« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 5 novembre 2025

E comme enfants pluriels

Sur les pas de Cécile

 

    Chez Cécile, les mômes, ça arrive plus vite que le salaire. Elle en a couvé onze, comme une poule dans un courant d’air. Onze petites vies qu'elle a portées, nourries, aimées. Ça fait une naissance tous les 20 mois en moyenne. 15 mois est le temps le plus court entre deux naissances. 32 mois le plus long. Faut dire, à l’époque, on faisait les gosses comme on allume les chandelles : en espérant qu’ils tiennent plus de deux Noëls. 


Une fratrie nombreuse © Création personnelle d'après Bing 

 

    Cécile a eu 3 filles et 8 garçons. Sur la fratrie, deux lardons ont été prénommés Alexandre et deux autres Marie. Et je ne parle pas des Augustin et des Augustine intergénérationnels. Le genre de doublons qui mettent les généalogistes dans des états pas possibles. De nos jours, ça ne passerait pas trop, mais hier c’était courant (voir ici les critères qui déterminent le choix des prénoms au XIXème siècle). On ne jugera pas nos ancêtres sur ce point, même si à nos yeux de contemporains, on trouve qu’ils abusent carrément.

     Ces gosses, c’est un peu de tendresse dans une pelle de boue. Ils te prennent en otage avec un sourire édenté et des cris stridents. Mais le destin, ce vieux grincheux, n'avait pas fini de s'amuser avec Cécile. Tous ces gosses n’ont pas vécu la belle vie, loin de là. Quatre sont décédés en bas âge – quatre petites tombes plus profondes que le désespoir - et trois autres pendant la Première Guerre Mondiale (j’y reviendrai dans un autre article). Sept occasions d’avoir le cœur brisé.

    Cécile a vu 4,5 de ses enfants mariés. Oui, je sais 4,5 c’est bizarre. En fait 4 se sont vraiment mariés et 1 autre était à la colle avec une meuf et a eu une descendance sans être marié officiellement. Comme j'ai pas toute la journée et que vous non plus, on va commencer tout de suite le petit tour d'horizon des gosses de Cécile, enfin ceux qu’ont eu la chance d’avoir une vie.

 

    L’aîné, Louis Prosper, n'était pas pressé de passer la bague au doigt. Il a attendu ses 37 ans pour se caser avec une femme dont le mari avait disparu des radars depuis une vingtaine d’années, avec qui elle avait eu deux loupiots – une histoire aussi claire qu'un jus de chaussettes que je détaillerai à la lettre U de ce ChallengeAZ. Ensemble ils n’ont pas eu de descendance. Côté boulot, Louis a été scieur de long (1897), emballeur (1923) puis préparateur (1931). Après l’errance domiciliaire de son enfance (voir à la lettre D), il a jeté l'ancre principalement à Ivry, cette banlieue parisienne où l'on entassait le populo. À la cinquantaine, en 1931, on le retrouve à Gentilly (toujours en banlieue parisienne). Ensuite, je n'ai plus trop de nouvelles de lui. En 1933 sa bourgeoise perche à Viry Châtillon (on le sait parce qu’elle est témoin au mariage d’une nièce de son légitime). En 1936, demeurant à Paris 11e, elle est dite veuve. Mon cerveau a fait des heures supplémentaires, mes neurones ont chauffé comme des pistons de locomotive, mais impossible de mettre la main sur le décès de son mari. Y a pourtant pas longtemps entre 31 et 36, mais rien à faire. Que dalle. Pourtant j’ai bien cherché. Et je suis sûre qu’il est décédé à un moment donné, vu qu’il est né en 1877 et que, s’il n’était pas mort, ça le ferait super vieux aujourd’hui, un vrai centenaire avec des poils dans les oreilles ! Mais non, les registres sont muets, le silence est d'or, et moi, je me retrouve le bec dans l'eau.

 

    Marie Euphrasie est la seule fille de Cécile à avoir planté ses guêtres assez longtemps sur cette terre pour atteindre l'âge adulte. Elle a été en partie élevée chez sa grand-mère Marie Anne Puissant, puis chez sa tante Élisabeth Rols et son mari Daniel Frète. La bougresse n'a pas commencé sa vie comme une fleur. Premier coup de semonce : à tout juste 20 piges, en 1903, un mouflet, Robert, dont le père est resté un parfait inconnu, pointe son nez. En 1905, elle se case enfin, avec un certain Charles Raveneau. Lors du mariage, ce Charles a reconnu le fils illégitime de Marie comme étant le sien. L’était-il vraiment ? J’en sais autant là-dessus qu’un astrologue sur la troisième constellation à gauche du bureau de tabac. En tout cas, ce petit Robert a surtout été élevé par les Frète. Et ce qui est sûr c'est qu'avec Charles, la smala s'est agrandie, et pas qu'un peu ! Dix mômes ont pointé ont déboulé, dix petites bouches à nourrir, dix destins à couver. Mais la vie, la chienne, n'a pas épargné Marie Euphrasie : quatre de ces gosses n'ont pas atteint leur majorité. Encore des deuils, encore des larmes, encore des coups de poignard dans le cœur.
    Elle aussi a beaucoup déménagé : Ivry, Angers, Paris. Elle a trimballé ses maigres affaires et sa marmaille au gré des opportunités et des misères. Elle a été lingère et journalière. Son mari n'avait pas peur de se salir les mains pour faire bouillir la marmite, un vrai modèle de polyvalence forcée par la nécessité. Il a enfilé les jobs : ouvrier de fabrique (1889, 1905), ouvrier d'usine (1906), journalier (1907, 1909, 1915), livreur (1918), employé de chemin de fer (1920), manœuvre (1922), peaussier (1923). Plein de trucs, quoi, mais ça sent plutôt les tafs qui payent pas. Marie fait le grand voyage, sonne le coup de sifflet final, en 1970 dans le Val de Marne, après 37 ans de veuvage.

