Sur les pas de Cécile
Cécile a la bougeotte : je lui compte 31 adresses différentes en près de 80 ans de vie ! Record du monde du nombre de crèches (dans mon arbre tout au moins). Elle a déménagé plus souvent que le vent ne tourne. Ça été un peu duraille de la suivre.
Durant son enfance, la gamine a fait ses valises 4 fois avec ses parents, de Rochecotte à Angers. Toc ! On démarre le compteur.
Jeune mariée, elle suit son Augustin, ce gendarme qui bougeait ses fesses au gré de ses affectations en Anjou. Paf ! 2 nouvelles adresses au tableau de chasse. Puis Augustin démissionne de la maréchaussée (mais ça il faudra que je vous en reparle) et la famille se dépiaule au grès des emplois, d’abord en Anjou (1 baraque en plus, crac !) puis en Aveyron, du côté de Decazeville. Là, j’imagine qu’ils ont chopé un train pour y aller car c’est carrément une autre région, pas une petite trotte du dimanche.
Le chemin de fer est en plein développement depuis ses débuts dans les années 1830. Des grandes Compagnies (Paris-Lyon-Méditerranée, Paris-Orléans, etc…) ont obtenu des concessions pour aménager le réseau d’intérêt général. En 1865 les départements et les communes sont autorisés à exécuter, soit eux-mêmes, soit par voie de concession, des voies ferrées d'intérêt local, pour desservir les coins paumés. Le maillage territorial ferroviaire était déjà balèze (18 000 km environ). Le chemin de fer c’était la fin de l'isolement, le début des grands déplacements, le monde qui se rétrécissait à grande vitesse. C'était bien plus qu'un moyen de transport. C'était un symbole, celui d'une époque qui avançait à toute vapeur, sans se soucier du rétroviseur.
Est-ce que Cécile et Augustin sont passés par Tours, Limoges et Brive, finissant leur trajet par le tronçon Capdenac-Aubin, créé à la fin des années 1850 justement pour desservir le pôle houiller et sidérurgique majeur que devient Decazeville ? Bon, en tout cas, sûrement une belle galère de voyage qui ne s’est pas fait à bord de l’Orient Express ! Comptez un jour et demi minimum, avec 3 ou 4 correspondances dans des trains qui roulaient à 40 ou 60 km/h, crachant une fumée noire qui noircissait le ciel et les poumons. Cécile a sans doute fait le voyage en 3ème classe, sur des banquettes de bois nu qui te sciaient le derrière, dans des voitures bruyantes, non chauffées, probablement sans toilettes encore, qui secouaient ses passagers mieux qu’un panier à salade. Toujours mieux qu’en voiture à cheval qui mettait 10 à 15 jours, dans des conditions guère plus chouettes, cahotant sur des routes défoncées.
Mais revenons à nos moutons et à nos changements de cloche : le père d’Augustin lui a en effet trouvé un poste de garde mine à Aubin, dans le nouveau bassin minier de Decazeville alors en plein essor. 3 nouvelles adresses en 4 ans. Bim !
La famille revient ensuite à Angers, et là, c'est le grand festival : 11 nouvelles adresses en 16 ans. Selon la tradition familiale, Augustin était journalier dans des fermes (ou peut-être dans des usines, mais ça c’est moi qui le dis parce qu’il habite exclusivement en ville et les fermes c’était pas trop l’ambiance du coup). Un jour ici, un jour là. Des boulots qui s’usent plus vite que les bottes et des fiches de paye qui font honte à l’encre. Quand il n'y avait plus de travail, on le renvoyait. Il mettait ses effets dans un coffre, la marmaille par-dessus, le tout dans une charrette à bras, et partait avec toute la famille à pied à la recherche d'un nouvel emploi. J’vous l’dit : la joncaille ne coulait pas à flot comme les chutes du Niagara. À mon avis, c’était plutôt le désert de Gobi.
D’après mes investigations pendant cette période, il a été journalier au moins dans une usine d'Angers, une filature (en 1901). C’est ce que j’ai de plus précis. C'est-à-dire pas grand-chose en somme.
Toujours selon la tradition orale Augustin recherchera ensuite, par ses propres moyens, à pied, du travail dans la région parisienne (durée de la vadrouille : 10 à 15 jours).
Du taf, il en trouve. Du coup, il fait venir femme et enfants à Ivry. Mais il ne reste pas sédentaire : 6 turnes supplémentaires en 9 ans, entre Val de Marne et Paris 13e. Boum !
C’est là que décède Augustin. Mais là, c’est pas fini. Pendant ses 23 ans de veuvage, Cécile va naviguer dans le 13ème arrondissement de Paname : 4 nouvelles adresses. Hop ! On arrête le compteur à 31.
Ça en fait des déménagements. Pas des « on-cherche-un-meilleur-quartier », non, plutôt des « le loyer est trop cher ». Cécile, elle a porté ses meubles sur le dos de la misère et son courage dans un torchon.
Elle a fait entre 1 600 et 2 000 km dans sa vie (la distance précise est difficile à évaluer car on ignore quelles routes elle a prises dans chacun de ses déplacements). Une furieuse ration de kilomètres en tout cas ! Rien qu’en dépiaulage, leurs godasses ont dû demander leur démission.
Quelques mois, c’est la période la plus courte où Cécile est restée dans la même cabane. C’était en 1914. Il faut dire que le décès de son époux l’a sans doute obligée à déménager vite fait.
