« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 31 mai 2018

#Centenaire1418 pas à pas : mai 1918

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois de mai 1918 sont réunis ici.

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas forcément directement Jean François.

Les éléments détaillant son activité au front sont tirés des Journaux des Marches et Opérations qui détaillent le quotidien des troupes, trouvés sur le site Mémoire des hommes.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 

1er mai
Instruction par compagnie. Tir.

2 mai
Exercice de nuit.

3 mai
Instruction par compagnie.

4 mai
La 47e DI se déploie par voie de terre vers le Nord. Le bataillon fait étape sur Halloy. Départ à 7h. Itinéraire : Rubempré, Puchevillers, Beauquesne (Somme), Halloy (Pas-de-Calais).

Carte Villers-Halloy

5 mai
Étape sur Neuville-au-Cornet (près de Saint Pol). Départ 7h. Itinéraire : Lucheux, Ivergny, Beaudricourt, Estrée-Wamin (grand halte), Houvin, Moncheaux, Buneville, Neuville.

Carte Halloy-Neuville

6 mai
Travaux de propreté, installation au cantonnement.

7 mai
On a du mal à distinguer les soldats des civils, le front de l’arrière : c’est devenu une guerre totale. [1]

8 mai
Ordre de bataillon n°196 (cassation).

9 mai
Séjour à Neuville au Cornet. Instruction.

10 mai
La guerre n’a pas seulement détruit les maisons, les villes et les vies : elle a détruit les rêves, la foi et l’espoir. [1]

11 mai
Poursuite de l’instruction.

12 mai
Nous sommes toujours au cantonnement de Neuville au Cornet.

Neuville au Cornet © Geoportail

13 mai
Revue passée par le Général de Division en présence de deux Généraux canadiens.

14 mai
Préparatifs de départ. 32 gradés et chasseurs viennent grossir nos rangs.

15 mai
Le bataillon embarque en camion à 7h30 à Buneville (près de Neuville au Cornet) ; débarque à Bout de la Ville (près Fauquembergues, Pas de Calais) à 11h35. Nous cantonnons en différents mieux autour de Fauquembergues (St Martin, Bout de la Ville, Villametz).

Carte Neuville-Fauquembergues

16 mai
Les équipages, partis par voie de terre hier, nous rejoignent. Installation dans les nouveaux cantonnements.

17 mai
L’adjudant Verollet est inscrit au tableau spécial de la médaille militaire.

18 mai
Instruction par compagnie. Tir.

19 mai
Exercice de cadres de division.

20 mai
Exercice de cadres de groupe.

21 mai
Instruction par compagnie. Tir.

22 mai
Instruction par compagnie. Tir.

23 mai
Aucune note pour ce jour.

24 mai
Le sous-lieutenant Viallet est nommé au grade de lieutenant.

25 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

26 mai
Les exercices d’instruction par compagnie vont se poursuivre toute la semaine.

27 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

Soldats avec une mitraillette, 1917 © Gallica

28 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

29 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

30 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.

31 mai
Instruction par compagnie ; service en campagne et tir.


[1] Documentaire Arte "14, des armes et des mots"


jeudi 24 mai 2018

#Généathème : Autour de la famille

J'ai choisi la famille Prost, étudiée sur trois générations, à voir et/ou à lire.
Pour ceux qui préfèrent voir, voici une infographie :