 

    Vient ensuite François Jean Antoine. Lui aussi change de bicoque régulièrement (18 adresses) : Angers, Ivry, retour à Angers, Paris, retour à Ivry, Paris, Thiais. Ça sent la misère et le labeur. Au grès des déménagements il change de turbin (ou est-ce l’inverse ?) : ouvrier de fabrique (1905), maçon (1904, 1909, 1916, 1946), journalier (1906, 1911), employé de chemin de fer (1921). Des emplois pour les petites mains, les gros bras, les forçats des temps modernes. Des boulots qui te laissaient les mains calleuses, le dos brisé, et le porte-monnaie léger comme une plume. En 1904 il épouse Françoise Bodin, dont il a 10 enfants. Dix bouches à nourrir, dix petits êtres à élever dans la galère. Mais le sort s'acharne, huit d'entre eux meurent en bas âge. Huit petites vies fauchées avant d'avoir eu le temps de vraiment vivre. Françoise signe un reçu pour solde de tous comptes et déménage au cimetière en 1928. Une quinzaine d’années plus tard François (57 ans) épouse en secondes noces Amélie Gicquelais, une petite jeune de 15 ans de moins que lui, qui était bonne à tout faire en 1936. Lui aussi je perds sa trace, après 1946. J’ai cherché son décès, fouillé les registres, remué ciel et terre, mais je reste dans le goudron. Que dalle ! Pas une info, pas un papier. Amélie, elle, souffle sa veilleuse en 1986 à Poitiers, elle est alors dite veuve, ce qui n’est guère étonnant car si François vivait encore il aurait 102 ans ! Si vous trouvez le décès de François, signalez, ça fera plaisir.

 

    Augustin Daniel (mon AAGP), un gaillard souvent prénommé Auguste, est né en 1888. Lors de son enfance il a été temporairement élevé par son oncle Daniel Frète (le mari d’Élisabeth Rols, la sœur de Cécile ; ceux qui ne suivent pas, on vous voit). Sa sœur et son frère Élie ont suivi le même chemin pendant un moment. J’ai déjà raconté comment Augustin père, quand il n'avait plus de job, mettait ses enfants et ses effets sur une charrette à bras, et partait avec toute la famille à pied à la recherche d'un nouvel emploi. Si un parent avait besoin d'un coup de main il lui laissait un enfant. C'est ainsi qu'Augustin (fils) s'est retrouvé commis boucher boulevard St Michel à Angers chez son oncle Frète.

    La mémoire familiale raconte des trucs qui feraient pâlir un vampire : le gamin allait chercher des quartiers de viande à l'abattoir d'Angers, situé dans le quartier de la Doutre, avec une charrette à bras. À l'occasion il buvait un bol de sang frais pour se ravigoter. Vrais ou faux ces souvenirs dégoutaient ses petits-enfants quand il le leur racontait... On imagine la scène, les gosses verts de peur et de dégoût, face à ce grand-père un peu sanguinaire !

    Un peu maçon, un peu menuisier, il a finalement posé ses outils à l’usine Bessonneau, grande usine d’Angers, au cardage du chanvre. Imaginez l'ambiance, la poussière, l'odeur âcre, le bruit des machines. Un boulot de forçat, pour sûr.

    Il s’est marié à Angers en 1912 avec Louise Lejard. 

 

Mariage Augustin Astié et Louise Lejard, 1912 © Collection personnelle
A gauche Robert Raveneau, fils naturel de Marie Astié; puis Daniel Frète [témoin] et son épouse Élisabeth Rols; les mariés; le frère aîné de la mariée (son père est déjà décédé) [témoin], la mère de la mariée (remarquez sa coiffe angevine); derrière la mariée le frère d'Augustin, Élie [témoin]; à droite Célestine Lejard sœur de la mariée et son époux Victor Jamois [témoin].

 

    Augustin et Louise ont eu un fils en 1913, puis la guerre a rattrapé le jeune père. Il est parti au front, dans la boucherie (et pas celle de son oncle, si vous voyez ce que je veux dire). Quand il revient (au printemps 1919 seulement), le petit garçon, qui avait grandi sans lui, a demandé qui était ce monsieur qui vivait maintenant avec sa mère ! Le couple n’a pas eu d’autres enfants ; la légende familiale raconte que Louise aurait eu un accident à l’usine Bessonneau (où elle travaillait aussi), un coup d’une machine reçu dans le bas ventre, qui l’aurait empêchée de concevoir à nouveau. Une histoire triste, mais plausible, dans ces usines où la sécurité était un luxe et la vie humaine, une variable d'ajustement.

