« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 1 novembre 2025

A comme apparition préliminaire

Sur les pas de Cécile

 

    En ouverture, je vous présente les zèbres de l’affaire. Cécile a pointé le bout de son nez en 1857 à St Patrice (Indre et Loire), sous une étoile sans doute un peu pâlotte. Elle est la fille d’Alexandre Rols et Marie Anne Puissant. 

 

Arrivée © Création personnelle d'après Bing 


    Bon, on se pose deux minutes pour un topo vite fait pour nous rappeler l'ambiance du Second Empire. Depuis 1852 Louis Napoléon Bonaparte (le neveu de Napoléon Ier) s’est plus ou moins auto proclamé empereur sous le nom de Napoléon III. Au début c’est un régime bien corseté avec peu de libertés politiques, pas de contestation, une presse à la botte, des opposants au placard ou en exil. Puis dans les années 1860, il desserre un poil l’étau, l'Empereur : il laisse causer un peu l'opposition, fait mine d’écouter le Parlement, donne un soupçon de liberté — mais attention, hein ! c’est toujours lui le patron. C’est lui qui choisit les ministres, qui commande l’armée, la diplomatie et qui pond les lois qu'il fait approuver par le peuple par des votes populaires appelés plébiscites, histoire de se dire : « Voyez, c’est votre idée ! ».    
    Côté pognon, c’est la belle époque ! La production industrielle est en plein essor, les usines crachant leur fumée et leurs richesses attirant un paquet de grouillots dans les villes. Enfin, les campagnes s’en sortent pas trop mal non plus (bon, pas chez tous les paysans, hein, faut pas exagérer non plus, mais on a connu pire).
    Le pays se modernise. Le chemin de fer se développe, tissant sa toile partout, réduisant les distances et ouvrant les horizons. Le télégraphe, ce fil magique qui transmet les nouvelles à la vitesse de l'éclair, révolutionne la communication. C’est l'époque des expositions universelles, ces vitrines géantes où l'on montrait au monde entier les dernières inventions, les merveilles de l'industrie et de la science. La France est à la pointe, fière de ses ingénieurs, de ses savants à lorgnons, de ses industriels replets. Haussmann, lui, retourne Paris comme une crêpe, avec ses grands boulevards et ses immeubles tout propres. Les grands magasins fleurissent, la photo se ramène, bref, ça sent la fine gâchette du progrès sur le pays.

 

    Alexandre, le père de Cécile, est alors concierge au château de Rochecotte. Il bosse pour Pauline de Talleyrand Périgord, veuve Castellane. Elle, je vous la présente parce que c’est un peu du gratin quand même : c’est la troisième enfant de Dorothée de Courlande et d'Edmond de Talleyrand-Périgord, duc de Dino. Je vous le donne en mille : une vieille famille de la noblesse française qui plonge ses racines en plein Moyen-Age. Bref, c’est pas rien. Veuve en 1847, Pauline vit la plupart du temps au château de Rochecotte, qui lui a été donné par sa mère. 


Château de Rochecotte © parcsetjardins.fr 

 

     Elle mène une vie simple et dévote. Il paraît en fait qu’elle passa sa vie à expier le péché de sa naissance, vu que d'aucuns prétendent qu'elle serait la fille de Talleyrand (celui rendu célèbre par la Révolution) et qu'elle le savait. Et qu’elle en avait honte. Elle y meurt en 1890 âgée de 70 ans.

    Malgré la vie pieuse que menait la châtelaine, a-t-elle organisé des bals ? des bamboches ? des noubas ? 

    Alexandre Rols a-t-il vu passer du beau monde au château ? Des crinolines, des chapeaux haut de forme et tout et tout ? Visiblement moins qu’à l’époque où sa mère régnait sur le château et où sont passés pas moins que Balzac, Adolphe Thiers et Talleyrand bien sûr, qui séjourna très souvent à Rochecotte. Rien que ça ! Donc un tas d’uniformes chamarrés et de toilettes étincelantes. Cependant, même si des événements chics et mondains ont été organisés au château, Alexandre n’étant que le concierge, devait surtout surveiller l'entrée au bout du parc pendant que les autres levaient leur coupe de champagne. Faut pas mélanger les torchons et les serviettes.