10 ans (et peut-être même 15) : c’est la plus longue période où Cécile est restée à la même adresse – et c’était après le décès de son mari et ses multiples emplois : de 1916 à 1926 elle a demeuré 68 rue Clisson (Paris 13e). Durant cette période elle a partagé son appartement avec Louis Rosala, la concubine de son fils Benoît (bon, elle c’est sûr, il faudra que je vous en entretienne aussi et que je vous explique l’histoire de cette belle-fille illégitime). Et de 1918 à 1921, au moins, s’y ajoute son fils François et sa famille. Je ne sais pas si Cécile habite toujours là entre 1927 et 1931, et si on vous le demande, vous n’aurez qu’à dire qu’on n’en sait rien. Mais ce qui est sûr c’est qu’en 31 elle a à nouveau déménagé.
Entre les petites masures d’Aubin (presque la campagne) et les immeubles de Paname si hauts qu’on dirait qu’ils montent jusque chez Saint Pierre, on peut dire que Cécile a connu la variété dans ses home sweet home.
Si on parle de distance, son plus court déménagement a lieu à la fin de sa vie (entre ses deux dernières adresses) de la rue de Tolbiac jusqu’à la rue Sthrau à Paris : 170 m (ce sont deux rues voisines).
Le plus long est entre Angers et Aubin : environ 500 km (déménagement qu’elle a fait dans les deux sens).
La recherche fréquente de gagne-pain est donc sans doute la cause de tous ces déménagements. La famille était modeste et les divers perchoirs qu’elle a occupés tout autant. À l’image de l’appartement de la Cité Jeanne d’Arc (Paris 13e) où a habité Cécile après le décès d’Augustin. Cette cité, aujourd’hui disparue, était composée de trois immeubles collectifs de six étages, situés dans le quartier de la Gare d’Austerlitz. On y entrait par une arcade. Ce grand ensemble était la propriété de l’Assistance Publique. Il avait été bâti entre 1869 et 1872, à l’initiative d’un propriétaire privé qui possédait ce terrain, dans un quartier où l’industrialisation galopait à fond, près de la gare, la raffinerie Say, les chocolats Lombart ou les usines Panhard-Levassor.
Les locataires étaient majoritairement composés du populo,
ouvriers attirés par les usines environnantes. Composé de 860 logements, dont 540 n’avaient qu’une seule pièce, ils
pouvaient abriter plus de 5 000 personnes. Mais ils étaient sans
confort, et la plupart de leurs occupant étaient des chômeurs, des ouvriers peu
qualifiés, ou des femmes seules. Ça suait la misère par tous les pores ici. Rapidement,
cet ensemble devient un ghetto insalubre et carrément craignos. Dans cette cité-là,
t’as l’impression que les bâtiments ont été construits avec les regrets d’un
architecte dépressif. À peine quelques années après sa construction une
épidémie de variole avait déjà ravagé la Cité. La Commission des logements
insalubres de la ville de Paris attribua l’insalubrité à la surpopulation des
bâtiments : dans les logements à une seule pièce prévu pour un couple (et
éventuellement un moutard en bas âge), on comptait souvent 5 à 7 bougres et
dans les 3 pièces ils étaient 8 à 10. Aïe !
La commission préconisa des
travaux, en partie réalisés en 1903. Les logements étaient sombres et vous
pouvez oublier la vue sur la mer, si vous voyez ce que je veux dire. Ils
n’avaient pas l’eau courante non plus, jugée comme un « gaspillage
onéreux » vu la mentalité et les habitudes des occupants (ben tiens !),
mais des bornes-fontaines furent établies au pied des bâtiments à la
disposition des locataires (merci Monseigneur). Un pavage avait rendu plus facile le nettoyage des
communs, que le sol crotteux des passages et impasses souillait constamment
auparavant. En clair, c’était pas ouf ces travaux.
En 1911, la situation
n’avait guère évolué favorablement : les huisseries étaient défectueuses,
les papiers peints en lambeaux, les vitreries parfois manquantes. Si l’humidité
payait un loyer, ces appartements auraient été riches comme Crésus. Même les
rats devaient faire demi-tour en voyant ce palace. C’était pas joli, joli quoi. On projeta de démolir la Cité mais la
destruction fut reportée à cause de la Première Guerre Mondiale. C’est à l’été
1914 que Cécile y emménagea. Et c’est sûrement pas ici qu’elle a marché sur des
tapis moelleux comme une tranche de pudding. Elle y resta deux ans. En 1924,
l'Assistance publique céda la Cité à une société privée. Dans les années 1930
la démolition de ces « bâtiments lépreux et sordides » est finalement
actée et réalisée.
Ça me donne un peu le cafard de savoir que Cécile a vécu dans cette Cité miteuse. Mais à vrai dire, j’ignore comment était ses autres domiciles : c’était peut-être comme ça souvent. Des cagibis où même un hamster claustrophobe ferait la gueule, et une vue imprenable sur le mur du voisin. J’espère que non.






La fréquence de déménagement comme indicateur de pauvreté... C'est dur. J'y reconnais (même si c'est dans une moindre mesure) certaines de mes familles rémoises...
RépondreSupprimerA l'époque, non plus, il ne suffisait pas de traverser la rue pour trouver du boulot. Malgré la rudesse du fond du récit, la forme me fait sourire. Un régal !
RépondreSupprimerWaouh 31 fois !
RépondreSupprimerCe chapitre est terrible ! Dans tous les sens du terme.
RépondreSupprimerImpressionnant cette errance dû à la rudesse de la vie.
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