« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 25 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre V

 CHAPITRE V

"Vol ? Jalousie ? Adultère ?"


balance de la justice


Vol ? Jalousie ? Adultère ? Les mobiles ne manquaient pas. Seul l’argent ne semblait pas être en cause. Allongée sur mon lit mouvant, j’avais trouvé une position qui, bien que précaire, était à peu près stable. Je faisais le point sur ce que j’avais appris ces derniers jours. A peine installée, Sosa surgit. Après de prudents détours il se mit en devoir de me renifler d'un air suspicieux. L'examen ayant dû être concluant il s'allongea près de mon épaule et me donna de petits coups de tête sous le menton. Je le caressai d’une main distraite ce qui enclencha aussitôt un volumineux ronronnement de satisfaction. 

Je ne savais pas par où commencer, mais la confusion de mes sentiments me bouleversait. En l'espace de quelques mois toutes mes certitudes s'étaient envolées. D’une personne ordinaire j’étais devenue la descendante d’un assassin. Aujourd’hui pourtant, tout semblait indiquer qu’Henri n’avait commis aucun crime mais qu’on avait ourdi cette machination pour le faire plonger. Qui lui en voulait à ce point ? Qu’avait-il fait pour mériter ça ? Un lien ténu, mais sans doute décisif, devait relier ces faits les uns aux autres. Hélas il m’échappait encore. 

Le lendemain je décidai de retourner une dernière fois aux archives. J’y retrouvai Alcide Bodin. Il me proposa de se pencher sur les archives judiciaires pour confirmer son hypothèse. Le but de notre recherche du jour était donc… de ne rien trouver. Les voies de la généalogie sont impénétrables.
- Bon déjà, mettons-nous d’accord sur le vocabulaire. L’homicide est le fait de tuer un homme. Mais on distingue le meurtre (tuer sans préméditation), de l'assassinat (lorsque l'homicide est prémédité). Un crime est une action considérée comme très grave par la loi. On utilise aussi le terme crime pour désigner un homicide, mais tous les crimes ne sont pas des homicides. Par exemple, le viol, la torture, le vol sont qualifiés de crimes. Le meurtre est en général puni de 30 ans de réclusion criminelle. L'assassinat, quant à lui, est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Tous deux sont des crimes, passibles de la cour d'assises.
- La cour d’assise ?
- C’est une cour jugeant uniquement les crimes les plus graves, c'est-à-dire encourant une peine de plus de 10 ans. Elle comporte la cour proprement dite (Président et ses assesseurs) et un jury. La cour d’assises ne siège pas en permanence : les procès sont regroupés en session. Pour chacune d’elle on tire au sort les jurés parmi les personnes de plus de 23 ans figurant sur les listes électorales. Je te passe les détails de la finalisation du jury.
- OK.
 

- Maintenant les protagonistes : les « magistrats » sont les personnes qui rendent la justice. Il en existe deux catégories : les juges et les procureurs. Parlons d’abord du procureur (ou ses substituts). Il représente le Ministère public (qu’on appelle aussi le « parquet »), c'est-à-dire l’autorité chargée de défendre l'intérêt de la collectivité et l'application de la loi. Il intervient en majorité pour des affaires pénales. Dans le cas d’un crime, le procureur est obligé d’ouvrir une information judiciaire qu’il confie au juge d’instruction. Le juge d’instruction, lui, est indépendant du Ministère de la Justice. Il est chargé d’instruire, c'est-à-dire de rassembler des preuves quand une infraction est commise. Pour cela il s’appuie sur des enquêteurs de la police. Une fois l’enquête terminée et un suspect trouvé, le juge d’instruction le met en examen et éventuellement en détention provisoire. Le procureur reprend alors le dossier et le met en forme pour qu’il aille à l’audience. En cas d’homicide, aux assises. On parle de « magistrature debout » puisqu’à l’audience, les procureurs se lèvent pour s’exprimer (contrairement aux juges qui font partie de la de « magistrature assise », car ils exercent leur fonction dans cette posture).
 