    Toujours est-il que si Alexandre a passé une dizaine d’années à Rochecotte (à partir du milieu de la décennie 1850), il n’est pas originaire de ce patelin. Ni lui si sa femme, d’ailleurs. Sûr et certain : la famille Rols est originaire de Conques (Aveyron). C’est sans doute grâce à son frangin François Benjamin (de 15 ans son aîné) qu’Alexandre est arrivé à St Patrice. Et là, c'est le grand jeu des chaises musicales qui commence. Le grand l’a devancé non seulement dans le bled, mais au château de Rochecotte où il était domestique et « garde particulier ». Alexandre lui-même a commencé tout en bas de l’échelle comme domestique avant de grimper les marches pour devenir concierge de la chouettarde baraque. Et il a probablement remplacé à ce poste de concierge Antoine Sibaut, qualifié comme tel lors de son décès en 1854. 

    Ce compère n’est autre que le cousin éloigné d’une certaine Marie Anne Puissant. Si vous avez été attentif au début de ce billet, vous aurez reconnu la mère de notre Cécile. Elle venait de l'Anjou, et c'est sûrement grâce à ce cousin qu'elle a mis ses pieds en Indre-et-Loire. Bref, toute la flopée arrive là grâce à un membre de sa famille. La solidarité, ça existait déjà avant la Sécurité sociale.

    Le monde des larbins du château de Rochecotte ne devait pas être si étendu qu’Alexandre et Marie Anne ne puissent pas se calculer. Donc ils se rencontrèrent, s’aimèrent et se marièrent en janvier 1856. En octobre, un petit gars déboule, prénommée Alexandre, comme le paternel. Mais la vie est une garce, et le bambin ne vit que 7 mois, hélas. Un coup dur, mais la vie, ça continue. Le petit ange est aussitôt suivi d’une seconde naissance, Cécile Marie Augustine, notre héroïne, en août 1857. Une gamine qui, sans le savoir, allait traverser un siècle de misères et de courage. Et si elle est née dans un château, c'est un peu par hasard, et sûrement pas à cause de la fortune vu qu'elle était pas du bon côté du gratin.


    Est-ce que le rôle d’employé ne suffisait pas à Alexandre ? Marre de cirer les bottes de la noblesse ? Voulait-il être son propre patron, loin des dorures et des sourires forcés ? Les sources ne le disent pas (elles sont souvent aussi claires qu'un jus de chaussettes celles-là), mais à l’orée des années 1860 le bonhomme prend femme et enfant sous le bras, quitte Rochecotte et s’installe à Angers, région d’origine de sa chère et tendre.
    Il y ouvre un premier commerce, au pied de la cathédrale : il devient marchand bonnetier (1861) – dit aussi marchand de mercerie (1862) ou marchand de blouses (1866)
 – bref un petit boutiquier qui vendait des chiffons et des fils. Bon, alors là les sources commencent à cafouiller sévère : on le dit aussi peigneur de laine (donc un gars qui peigne des fibres textiles au moyen d'une machine à cylindres garnis d’aiguilles appelée peigneuse). Ce qui, soyons honnête, n’a rien à voir avec le petit commerce. Je ne sais pas d’où ça sort, ce métier, c’est n’importe quoi. En plus sa femme est bien dite marchande de commerce à cette époque. C’est pas clair. Bon, on va garder l’hypothèse du boutiquier, sinon on ne va pas s’en sortir et on va s'embrouiller les pinceaux plus vite qu'un chat dans un pelote de laine*.

    Son chiffre d’affaires devait tenir debout avec des ficelles et deux prières à Saint-Loyer… qui n’ont pas été entendues. La bonneterie a dû capoter puisqu’il met les bouts et change de taf : en 1868 on le retrouve concierge à la Banque de France. Mais la parenthèse est brève, sans doute le temps de se refaire une santé financière et mentale. Rapidement il ouvre un second commerce, une épicerie située rue de la Roë, artère commerçante du centre-ville, sans doute vers 1872. Là aussi les sources s’emmêlent les pinceaux concernant l’emplacement exact de la boutique : si vous avez envie d’en savoir plus, vous pouvez (re)lire cet article où j’ai bien parlé de la vie d’Alexandre.