    Les souvenirs de famille, ça ne s'arrête pas là : Comme il était interdit de fumer à l’usine, Augustin chiquait. Quand on lui offrait une cigarette il la mettait dans sa bouche avec le papier (la cigarette à bout filtre n'existait pas alors) et la mastiquant avec plaisir à grands crachats de jets de salives par terre comme dans les films de cowboys. Au repas il plaçait sa chique dans la doublure de sa casquette ou sous la table ce qui rendait sa femme furieuse. Il était payé à la semaine mais la paye finissait souvent au café du coin. Comme excuse il disait que son frangin, qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau (Élie, lui aussi sur sa photo de mariage), s'était fait passer pour lui pour récupérer la Sainte Touche (sa paye) ou bien qu'il avait perdu son porte-monnaie. Sa meuf devait gérer la pénurie ce qui explique leur faible niveau de vie. C'était la dure réalité des ménages ouvriers, où la paye du mari disparaissait souvent dans le gosier du café. Et quand il était en colère, attention, ça chauffait ! Il lançait sa casquette, en jurant d'un « non d'une pipe de peau d'chien vert » c'était un signal d'un grand mécontentement et qu'il fallait se tenir à carreau. Heureusement il avait aussi de très bons côtés. On n'est pas tout noir ou tout blanc, n'est-ce pas ?

 

    Le dernier de la couvée de Cécile à avoir eu une descendance est Benoît. Mais son histoire ne rentre pas dans les cases bien rangées du curé. Il a eu un fils avec Louise Rosala, dont il n’était pas marié. Alexandre est né en 1916, en plein milieu du grand bordel de la Première Guerre mondiale. Pendant que le gamin pointait ramenait sa fraise, Benoît était sur le front, à se prendre des obus et à bouffer de la boue. Une naissance sans le père, une enfance qui commence par une absence. Néanmoins, 6 mois après la naissance du loupiot, bénéficiant d’une permission, le paternel a été reconnaître son minot à la mairie. Mais deux ans plus tard il décède sur un champ de bataille de la Somme : le jeune Alexandre ne connaîtra pas son père. Louise Rosala, la mère d'Alexandre, elle, a eu une sacrée force. Elle a longtemps vécu avec Cécile (au moins une dizaine d’années, peut-être même plus mais je n’ai pas de tuyau sur le lieu où elle crèche entre 1926 et 1936). Une cohabitation entre la belle-fille et la belle-mère, une solidarité forcée par les circonstances et la misère. D’ailleurs c’est Cécile qui déclare la naissance de son petit-fils « ayant assisté à l’accouchement ». Ensuite les deux femmes se séparent. En 1936 Louise vit avec un « ami » dans le 11e arrondissement de Paris tandis que Cécile vit dans le 13e. Chacune sa route, son destin, ses nouvelles galères.

 

    Cécile a eu 11 enfants et si vous avez bien suivi, j'en ai cité que 5. Ceux qu'ont eu une descendance. Le reste ça sera pour plus tard, soyez patients.

 

    Vous avez lu cette liste sans piquer du nez ? Facilitations ! Vous avez les nerfs solides. Sinon, retenez simplement que Cécile a eu 11 enfants, une belle ribambelle. Mais la vie n'a pas été tendre. Seulement 4 d'entre eux ont été mariés, et 5 ont eu une descendance. La généalogie, c'est aussi ça : les branches qui s'éteignent avant d'avoir vraiment poussé. Au total, elle a eu 23 petits-enfants, mais là encore, le sort s'est acharné : 13 d'entre eux sont décédés avant leurs 22 ans. Des vies fauchées trop tôt, des deuils à répétition qui devaient marquer les cœurs et les esprits à jamais. 

 

    Sans baragouiner, je peux vous dire que les enfants de Cécile occupaient des emplois précaires (souvent ouvriers ou journaliers), déménageant régulièrement et subissant bien trop de deuils infantiles. Ils sont de ceux qui se lèvent avant le soleil, avalant leur tartine de misère, vivant au jour le jour, la sueur au front et l'incertitude au cœur et finissant la journée rincés comme une serpillère de cantine. Le lendemain, rebelote. Pas besoin de sortir de Saint-Cyr pour supposer qu’ils en ont bavé des ronds de chapeaux. En résumé ils ont eu, comme Cécile, des existences modestes et pas toujours rigolboches.

 

 

3 commentaires:

  1. Des existences précaires, beaucoup de deuils et de misère... C'était malheureusement le lot de beaucoup de nos ancêtres.

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  2. Mais quel régal de lecture, ce challenge !
    J'aime bien les petites incrustations sonores qui accompagnent les articles. Celui du jour a fait sursauter mes chats. ^^

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  3. Un récit bien agréable à lire, fluide et clair. De la tristesse et de la misère, comme beaucoup à cette époque.
    Merci pour ce récit.

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