- Je comprends. Le juge d’instruction est une spécialisation, tout comme d’autres sont juges aux affaires familiales ou juges d’application des peines.
- C’est ça. Tous les juges font partie de la magistrature du siège. De même il existe différents types de procureurs, en fonction de leur rang hiérarchique : avocat général, procureur général, substitut du procureur, etc… Ensuite, au tribunal, il y a l’avocat : c’est un juriste dont les fonctions sont de conseiller, représenter, assister et défendre ses clients. La partie civile ou demandeur est la personne qui s'estime victime soit d'une infraction (à propos de laquelle une action publique a été déclenchée par le ministère public) soit d'un préjudice (pour lequel une juridiction civile a été saisie). Enfin, il y a le juge (« du siège ») qui est chargé de trancher les litiges opposant des parties (ou plaideurs). Ça va toujours ?
 

- Oui, je te suis. Mais quelles sont les différences entre contravention, délit et crime ?
- Ah ! La contravention est l’infraction la moins grave où la peine encourue est inférieure à 3  000 euros d’amende. Le délit est la catégorie intermédiaire. Il est, comme le crime, défini par la loi et jugé par un tribunal correctionnel. Le crime, on l’a vu, est l’infraction la plus grave.
- Et là, dans les archives, on a les pièces du tribunal civil et du tribunal correctionnel. Quelle est la différence ?
- Comme je le disais à l’instant le tribunal correctionnel juge les affaires les plus graves. Le tribunal civil juge… les affaires civiles !
- Merci !
- Pardon : j’ai pas pu m’empêcher. Les affaires civiles concernent les conflits juridiques entre deux parties appelées le plaignant et le défendeur. Le droit civil est le droit applicable à tous les citoyens. Il est omniprésent dans la vie quotidienne car il concerne toutes les étapes de la vie d'une personne : naissance, travail, vie familiale, consommation...
- OK ! C’est plus clair pour moi. Dire que je me gave de séries policières depuis des années et que je n’ai jamais prêté attention à tout ça avant…
- Attention : là on parle de la justice en France. Rien à voir avec d’autres pays, comme les États-Unis par exemple.
- C’est noté !
 

- Parfait. Donc les archives judiciaires se trouvent en série U, pour ce qui concerne les affaires « modernes », soit après 1800.
- De mémoire, c’est la série B pour les affaires antérieures à 1800 ?
- C’est ça. Et en série L pour la période révolutionnaire. Les archives judiciaires sont assez rarement en ligne, mais on y viendra certainement. Comme pour les notaires, nos ancêtres faisaient assez souvent appel à la justice : demande de dommages et intérêts, nomination de tuteurs ou de curateurs, litiges de la vie quotidienne. La première étape consiste à consulter les tables. Elles permettent de trouver le nom de la personne et le motif de la condamnation. Parfois il faut passer par un second registre, appelé rôle judiciaire, qui permet de découvrir le numéro de la chambre qui a prononcé le jugement, ainsi que la date à laquelle il a été rendu.
- Oui, c’est le cas à Paris. J’ai déjà effectué une recherche auprès du tribunal de la Seine.
- Et ça c’est pour le tribunal correctionnel ou civil, mais il y a aussi les tribunaux de commerce, les conseils des prud’hommes, etc… Tout un monde merveilleux dont on n’a pas idée, ajouta Alcide en souriant. Et pour chacune de ces juridictions on peut trouver les décisions du tribunal (arrêts, jugements, référés, ordonnances) mais aussi des dossiers de procédures (procès-verbaux de police, déclarations de témoins, procès-verbaux de séances du tribunal…). Et si on faisait des travaux pratiques maintenant ?
 

Je ne sus pas trop s’il y a avait un sous-entendu dans cette phrase. Quoi qu’il en soit, nous avons passé les heures qui suivirent à éplucher les répertoires en tout genre… sans trouver aucune mention d’Henri. Plus tard Charlotte nous rejoignit. Ensemble nous avons passé au crible toutes les pièces du dossier. De temps en temps Charlotte et Alcide se concertaient à mi-voix, montrant là un détail de calligraphie, là une ombre sur le papier. Enfin, ils relevèrent la tête et Alcide déclara :
- Pour moi cela ne fait aucun doute. Ce dossier est un faux ! 