 

    Entre-temps, la famille s'est agrandie. Deux mouflettes ont pointé le bout de leur nez, dont une qui n’a vécu que 9 mois. Cécile a 11 piges quand la p’tite dernière, sa frangine Élisabeth, vient au monde et une quinzaine d’années quand son paternel ouvre l’épicerie de la rue de la Roë. 

 

Alexandre Rols, Marie Anne Puissant et leur fille Élisabeth, vers 1871
© Collection personnelle

 

    La famille habite au-dessus de l’épicerie, avec un employé, un certain Jean (ou Germain) Guibert, qui n’est autre que le neveu d’Alexandre, originaire de Conques. La famille, ça se rassemble, ça s’entraide…

    L’année suivante le patron prend un autre jeune gars de Conques à l'épicerie, un certain Augustin Pierre Jean Astié. Qui est-il ? Le suspense est insoutenable. Ben... soutenez quand même parce que vous ne verrez ça que demain…

 

 

* Sosa va bien, merci pour lui (message pour les fidèles de ce blog) 

 

lundi 20 octobre 2025

#ChallengeAZ 2025 : Présentation

    Ça y est : c'est parti ! C'est l'heure du ChallengeAZ. Pendant tout un mois, on parie qu'on publie un article tous les jours avec l'alphabet en fil rouge ! Du coup, le 1er jour du mois le premier article a pour sujet un mot commençant par la lettre A, puis le 2 un mot commençant par la lettre B, et ainsi de suite... Vous pigez ? Bon, cette année c'est un peu exceptionnel, vu que y a pas assez de jours dans le mois de novembre pour toutes les lettres de l'alphabet. Du coup, comme on veut quand même les faire toutes, ben on va publier le B le dimanche 2 novembre (alors que normalement les dimanches c'est repos et lecture des copains et des copines). C'est exceptionnel, je vous dis. 

Planning ChallengeAZ 2025

    Alors écoutez-moi et laissez tomber vos préoccupations du moment – soyez tranquilles, elles se casseront pas et vous les retrouverez vite, ça je vous le garantis – je vous annonce que pour mon douzième ChallengeAZ, je vais retracer une vie. Mais ça va pas me tomber tout cuit dans le bec car j’ai choisi une femme ! Je vais devoir me triturer un peu le cerveau car les meufs sont toujours plus discrètes dans les sources. Pourtant, si les informations directes font défaut, elles s’inscrivent en creux dans les documents concernant leurs père, mari ou fils.

    Les femmes de notre généalogie, faut en prendre soin. Sinon elles s’effacent. S’effacer ça ne leur est pas difficile. La plupart n’ont fait que ça toute leur chienne de vie. A force de s’effacer, il ne reste presque plus rien d’elles. Elles se diluent peu à peu dans la grisaille du temps. Un de ces jours, on ne se rappellera plus d’elles et elles disparaîtront pour de bon. Du coup, tâchons d'éviter que ça n'arrive trop vite, hein ?

    C'est pour ça que, sans chicaner, je vais vous dévider la vie de Cécile Marie Augustine Rols. Elle est ma sosa 17, aïeule à la Vème génération. En d’autres termes elle était la grand-mère de mon grand-père paternel (vous suivez ?). Elle fut une fille, une sœur dans une fratrie de 4, une épouse, une mère de 11 enfants, une grand-mère de 23 petits-enfants. Elle était maquée avec Augustin Pierre Jean Astié (à la régulière, hein ? devant le curé et tout et tout). Et si ma Cécile est née dans un château, j’vous l’dis tout net, ça va pas durer. Le couple penche plutôt du côté populo où y a pas trop de pognon : le drapeau noir flotte sur leur marmite ! La pauvreté leur colle aux basques comme la boue des chemins à vos pompes. Je vous cache pas qu’ils ont eu une vie difficile, alors ce ChallengeAZ sur les pas de Cécile ne sera pas folichon tous les jours.

    A travers Cécile, c’est 80 ans d’histoire, grande et petite, qui se déroule. Anecdotes et grands drames s’entremêlent. Née en province sous le Second Empire, elle s’éteint dans la capitale juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Ça en fait du chemin, au propre comme au figuré. Je ne suis pas ici pour broder des napperons, donc je parlerai aussi de cette période de grands bouleversements des mœurs et de la société qui ne vont pas manquer d’avoir des répercussions sur sa vie.