Pour les plus curieux, voici le détail à lire :
  • Génération n°1
- les grands-parents sont originaires de Martignat, petite commune de l'Ain dont le bourg se situe à 500 m d'altitude et compte environ 650 habitants. Nés sous l'Ancien Régime, ils se marient en 1798. Ils auront 4 enfants, dont les trois premiers meurent en bas âge. Cultivateurs et propriétaires, ils ne savent pas signer. Cependant, ils ne devaient pas vivre dans l'indigence car ils laissent un héritage relativement important : en effet, même si nous n'avons pas de détail sur leurs possessions, nous savons que le mobilier est évalué à 71 francs et 41 francs pour le revenu des immeubles (soit 112 francs). Marie Françoise meurent en 1832, à 69 ans et François en 1840, à 70 ans.
  • Génération n°2
- les parents : mon ancêtre Jean Marie est donc le seul survivant de sa fratrie. Né le 9 frimaire an XIV, ou le 30 novembre 1805, il fait sa vie à Martignat, comme ses parents. Cependant on le voit d'abord exercer le métier d'aubergiste (1828/1838), avant d'être dit cultivateur (1852/1860), puis enfin, au moment de son décès, rentier. Instruit, on le voit signer plusieurs documents. En 1827, il épouse une fille de cultivateurs de Cerdon, commune située à une vingtaine de kilomètres au sud ouest de Martignat, nommée Marie Moillie. Ils sont alors âgés de 21 ans et sont tous les deux descendants du couple Louis Bondet et Claude Robin (à la 7ème et 8ème génération). Ensemble, ils auront cinq enfants (cf. ci-dessous). Lorsque Marie meurt, en 1882, à 77 ans, elle laisse à ses enfants un patrimoine évalué à 132 francs. Lorsque son époux décède à son tour, l'année suivante (à l'âge de 78 ans), l'héritage a légèrement fondu : il n'est plus que de 125 francs.
  • Génération n°3
- les enfants : Rompant avec la tradition familiale, l'aîné, Auguste, se fait gendarme. Du fait de son métier, il déménage souvent : on le voit dans le Loiret, la Sarthe et le Loir et Cher notamment. On lui connaît deux enfants, mais vu ses nombreux déménagements, d'autres ont pu nous échapper. Il meurt à 60 ans dans le Loir et Cher.
La seconde, Célestine, reste à Martignat. Elle est ouvrière en soie, profession courante dans ces régions de l'Ain, qui peut s'exercer soit en manufacture soit en complément d'une activité agricole plus classique. Elle décède à 21 ans, sans s'être mariée.
Le troisième, Jean Baptiste, naît à Martignat. En 1886 il est dit cultivateur dans cette commune. Il épouse alors une fille de Montréal la Cluse, commune voisine, mais on perd leur trace ensuite. Ils ne semblent pas avoir eu d'enfants dans aucune des deux communes et leurs décès n'ont pas été trouvés d'après les ressources en lignes.
La quatrième, Marie, est aussi ouvrière en soie. Elle fait sa vie à Martignat, où elle se marie en 1864. Elle mettra au monde trois enfants. Son décès n'a pas été trouvé.
La dernière, enfin, Marie Philomène, est la grand-mère de ma grand-mère. J'ai déjà raconté son histoire à propos du "projet Philomène". Cultivatrice, elle est elle aussi restée à Martignat. Instruite, elle signait son nom, même s'il lui arrivait d'intervertir deux lettres de son prénom parfois ! Elle épousa Alphonse Gros dont elle eu trois enfants. Elle mourut en 1928 à l'âge canonique de 85 ans, ce qui fait d'elle l'une des plus âgée de mes ancêtres.


samedi 19 mai 2018

#RDVAncestral : Né post mortem

Le petit groupe marchait tranquillement le long du chemin, les muscles endoloris après une longue journée de travail. Fatigués mais heureux. Je les avais rejoint, mais je me faisais discrète car contrairement à eux je n’avais pas passée une journée harassante aux champs, et je ne voulais attirer sur moi ni regards de jalousie, ni railleries. Au fur et à mesure des sentiers qui quittaient le chemin principal, quelques personnes quittaient le groupe sur un « à demain ! » joyeux afin de regagner leurs propres fermes. Plus on s’éloignait des champs où grossissaient chaque jour le tas de bottes moissonnées, plus le groupe s’étiolait. Je marchais en silence à côté de René, resté un peu en arrière du groupe, perdu dans ses pensées. Je respectais son silence, me faisant encore plus discrète qu’avant, si cela était possible.