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mardi 24 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre U

 CHAPITRE U

"Une nouvelle virée aux archives s'impose..."


vieux livres


Une nouvelle virée aux archives s’impose ! J’en avais beaucoup appris sur Henri et son environnement en venant fouler sa terre, mais je n’avais pas trouvé la clé du mystère principal : quand et pourquoi Henri avait assassiné sa femme. Je signalai donc par un sms rapide à Charlotte que je revenais aux archives et que si elle avait un moment à m’accorder elle me trouverait en salle de lecture. Alexandre déclara qu’il avait d’autres obligations et qu’il ne pourrait pas m’accompagner. C’est donc seule que je me rendis à Dammarie-les-Lys. 

Le trajet me permit de réfléchir à nouveau à cette histoire. Tandis que je marchai en direction du bâtiment des archives, je sentis un picotement dans la nuque, comme l’impression d’être observée. Je me retournai mais ne vis personne. Je repris ma route… Et ne vis pas la silhouette aux souliers vernis reprendre sa marche derrière moi. 

Arrivée aux archives je voulais explorer plusieurs pistes. Je demandais les premières cotes et pour patienter je me plongeai dans les inventaires à la recherche de nouveaux éléments pour faire rebondir mon enquête. Un archiviste vint me signaler aimablement que mes documents étaient arrivés et avaient été déposés à l’emplacement qui m’était dévolu. Je le remerciais et pris la direction de ma table. 

C’est ce jour-là aux archives que se produisit une anecdote que je n’aurais probablement pas retenue sans les événements qui ont eu lieu peu après. Debout devant ma place, un homme se trouvait en train d’examiner avec soin les registres qu’on avait déposés pour moi, cherchant visiblement une chose bien précise. C’était un petit homme aux yeux vifs et à la mine chafouine. Comme j’arrivai à sa hauteur, il releva brusquement la tête, surpris. Il afficha une mine déconfite comme s’il venait d’être pris en faute, et balbutia quelques mots d’excuse. Quelques secondes suffirent néanmoins pour qu’il retrouve son assurance et passe son chemin.
 

C’est à la pause déjeuner que je retrouvai Charlotte :
- Désolée, je n’ai pas eu une minute à moi ce matin. Mais tu as bien fait de venir : Alcide Bodin a réapparu.
Alcide Bodin ? Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne parvenais pas à le remettre.
- Le responsable de l’association généalogique locale. Tu sais, je t’en avais parlé.
- Ah ! Oui, ça me revient maintenant. Et donc il est là ?
- Oui.
- Tu lui as parlé de l’affaire ?
- Tu penses ! C’est un archiviste contrarié : ses parents l’ont obligé à reprendre le commerce familial, mais il n’a jamais aimé ça. Du coup il passe tous ses temps libres ici où ses talents et ses aptitudes se sont épanouis. Il compile et classe avec gourmandise. Je crois qu’il a lu absolument tous les documents conservés dans ce bâtiment ! Je te le présenterai tout à l’heure. En attendant, allons manger !

Après le déjeuner Charlotte tint sa promesse : elle rentra avec moi et me conduisit vers le petit homme qui s'était intéressé de si près à mes documents le matin même. Elle fit les présentations. Je ne sais pourquoi, je ne relevai pas son indélicatesse du matin. Charlotte lui rappelai le contexte de l’affaire qui nous occupait et je brossais un portrait rapide d’Henri et sa famille.
- Il travaillait essentiellement pour Houbé, celui qui possédait les tuileries et briqueteries de Mortcerf si ma mémoire est bonne.
D’un ton mielleux il releva :
- Mais oui ! Votre mémoire est excellente. Des archives vivantes… On prendrait sans doute plaisir à vous feuilleter. 