    Vous verrez, y’a aussi des petites pastilles sonores, histoire de vous mettre dans l’ambiance du jour, comme si vous y étiez, hein ! Un coup d’oreille, quelques secondes, et hop, vous êtes plongés direct dans le tableau. 

    Une sacrée tranche d'existence, ça, mes amis ! Pas une comédie musicale à la guimauve, non, une vraie tragédie grecque avec des relents de lessive et de sueur. On pourrait en faire un roman-fleuve, une épopée digne des plus grands, mais comme j'ai pas toute la nuit et que vous n'avez pas envie de chialer toutes les larmes de votre corps, on va la croquer, cette vie, à ma sauce, avec la tendresse cachée sous le képi.

 

    Bon, au cas où vous seriez un peu paumés, j'vous mets là l'arbre généalogique de Cécile :


(cliquez pour agrandir)


    Cramponnez-vous, ça commence bientôt...

 





samedi 27 septembre 2025

Réfractaire ou pas ?

Jacques Jadaud est mon ancêtre à VIIIème génération (sosa n°250). Il est né vers 1770 à Saint Amand sur Sèvre (79), mais « un incendie qui a consumé les archives du département ainsi que les registres d'état civil de la commune de St Amand » ne permet pas de le vérifier. Il est cultivateur au lieu-dit La Ruffinière. Il a servi en qualité de simple soldat dans les armées royales vendéennes, pendant 4 ans. Il y a été blessé en 1793 « pour cause de son grand dévouement à la royauté […], atteint d'une hernie inguinale gauche qui lui est survenue au combat de Luçon en sautant un fossé, étant poursuivi par la cavalerie ». A la suite de ces blessures, il a été réduit « dans l'état d'indigence […], ce qui le prive de travailler fort souvent rapport aux coliques qu'il éprouve et de gagner [sa] vie ». Il a demandé une pension, mais ne semble pas l’avoir obtenue. Effectivement il mourra dans un état proche de la misère (sa déclaration de succession ne s’élèvera qu’à 180 francs alors qu’il apportait en dot, lors de son second mariage 35 ans plus tôt, près de 1600 francs).

 

C’est probablement pendant cette époque troublée qu’il se marie avec Modeste Guitton, mais les destructions d’archives citées plus haut nous empêchent de connaître la date exacte de cette union. Ensemble ils auront 5 enfants. Modeste décède rapidement, en 1804.

Jacques se remarie deux ans plus tard avec Jeanne Rampillon (ma sosa 251), d’une douzaine d’années sa cadette, dont il aura 6 enfants supplémentaires.

Son premier beau-frère, Jean Guitton, sera le subrogé tuteur de ses premiers enfants. Il n’aura guère à exercer son office puisque 3 des 5 enfants sont morts avant 1805. Restent Jean, né en décembre 1792 (mais baptisé seulement en avril 1793), et Jacques, né en 1798.

Mais ce n’est pas Jacques père qui nous intéresse aujourd’hui : c’est son fils Jean.


Extrait liste de tirage au sort © AD79

 

Lors de l’appel militaire, Jean fait valoir une hernie pour être exempté. Une hernie abdominale (souvent inguinale – dans l’aine, la plus courante, surtout chez l’homme – ou ombilicale – dans le nombril) rendait le port de la ceinture, du fusil et de l’équipement très difficile, surtout en marche prolongée. Elle pouvait aussi présenter un risque vital en campagne (un étranglement herniaire sans possibilité de chirurgie pouvait se révéler mortel). Dans beaucoup de cas, une hernie était un motif d’exemption définitive ou de mise en dispense temporaire.

Mais cela ne fonctionne pas et Jean est « désigné pour l’armée active ». La liste de tirage au sort n’indique pas le régiment où il a été envoyé, ce n’est pas la vocation de ce type de document (elle sert juste à déterminer le statut du conscrit : appelé ou non). Pour le savoir il faudrait consulter le contrôle des troupes ; ce que je n’ai pas pu faire. Il semble alors partir précipitamment. 

En effet, en juin 1813 son oncle et tuteur Jean Guitton fera une déclaration devant notaire que Jacques Jadaud avait donné à son fils la somme de 300 francs avant son départ pour le service militaire, « à valoir sur les droits à lui échu de la succession de ladite Modeste Guitton sa mère en avancement d’hoirie »*. Mais à cause du « départ précipité » de Jean, il ne put en consentir quittance à son père.

