, l’un placé au devant de la maison et l’autre au dessous. Ils n’y trouvèrent que différents meubles et linges épars. Dans le poile et dans les appartements, ils examinèrent un gros presson [barre] de fer qui n’était pas extrêmement pointu au bout, rouillé. Mais il ne comportait aucune tache de sang.
Le juge et ses témoins poursuivirent la visite et firent de nouvelles découvertes inquiétantes.
* Les linges sont décrits plusieurs fois au cours de l’enquête. Pour éviter une lecture fastidieuse et redondante, j’ai allégé leur description très détaillée. On constate quelques légères différences dans les termes utilisés aux cours des descriptions successives : il est donc quelque peu difficile de se faire une idée précise de leur état. Retenons qu’ils sont bien entaillés et ensanglantés !
** Les greniers sont des bâtiments séparés en Savoie où l’ont met à l’abri d’un potentiel incendie de maison les grains, les biens précieux (papiers de famille, vêtements du dimanche...), etc....