Déjà que je n’appréciai guère le petit homme et ses regards gênants, mais là j’eus carrément un haut le cœur. Je regardai discrètement Charlotte qui étouffait un rire derrière sa main.
- Bon, je vous laisse discuter, j’ai à faire. A plus tard.
Je lui lançai un coup d’œil désespéré, mais elle s’éloigna en riant. Surmontant mon aversion pour la fouine, j’acceptai le café qu’il me proposait.
- Charlotte vous a parlé de ce meurtre que nous ne retrouvons pas. Elle m’a dit que cela vous évoquerait peut-être des souvenirs. Vous avez trouvé quelque chose ?
- Oui, bien sûr… Le meurtre n'en n'était sûrement pas un !
- Quoi ?
 

A compter de cet instant l'intérêt de mon vis-à-vis ne faiblit plus. Aussi longtemps qu’il voudrait me parler, je ne répugnerais plus à l’écouter.
- Voyons, Mademoiselle, si vous entendez des sabots, vous pensez cheval… Pas zèbre. N’est-ce pas ?
- Oui mais…
- Mais rien du tout : s’il n’y a pas de trace de meurtre, c’est qu’il n’y a pas de meurtre. C’est aussi simple que cela.
- Mais… j’ai retrouvé des traces justement : des lettres de dénonciations, des rapports de police, des courriers officiels.
- Et bien, je ne sais pas d’où vous tenez vos sources, mais sachez que la Seconde Guerre Mondiale est une époque que j’ai spécialement étudiée. J’ai dressé des notes particulières pour chaque dossier jugé compromettant. De sorte que si un dossier venait à disparaître – c’est plus fréquent qu’on ne le croit, hélas – je conserverais par devers moi le dossier d’origine, sans mensonge ni fausseté. Puis-je vous demander où vous avez trouvé ces documents ?
- Il m’ont été donnés par une connaissance qui les tenait lui-même de son grand-père. Ce grand-père, aujourd’hui décédé, avait été un voisin d’Henri.
- Hum… Il faut revenir aux recherches premières, passer au crible l'ensemble des éléments, les trier, les classer et peut-être aussi les mélanger. Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, nous allons dénouer cette pelote de laine. Il n'existe pas de verrou qui n'ait sa clé. Voyons voir…
 

Tout au long du trajet du retour je m’étais échinée à trouver un lien cohérent à cette affaire (ou non-affaire ?), en vain. Qu’avait-on loupé ? Je me plongeais dans mes pensées. Un mot prononcé par Alcide - mais lequel ? - avait éveillé un écho en moi. Hélas, je ne parvins pas à m’en souvenir.
Revenue chez Alexandre, je lui exposai les découvertes du jour et l’hypothèse d’Alcide Bodin.
- Un faux ? Mais n’importe quoi ! Et d’abord qu’est-ce qu’il en sait, lui ?
- Ce n’est qu’une hypothèse. Écoute au moins ce qu’il a à dire…
- C’est ridicule !
- Mais tu ne trouves pas ça bizarre, toi, que cette histoire incroyable ne ressorte nulle part ?
- Tu as raison ! C'est une histoire incroyable. Mais ce n’est pas parce que ça ne te plaît pas que ce n’est pas vrai. Tu n'y peux rien ! L’histoire est implacable… et parfois féroce. Nous ne pouvons qu’en hériter et la respecter. Je crains que tu n’aies perdu ton temps aujourd’hui.
Il sourit et pivota sur ses talons.
- Le dîner sera bientôt prêt. Tu dois avoir faim.
 

Un silence pesant régnait sur notre table. Rien à voir avec l’ambiance des jours précédents. Une migraine commençait à poindre. J’avais envie d'aller me coucher. J’avais besoin d'être seule pour réfléchir calmement aux événements du jour. Mais l’atmosphère étant ce qu’elle était, si je montai maintenant, je devrais quitter Alexandre sur un conflit larvé et cela ne ferait qu'empirer les choses. Je dus me faire violence pour trouver des sujets de conversation insignifiants et tenter d’apaiser le climat avant de monter.
 