Devant nous, la forte carrure de son frère Jaques, plus âgé que René de trois ans. Volubile, il marchait en remuant les bras et en s’esclaffant : il devait raconter une anecdote apprise au cours de la journée par un quelconque voisin. A son côté leur aînée Marguerite, qui avait huit ans de plus que René, marchait d’un pas plus calme, écoutant probablement d’une oreille distraite l’histoire de Jacques, comme elle en avait l’habitude. Devant eux leurs parents, Marguerite et Jean. Enfin, leurs parents : ce n’était pas tout à fait vrai : Jean était le second époux de Marguerite. Leur véritable père c’était Jacques Coeffard. Je savais que René y pensait souvent à ce Jacques ; c’était d’ailleurs la raison de ma présence ici. Sans doute parce qu’il ne l’avait pas connu. Jean était un bon mari, il s’occupait bien de René et de toute la famille. Mais ce n’était pas son père. Pas vraiment. De son véritable père, on n'en parlait jamais à la maison. De plus, les faibles indices qu'il avait appris au sujet des circonstances de sa naissance peu ordinaire et entourée de mystères le troublaient et il y pensait souvent. Comme ce soir sur ce sentier.

Ayant atteint la ferme, chacun se mit aux tâches qui lui étaient dévolues : s’occuper des poules, arracher les légumes du potager pour la soupe du soir, affûter les couteaux… Près du feu, je regardais Marguerite qui observait son fils depuis un moment. Je crois que j’étais arrivée au bon moment. Souvent elle avait remarqué que René avait tendance à s’enfermer dans le silence, comme en retrait. Rien à voir avec l’exubérance de Jacques. Mais c’était de plus en plus fréquent ces temps-ci. Après le repas, alors que chacun s’apprêtait à aller se coucher, Marguerite retint René.
- Que se passe-t-il mon fils ?
- Rien, maman.
- Reste un peu avec moi une minute.
Je ne savais que faire : devais-je m’en aller moi aussi ? Marguerite, voyant mon hésitation, m’assura que je pouvais rester également. Ouf ! Car je pressentais que ce moment était important.
- A quoi penses-tu ?
René garda le silence un instant. Hésitant. Il ne voulait pas faire de mal à sa mère, remuer des souvenirs douloureux. Mais il voulait savoir. Devinant ses pensées, je retenais mon souffle, de peur que le moindre geste fasse reculer René. Enfin il prit la parole.
- Je sais que Jean n’est pas mon vrai père, même s’il a toujours été très bon avec moi, mais je voudrais savoir…
Il ne termina pas sa phrase. Peut-être lui-même ne savait-il pas vraiment ce qu’il voulait savoir !
Mais sa mère vint à son secours :
- Tu veux en connaître un peu plus sur les circonstances de ta naissance et la disparition de ton véritable père, Jacques ?
- Oui, c’est ça, avoua René dans un souffle, les yeux au sol.


Ombre © mystere-poetique.skynetblogs.be

Marguerite eut un sourire pour son fils. Elle ne prit pas la parole tout de suite. Se replongeant dans ses souvenirs. Enfin, elle commença son récit :

- Je me rappelle un jour, c’était la fin de l’été. Je te regardais dans ton berceau, un pauvre sourire sur les lèvres. Tu n’étais qu’un bébé qui s’endormait doucement, les poings serrés. Repus, car tu venais de finir de manger, tu poussais de temps en temps des soupirs de satisfaction, tout en t’abandonnant au sommeil.

Dire que cet enfant aurait dû faire ma joie, pensais-je alors. Promesse d’un futur qui ne sera jamais sans doute. Rappel d’un passé douloureux sûrement.

Je me disais : « Oh ! Jacques ! Pourquoi m’as-tu quitté si vite ? Tu n’as même pas su que j’attendais un autre fils. Je m’apprêtais à te l’annoncer le jour où… ».

