- Racontez-moi !
- Hum… Au début on n’y croyait pas, je pense. Chacun imaginait qu’il n’était pas concerné, hors d’atteinte de la maladie.
La place de l’église était silencieuse. Je n’osai rompre cette atmosphère propice aux souvenirs et au récit.
- Avec le recul, on s’est aperçu que cela avait commencé bien avant cet automne 1639. Les années précédentes on avait déjà eu des vagues d’épidémies, mais en général elles restaient en sommeil pendant l’hiver. Et ces quelques mois de trêve nous faisaient oublier la violence de la contagion. La mémoire est courte. Et des fois le fléau ne touchait que l’extrémité de la province : c’est loin. C’est chez les autres !
Des hôpitaux temporaires ouvraient leurs portes, soignaient les gens et fermaient. Mais cela restait abstrait. On croit alors que la crise est passée, sans se rendre compte que les gens n’ont pas tous été soignés…
Cette année-là, tout a commencé en juillet. Le mal a pénétré en ville, d’abord.
- En ville ?
- Oui : à Angers. Rapidement, la situation s’est aggravée parce que de pauvres métayers, des closiers et autres gens de labeur des paroisses voisines s’entassaient dans les maisons et les rues de la cité. Ils avaient désertés leurs villages à cause du prix élevé des blés et étaient venus en ville avec femmes et enfants pour demander aumône et assistance.
Et puis le mal a débordé de la cité et atteint de nombreuses paroisses des campagnes alentours, un peu partout dans la province.
- C’est la circulation des personnes et des marchandises qui a répandu le mal ?
- Sans doute. Même si nous n’en n’avions pas conscience : à l’époque, le retour du mal a été perçu comme une fatalité inévitablement liée à la belle saison.
Au début, à l’été, l’épidémie était ni plus ni moins violente que celle des années précédentes. Mais dans les premiers jours d’octobre, elle s’est subitement aggravée dans de nombreuses paroisses de l’Anjou.
Danse macabre © abbaye-chaise-dieu.com
- C’était une nouvelle épidémie de dysenterie, n’est-ce pas ? Rien à voir avec la peste ?
- Oui : dysenterie et peste sont des maladies trop distinctes l’une de l’autre et, hélas, trop fréquentes pour que l’on s’y trompe et qu’on les confonde.
Cette dysenterie est apparue soudainement et simultanément avec une brutalité particulière. Avant la saint Denis, le mal était enraciné de tous côtés tant dans les villes que dans les champs.
- Les docteurs devaient être débordés ?
- Plutôt les curés, je le crains… Sur la fin de l’année une infinité de personnes avait été emportée.
- Sait-on ce qui a provoqué cette crise ?
- Le fléau a sans doute été accentué par la sécheresse exceptionnelle qui s’est abattue en Anjou pendant l’été. Les puits et les fontaines étaient à sec, ou encombrés d’une eau sale et boueuse que nous avons été obligés d'utiliser et de boire.
Et forcément la circulation des personnes a accentué la situation puisque le mal était contagieux. Mais comment l’éviter ? On ne peut pas empêcher les gens de sortir, de travailler, de s’occuper des bêtes !
Je ne répondis rien : à cette époque oui c’était sans doute impossible.
- A la sainte Odile tout était fini : le mal a disparu avec la même soudaineté qu’il était apparu quelques semaines plus tôt.
- Et… pour votre famille ?
Perrine pinça les lèvres et ferma les yeux un instant.
- Le malheur n’a pas épargné ma maison : ma petite sœur Louise, née seulement une dizaine de jours plus tôt, a contracté la maladie la première. Elle n’a pas survécu. Ce n’était pas un phénomène nouveau : passer l’âge des nourrissons n’est pas toujours facile. Pratiquement en même temps, mon aîné Guillaume, ma cadette Marie Françoise et moi-même avons contracté le mal. Je n’avais que 7 ans : je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette triste période. Mais on me l’a souvent racontée et j’ai parfois des images floues, des sentiments qui me reviennent.
- Comme quoi ? Demandais-je la gorge serrée.
- La chaleur surtout.
- Due à la fièvre ?
- Oui. Et puis ma mère. Penchée sur moi, le visage inquiet.
- C’est en vous soignant qu’elle… a contracté la maladie elle aussi ?
- Sans doute… Quand je me suis réveillée, on m’a dit que ma maman était partie, que je ne la verrais plus, que le Seigneur veillait sur elle à présent.
Après un silence, Perrine reprit sa narration :
- Ma sœur n’a pas survécu non plus, mais mon frère et moi, oui.
Après un nouveau silence, les yeux perdus dans le passé, Perrine soupira et releva la tête.
- Ainsi va la vie.
Je devinai les mots que Perrine n’avait pas prononcés : pourquoi elles et pas mon frère ou moi ? L’arbitraire de l’épidémie, la peine des êtres chers disparus, les remords des survivants.
Je n’ajoutai rien. Il n'y avait rien à dire. J’aidai Perrine Contereau, désormais vénérable grand-mère, à se lever du banc ou nous étions installées et la raccompagnai à son domicile.
Voilà qui remet les choses à leur place en cette période de crise. Pas la première, et sans doute pas la dernière...
RépondreSupprimerIntéressante mise en perspective d'un climat épidémique par le biais du #RDVAncestral. L'histoire a toujours tendance à un peu bégayer même si les époques évoluent.
RépondreSupprimerCes confidences sont terribles, mais bien vraisemblables, hélas.
RépondreSupprimerL'histoire se rejoue toujours... il faut croire que la mémoire humaine est trop courte.
RépondreSupprimerToute ressemblance... Il est certain que les épidémies se diffusaient moins rapidement mais nos ancêtres étaient d'autant plus touchés qu'ils n'avaient que peu de moyens pour se soigner. Et oui, l'histoire n'est qu'un éternel recommencement avec ses joies et ses peines... comme celle de Perrine
RépondreSupprimerL'Histoire bégaie, c'est une évidence, ce RDV Ancestral est là pour nous le rappeler mais aussi pour relativiser ...
RépondreSupprimerMarie (@Eperra]