Une fois dans ma chambre, je réfléchis posément à la situation. Je savais qu’Alexandre était un homme de passion et de conviction, sûr de suivre le chemin qu'il pensait être le bon. Mais s'il avait tort ? Si Henri n’était coupable de rien depuis le début et qu’Alexandre avait simplement refusé de le voir ? Il était si facile de se leurrer quand on était persuadé d’un fait. 



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lundi 23 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre T

 CHAPITRE T

"Triste histoire"

 

- Triste histoire. Oui, bien triste.
Nous étions chez Honoré, un voisin du quartier qui avait connu Henri lorsqu’il était jeune, dans les années 1940. Henri était âgé d’une soixantaine d’années bien sonnée à l’époque.
Honoré était aujourd’hui un vieillard tout en rondeur. Un nuage de cheveux blancs saupoudrait son crâne. Des yeux doux, parfois un peu taquins, les pommettes roses, des joues bien remplies. La douceur l’environnait d’une aura bienfaisante.
 

- Vous souvenez-vous de l'incendie qui a ravagé la maison d’Henri en 1938 ?
- Bien sûr, comment pourrais-je l'oublier ? Une nuit, vers la mi-avril, il était 3 ou 4h du matin, nous avons été réveillés par des cris dehors. Mon père était déjà debout, tout habillé. Il nous a simplement dit "une maison brûle un peu plus haut". Depuis notre domicile on voyait le ciel se parer de sinistres lueurs rougeoyantes indiquant un incendie. Ma mère ne voulait pas qu'on quitte la maison, mais avec mon grand frère on n'aurait loupé ça pour rien au monde. Dès qu’elle a eu le dos tourné, on s’est faufilé à l’extérieur et, caché par l’ombre des bosquets, on a été assister au spectacle. Et oui, pour les gosses que nous étions, c’était plus une fête qu’un drame. Je suis désolé de dire ça, ajouta-t-il en me regardant.
Je lui fis signe qu’il était tout pardonné et l’invitai à poursuivre.
 

- D’ailleurs nous n’étions pas les seuls : on a vu quelqu’un d’autre sous les bosquets, mais on n’a pas vu son visage. Sans doute un autre gamin du quartier qui avait filé en douce comme nous.
En train de prendre des notes sur ce récit passionnant (effroyable bien sûr, mais passionnant), je ne prêtai pas attention à cette remarque anodine et enchaînai avec la question suivante :
- Les habitants du quartier sont-ils venus, comme votre père, pour lutter contre l’incendie ?
- Oui, bien sûr. Une chaîne humaine s’est formée pour arroser l’incendie avec des seaux d’eau. Ce n’était pas très efficace, mais au moins ils ont réussi à limiter les dégâts. Au petit matin la maison fumait encore, mais le feu ne s’était pas propagé aux autres habitations. Faut dire, la maison d’Henri était en brique : ça joue. L’incendie se propage moins vite. C’est sans doute ce qui l’a sauvée. La toiture par contre…
- Et Henri ? Vous l’avez vu ?
- Oui, il avait pris la direction des opérations pour coordonner les secours. Enfin, c’est ce qu’il nous a semblé de notre point de vue, car on n’entendait pas ce qu’ils se disaient : leurs paroles étaient couvertes par le bruit infernal du brasier. C’est fou ce que ça fait comme bruit, un incendie. Vous avez déjà entendu ça, mademoiselle ?
Dans un sourire, je lui répondis :
- Non, heureusement non…
 