Le cœur serré, Marguerite nous raconta ce triste soir où mon père s’est tenu sur le pas de la porte, tournicotant son chapeau entre ses mains, n’osant franchir le seuil de la maison.
Toute à ma joie de la bonne nouvelle à annoncer, je ne remarquais pas immédiatement la figure ravagée de mon père. Ni le fait qu’il était seul. Et puis tout d’un coup je compris, sans qu’une parole ne fût échangée. Ce qui s’est passé ensuite reste flou dans ma mémoire. Le retour du corps de Jacques dans une charrette à bras tirée par des voisins, les funérailles lors d’un jour froid de février de 1724 dans le cimetière de Saint Hilaire de Mortagne, et puis ce ventre qui ne cessait de prendre de l’ampleur, gonflé de vie. La vie qui avait été retirée à celui qui était à ses côtés pour la protéger, veiller sur elle et leurs enfants. Durant toute leur existence. C’était ce qu’ils s’étaient promis. Mais cela ne sera pas.

Et puis le bébé était arrivé. Tu es arrivé. Et jamais je ne m’étais sentie plus seule.

René se crispa, mais Marguerite l’apaisa d’un regard et reprit le cours de son histoire :

Au début, les deux aînés avaient eu de la curiosité pour le nourrisson. Puis rapidement ils s’en étaient détournés. Je les soupçonnais un peu de ne le guère porter dans leurs cœurs, ce petit frère qui réclamait toute l’attention de leur mère. J’avais même surpris une fois un coup de pied en douce dans le baquet qui te servait de berceau. Mais comment leur en vouloir, alors que moi-même je n’étais pas loin d’éprouver les mêmes sentiments ! J’en avais honte : comment en vouloir à ce petit être innocent ? Mais je ne pouvais réfréner ses sentiments.

Deux mois après le décès de mon époux, c’était mon père qui partait à son tour. Ma mère étant décédée depuis une demi douzaine d’années, voici que j’étais devenue orpheline.
Comme je me sentais seule : mes parents  disparus, mon époux, mes beaux-parents. Il ne restait que moi, mes deux aînés de 8 et 3 ans et ce petit braillard qui ne cessait de réclamer sa pitance si fort et si souvent que  les voisins eux-mêmes ne devait plus le supporter ! Dans mon souvenir mes deux aînés n’avaient pas été aussi bruyants. Mais peut-être avais-je oublié… Ces cris étaient un rappel incessant de l’absence cruelle de mon époux.

L’inquiétude me gagnait : je ne pourrais sûrement pas rester à La Métairie maintenant que Jacques n’était plus là pour travailler la terre. Où irais-je avec mes trois petits ?

Enfin je sortis de ma torpeur :
« Allez ! Secoue-toi ma fille ! La besogne ne va pas se faire toute seule. »
Profitant du sommeil de René et du bref répit qu’il me procurait, je me concentrais sur mes tâches quotidiennes. Fataliste, je savais que je me remarierais. Sans doute rapidement car il fallait bien nourrir ces petites bouches affamées (et la mienne !). Alors la vie reprendrait son cours, comme si rien ne s’était passé. Je verrais mes enfants grandir, se marier et me donner des petits-enfants à leurs tours. Je me sentirais alors sûrement bien entourée et beaucoup moins seule.

Mais pour l’instant je ne voulais pas y penser. Ces dix années de mariage avec Jacques avaient été un tel bonheur, même si la vie n’était pas facile tous les jours, je ne voulais pas effacer cela d’un trait de plume. Je souhaitais garder encore ces heureux souvenirs pour moi seule. Encore un peu.

Jetant un œil au bébé endormi, je me fis ce jour-là le serment de l’aimer de tout mon cœur. Comme les deux autres. Comme si Jacques avait été encore là…

Le silence se fit sur cet aveu. Le visage de René était indéchiffrable.  Il se leva pour regagner son lit. Un instant il se retourna et ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose. Mais finalement il la referma et partit se coucher.

Marguerite semblais triste de cet aveu. Je lui posais une main sur le bras pour la réconforte :
- Ne vous inquiétez pas : il vaut mieux savoir. Même si c’est parfois un peu difficile à entendre. Il vaut toujours mieux savoir…