Pourquoi Jean est-il parti ainsi si rapidement ? Les causes, selon ledit Guitton, « sont assez généralement connues sans qu’il soit besoin de les motiver et détailler » ! Dommage pour nous.

 

D’autres détails sur Jean, en revanche, nous sont révélés, bien qu’on s’en serait peut-être passé… En effet, la liste de tirage au sort indique qu’il a été envoyé à l'hôpital militaire pour un « gonflement au testicule droit ». Oups.

 

En avril 1813 on retrouve Jean à Strasbourg. Il apparaît dans un registre de l'hôpital militaire de Strasbourg. Est-ce l’hôpital mentionné dans la liste de tirage au sort ? Le document n’est pas assez précis pour le dire. Hélas, c’est un registre de décès de l’hôpital militaire. Alors qu’il vient tout juste de fêter ses 20 ans, Jean s’éteint à l’hôpital.


L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais dans ce registre de décès, Jean est dit « réfractaire au dépôt général » (tandis que sur les autres actes de décès du registre, les affectations des soldats décédés sont précisées). Cette mention semble supposer que Jean était réfractaire. On peut donc imaginer qu’en tant que réfractaire le jeune conscrit aurait été arrêté et placé dans un dépôt militaire, puis qu’il aurait été transféré ou hospitalisé (car malade, blessé ou en mauvais état) et qu’il soit finalement décédé dans cet hôpital.

Un réfractaire désigne un conscrit qui refuse de se soumettre à la conscription obligatoire après le tirage au sort **. Pour mémoire, depuis la loi Jourdan-Delbrel de 1798, tout Français en âge devait exécuter son service militaire. Après le tirage au sort, les jeunes gens désignés devaient se présenter à la caserne ou au bureau de recrutement. Ceux qui ne se présentaient pas ou qui s’enfuyaient étaient dits réfractaires. Ils étaient considérés comme hors-la-loi, et pouvaient être poursuivis par la gendarmerie, arrêtés et incorporés de force et/ou condamnés à de lourdes peines (amendes ou prison). Or si Jean, déclaré « bon pour le service », a refusé d’aller rejoindre son régiment et est entré en clandestinité, que fait-il à Strasbourg, lui qui est originaire des Deux-Sèvres ?

 

Que de questions sans réponse en généalogie !


D’autant que le mystère s’épaissit : lorsque le jeune frère de Jean, Jacques junior, est appelé à son tour en 1818, il est exempté pour cause de « frère mort en service » (c'était un motif possible à cette époque pour échapper au service). Or si Jean (son seul frère aîné) est bien mort, il n’était pas en service proprement dit, si l’on considère qu’il était réfractaire.

En fait, le réfractaire se trouve dans une situation un peu ambiguë, entre le militaire et le civil. Juridiquement, le réfractaire n’est pas encore soldat : il n’a pas rejoint son corps, n’a pas prêté serment, et n’a donc pas de statut militaire au sens strict. Mais il doit l’être : la loi l’a déclaré « bon pour le service », il a été désigné pour un régiment. En refusant de le rejoindre, il devient un civil hors-la-loi, recherché par la gendarmerie. Sous la Révolution et l’Empire, les réfractaires sont poursuivis comme civils délinquants, mais pour un délit spécifique : la réfraction à la conscription. Une fois arrêtés, ils pouvaient être traduits devant un conseil de guerre (donc jugés comme des militaires, même s’ils ne l’étaient pas encore pleinement). Jean est donc un entre-deux : civil par sa situation effective, militaire par obligation légale. Un civil défaillant soumis à la juridiction militaire.

 

Alors que signifie la mention sur la liste de tirage au sort de Jacques : juste un terme conventionnel ? ou bien Jean n’était-il pas réfractaire finalement ?

 

Encore un mystère à éclaircir, un jour peut-être… Ou pas.




Quittance sans doute réalisée en vue de régler la succession de feue sa mère.

** À ne pas confondre avec les insoumis, qui ne se présentent jamais à leur régiment, ou les déserteurs, soldats déjà incorporés qui quittent l’armée sans autorisation.