« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 7 novembre 2014

Les monuments aux morts, patrimoine et mémoire de guerre

En ces temps de commémoration de la Grande Guerre, je vous fais partager une fiche de lecture faite il y a plusieurs années au sujet des monuments aux morts.


Les monuments aux morts érigés après la Première Guerre mondiale sont un double témoignage sur le déroulement de la guerre et sur les mentalités des survivants. On distingue plusieurs types de représentations :
  • les hommes au combat,
  • la souffrance de civils (surtout les femmes),
  • la ferveur religieuse ou patriotique,
  • la haine à la guerre.
Certains monuments furent simplement achetés sur catalogue, d’autres furent commandés aux sculpteurs célèbres de l’époque (Maillol ou Bourdelle par exemple).

I) Un univers d’hommes : les combattants

Devoir, gloire, enfants morts pour la France, mémoire, sacrifice, patrie... tels sont les mots qui président à l’élaboration de ces monuments. Une politique de mémoire de la guerre, donc de la mort, se développe alors.
Beaucoup de familles ont souhaité récupérer les corps pour les enterrer dans les caveaux de familles : les monuments aux morts ne sont donc pas vu comme des tombeaux, mais comme des tableaux d’honneur, destinés à proclamer les noms de ceux tombés au champ d’honneur. Ce sont des cénotaphes : les morts y sont honorés mais leurs restes n’y sont pas. Ce sont les autorités communales ou les anciens combattants qui se préoccupent de l’érection de ces monuments civils/civiques.
Les noms sont presque toujours gravés par ordre alphabétique, parfois dans l’ordre chronologique des années de guerre, les grades sont rarement indiqués. Cela donne un aspect égalitaire, unificateur.

La simplicité dépouillée des stèles en pierres a été choisie pour la majorité des monuments. Le manque d’argent des petites communes, joint aux penchants esthétiques de l’époque explique facilement ce choix. Des souscriptions publiques ont souvent été lancées pour soutenir un budget communal trop faible. On ne peut juger du patriotisme d’une commune en fonction de la taille de son monument (justement à cause de cette nécessité financière).
Le monument est souvent composé d'une stèle de pierres. C’est avec des formes antiques (obélisque, pyramide, fronton), bases de la grammaire des styles néo-classiques, qu’on célèbre le sacrifice des héros. Des palmes de victoire, en métal ou gravées dans la pierre, sont le symbole du martyre. Des coqs gaulois complètent l’iconographie. Les stèles sont entourées d’un jardinet et souvent d’une clôture en métal : on délimite ainsi le lieu où on commémore les absents, on en a fait un enclos sacré. Le portillon, fermé (il ne s’ouvre que pour les commémorations officielles), rappelle ce rôle.
Des cyprès ou autres conifères, symbole d’éternité, sont parfois plantés à proximité. 
La Grande Guerre a été celle de l’artillerie. On associe donc souvent des armes aux stèles de pierre : canons, obus... Les monuments peuvent aussi être entourés de chaînes, souvent alors accrochées à des obus. Les obus enchaînés signifient qu'ils ne seront plus jamais utilisés. C'est donc, paradoxalement, un symbole de paix. Il y a comme un paradoxe de voir ces objets de morts devenir des objets décoratifs.

Avec le choix de l’œuvre, s’est posé celui de son emplacement. Les solutions sont diverses selon les régions françaises, révélatrices de tensions existant entre l’Église et l’État.
En Bretagne, l’intimité historique avec la mort, la force du catholicisme, expliquent le choix massif des cimetières. Ailleurs, il oscille entre la place de l’église et celle de la mairie qui, dans les villages, a l’avantage d’être commune. Un troisième pôle peut s’ajouter : l’école (il s’agit souvent d’une mairie-école). Dans les villes ayant une fortification plus ou moins anciennes, les monuments peuvent s’y adosser (rappel de sa symbolique militaire). Un parc public (surtout s'il remplace d’anciennes fortifications) peut aussi accueillir le monument.
S’il est près de la mairie, c’est que les morts sont vus comme des héros. Au contraire s’il est proche de l’église, c’est qu’ils sont vus comme des saints. Dans un lieu apparemment neutre, comme un parc public, ils créent un nouveau pôle civique.
Les prêtres ont par ailleurs souvent fait apposer une plaque, au cimetière ou à l’église (« La paroisse à ses morts Priez pour eux »). Geste indépendant de l'érection du monument aux morts, voire concurrentiel lorsque le climat entre Église et État est houleux.