Alexandre intervint :
- Et sa femme, à Henri, vous l’avez vue ?
- Attendez voir que je me souvienne. Non je crois pas. Il n’y avait que des hommes cette nuit-là. Pas de chemise de nuit, ajouta-t-il avec un sourire entendu dans le regard.
- Elle n’était pas là ? Où était-elle ?
- Hum… Ça, je l’ai jamais su.
- Que sont devenus Henri et Ursule après l’incendie ?
- Ben, je crois qu’ils sont allés habiter chez l’un de leurs enfants. Chez la Germaine, je crois. On voyait Henri régulièrement : il venait déblayer la maison et récupérer ce qui était encore en état.
- Henri ? Henri seul : pas avec Ursule ?
- Je saurais pas dire. Mais j’étais pas devant la maison en permanence à tout surveiller.
- Bien sûr… Et qu’est-ce qui avait provoqué cet incendie ?
- Ben… On n’a jamais vraiment trop su. Certains disent qu’il est parti de la cuisine à cause d’un feu de cuisson mal éteint. Mais je ne sais pas. Il y a eu du dégât quand même. Et une sacrée frousse, parce que nous, dans notre bosquet, on n'en menait pas large. C’était drôlement impressionnant. Finalement on est rentré chez nous la queue basse, sans se pavaner, je peux vous dire. C’était bien triste cette histoire. Oui, bien triste… Une autre tasse ? 


chocolat chaud


Je rempilai pour un second chocolat chaud, préparé à l’ancienne, qui fondait dans la bouche comme un nuage parfumé. Tandis que je me délectai, Honoré commenta :
- On n’en fait plus des comme ça, hein ? C’est ma mère qui le préparait de cette manière. Et encore : je ne le fais pas aussi bien qu’elle. Un petit gâteau pour aller avec ? me demanda-t-il en tendant une assiette pleine de sablés ronds et dorés comme des soleils.
Je déclinai les astres blonds pour demander ensuite :
- Et son arrestation ? Vous l’avez vue son arrestation ?
- Eh, non ! Je n’étais pas là. Mais on en a parlé bien sûr, vous savez ce que c’est.
- Pouvez-vous m’en dire plus ?
- Et bien, c’était pendant la guerre… en 42 ou 43 peut-être. Une Novaquatre noire est venue se garer devant la maison à ce qu’il paraît. Deux hommes en sont sortis. Ils ont été chercher Henri et sont repartis tout de suite. Ça n’a pas duré 5 minutes. Mais ne me demandez pas pourquoi ils sont venus. Ça je peux pas vous dire.
 

Honoré était du genre à ne pas colporter les ragots, et c’en était presque regrettable en l’occurrence : ça m’aurait bien aidé. A mon avis il ne disait pas tout mais je ne parvenais pas à déterminer si c’était par politesse ou pour garder par devers lui des éléments troublants.
- Comment était Henri, dans votre souvenir ?
- Hum… C’était un homme assez secret. Plutôt fier. Mais il ne se mélangeait pas trop aux autres. Oh ! Poli, attention ! Je ne veux pas dire. Mais réservé. Il aimait bien que tout soit comme il l’avait décidé, ça je m’en souviens. Il boitait, vous saviez ?
Je fis oui de la tête.
- Peut-être que c’était à cause de ça qu’il n’aimait pas trop se mêler aux gens. Une sorte de timidité à cause de son infirmité. Il n’avait pas fait la guerre à cause de sa claudication. Certains le lui ont reproché, bien sûr, mais il y a toujours des mauvaises langues pour dire n’importe quoi sur n’importe qui, hélas.
 

Enfin, j’osai poser la question qui me brûlait les lèvres :
- Et Ursule ?
- Comment elle était ?
- Non, comment est-elle morte ? Et quand ? Le savez-vous ?
Honoré fouilla sa mémoire.
- Non… Ça je peux pas dire. Je ne m’en souviens pas. Je suis désolé.
- Ce n’est pas grave, dis-je en dissimulant ma déception du mieux que je pouvais.
Honoré me regarda un moment avant de déclarer :
- Vous me faites penser à lui.
- A lui ?
- Oui. Des gestes, une attitude.
- Mais je ne l'ai pas connu !
- Il faut croire que ceux que nous avons aimés et qui ont disparu demeurent présents par des attitudes qui se transmettent de génération en génération. Leur mémoire demeure dans les gestes des vivants. 

Nous avons encore bavardé un moment, mais Honoré ne m’apprit rien de plus sur l’histoire d’Henri. 


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