« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 15 juillet 2017

#RDVAncestral : le mendiant

Je suis avec Suzanne. Nous faisons face à l’enclos paroissial de l’église du Quillio. Suzanne s’est arrêtée, indécise. Je respecte son silence. Son hésitation. Elle regardait fixement l’ensemble de bâtiments de granit. Je savais qu’elle ne voulait pas venir ici ; je lui avais un peu forcée la main. « Je n’en suis pas capable » m’avait-elle dit. Mais j’avais insisté. Et nous étions ici maintenant. Je regardais à mon tour : le muret de pierre, les colonnes de granit supportant le portail en fer forgé surmonté d’une croix, la placette délimitée par le muret et au fond l’église avec sa forêt de pinacles décorant le porche et les angles de l’église. A l’extrémité ouest, le clocher, tout blanc, couvert d’une toiture en ardoise et dominé par un coq en métal.

Le Quillio, enclos paroissial © le-quillio.fr

Brusquement Suzanne fit demi-tour, me laissant seule sur la place. Je ne lui en voulais pas. Je pensais ne même pas que nous arriverions jusque là, pour tout dire. Elle avait quitté cette paroisse depuis longtemps : étaient-ce les hasards de la vie ou les mauvais souvenirs qui s’y rattachaient ? Je n’avais pas osé lui poser la question.
Finalement, je traversais la place et franchis le portail. L’office était terminé mais quelques personnes flânaient encore ici et là, par petits groupes, devisant tranquillement, s’accordant un moment de repos avant le reprendre le labeur quotidien. 

Je ne le vis pas tout de suite, mais je savais où le trouver : il était toujours au même endroit, m’avait dit Suzanne. Je pris mon temps pour m’approcher. Effectivement, dans la pénombre profonde du porche, je commençais à le distinguer. Au début ce n’était qu’une ombre, puis la silhouette se fit plus nette. Il était assis, le dos au mur, les jambes repliées sous lui. Il était si concentré qu’il ne me remarqua pas au début. Il comptait les quelques piécettes que la charité des paroissiens lui avait octroyée au sortir de la messe. Je m’arrêtais à bonne distance pour le contempler sans l’offenser. Ses vêtement n’étaient que guenilles, la barbe lui mangeait les joues, ses cheveux étaient hirsutes et sales. Un profond sentiment de tristesse m’envahit. J’avais sous les yeux la misère. Non pas la misère ordinaire, mais celle d’un de mes ancêtres. Etait-ce pour cela qu’elle me touchait particulièrement ? 

Yves le Corre était le frère de la grand-mère de Suzanne. Il mendiait là depuis plusieurs années. L’affaire était un peu compliquée, et je n’avais pas su démêler le vrai du faux dans les différentes versions de son histoire que j’avais entendues : est-ce que sa famille l’avait abandonnée ? Est-ce lui qui avait refusé leur aide ? Y avait-il eu fâcherie irrémédiable ? Ou juste un désespoir qui vous entraîne vers l’abîme ? Il n’avait pas dû avoir une enfance très heureuse. Ses parents avaient été mariés 10 ans et avaient eu 4 enfants, dont une petite fille qui n’avait pas vécu. Puis sa mère mourut des suites d’une longue maladie alors qu’Yves n’était âgé que de 7 ans. Son père s’était rapidement remarié et un garçon était venu agrandir la fratrie dès l’année suivante. Les années avaient passées et ce n’était qu’à 43 ans qu’il s’était finalement lui-même marié. Puis il était devenu veuf à son tour.
Et aujourd’hui, à près de 80 ans, il était là. Seul. A mendier sous le porche de l’église. 

Je comprenais Suzanne qui ne voulait pas venir. Ne pas voir ce spectacle désolant. C’était le frère de sa grand-mère - un parent relativement éloigné, donc - mais ça devait lui déchirer le cœur de le voir ainsi.

Est-ce parce qu’il avait fini de compter ses pièces, ou m’avait-il aperçu du coin de l’œil ? Il releva la tête et tendit son bras vers moi. Sans un mot. Juste un pauvre sourire qui n’éclairait pas sa triste face. Dans sa main, une coupelle en argile dans laquelle tintaient quelques pièces. Je me penchais vers lui. Nos regards se fixèrent, intensément. Je lui mis dans la main de la monnaie que j’avais prévue à cet effet. Je gardais un moment sa main dans les miennes, sans que mes yeux ne quittent les siens un seul instant. Combien de temps cela a duré, je ne saurais le dire. Mes émotions se bousculaient. C’était un moment très fort. Est-ce qu’il perçu quelque chose de particulier, moi qui étais sa descendante ? Nous avons l’air aussi ému l’un que l’autre. 

Finalement c’est l’arrivée du curé, un quignon de pain à la main, qui nous sépara. Je partis vite, écrasant une larme au coin de l’œil : je savais que d’ici la fin de l’année il trouverait la mort, par une nuit froide de décembre. Le curé de la paroisse écrirait sur le formulaire pré-rempli du registre de décès qu’il n’avait pas survécu au-delà de quatre heures du matin, il mettrait « mendiant » à côté de « profession » et que les deux témoins cités dans cet acte seraient un colporteur et un laboureur.

Ces quelques lignes ne disaient rien. Et pourtant elles disaient tout : la pauvreté, la solitude, l’absence familiale…La triste fin d’une pauvre vie.


Rencontre avec Yves le Corre, frère de mon ancêtre Marie, mendiant, décédé le 30 décembre 1815 au Quillio (Côtes d’Armor).


3 commentaires:

  1. Powerful! J'en ai les larmes aux yeux. Annick H.

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  2. Cette rencontre est écrite avec un vrai talent de conteuse, passionnant à lire. Je t'admire d'avoir réussi à te confronter à un tel sujet dans ta famille. Ton récit est un hommage à cet homme malheureux.

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