Les obus ne sont pas les seules armes autour du monument. Souvent l’uniforme est précisément sculpté, avec son équipement au complet. Qu’ils soient représentés au combat, de garde dans la tranchée, blessés ou mourant, tous les soldats sont représentés armés d’un fusil. Les canons sont parfois présents, ainsi que des tanks.
Les poilus sont les plus nombreux sur les monuments à sujet : ils sont au centre de la commémoration. Les hommes sont soit représentés au combat, soit blessés (on honore le courage, mais on n’oublie pas la blessure et la mort), ou les deux à la fois. Les monuments qui représentent la mort sont toutefois plus rares (la réalité est difficile à assumer : l’allégorie triomphante ou le fusil brandi était plus supportables).

Les Grecs anciens, après la bataille, dressaient des trophées sous la forme d’arbres dont ils avaient coupé la tête et les branches latérales, la mutilation de l’arbre symbolisant celle du blessé.
Les soldats représentés mourants ou morts sont rarement seuls : d’autres soldats ou des femmes (mères, épouses) sont présents. Le mort est soutenu par des camardes, porté sur une civière, au sol pendant que les autres continuent à se battre.

II) Messages dans la pierre : les morts parlent aux vivants

Les morts ont parfois été honorés selon leur métier : cheminots, portiers… Ils peuvent avoir une plaque dans les gares, les postes

Certains monuments reprennent une iconographie historique connue : Vercingétorix, Clovis (à Soissons), Jeanne d’Arc, des chevaliers ou blasons médiévaux 

Les animaux sont aussi utilisés : le coq gaulois, parfois terrassant l’aigle (contre toute attente biologique), les colombes de la paix, les chiens fidèles, les lions

III) Et les civils ?

Beaucoup de civils sont représentés sur les monuments : mères, épouses, enfants, vieillards.
Si l’on excepte les scènes purement guerrières, les femmes sont presque toujours présentes sur les monuments figuratifs. Casquées, voilées, vêtues à l’antique, elles sont moins des femmes que des symboles de la Victoire, la République, la Liberté, voire la Guerre.
Maillol n’a sculpté que des femmes (à trois exceptions près).
La femme représente parfois la Ville, mais on ne trouve guère de Marianne sur les monuments (on lui a préféré la Victoire ou la Liberté) ; hormis sur les monuments glorifiant les étrangers morts en France.
Sous l’allégorie de la Victoire ou de la Liberté, on représente souvent des soldats ou des civils, car à la sortie de la guerre, les allégories ne suffisent pas : on a aussi besoin de la réalité.
Des drapeaux tricolores flottent parfois au-dessus des monuments : le rouge rappelle que tous doivent être prêts à donner leur sang pour la patrie ; le blanc qu’ils doivent être purs, c’est-à-dire sans haine ; et le bleu rappelle le ciel, la vie qui continue.

Les enfants représentés ont souvent entre 4 et 10 ans : ce sont des enfants d’avant-guerre ou de première permission, qui ont connu leur père
Parfois la mère ou l’aïeul(e) fait une leçon de patriotisme à l’enfant (le doigt ponté vers le nom de son père, par exemple). Les enfants accompagnent aussi parfois leur mère sur la tombe du père.

Les régions rurales (Bretagne, Massif Central) ont payé le plus lourd tribut à la guerre, car on mobilisait les paysans pour la « piétaille ».

Quelques monuments sont pacifiques. Exemple : à Gentioux (23), un orphelin en blaude (blouse de grosse toile) proclame « Maudite soit la guerre ». Le monument, dans son architecture, ressemble à tous les autres : un socle, une stèle une statue. Conformisme d’apparence pour mieux dénoncer le consensus : la guerre n’est pas noble, ce n’est qu’un gâchis immense. 
 
 Monument aux morts de Gentioux, Wikipedia

Les monuments ouvertement pacifistes sont rares en France (5 ou 6). Les monuments de douleurs, eux, sont très nombreux.

Les monuments ont rarement évoqué le travail des femmes pendant l’absence des hommes (de la terre ou en usine).

IV) La patrie comme passion

S’ils sont avant tout destinés à honorer les morts, les monuments servent aussi néanmoins à apaiser les vivants. La croix, symbole de mort, en est rarement absente, même si c’est sous la forme d’une croix de guerre.
Dans une église une lumière est toujours allumée en symbole de présence divine. Près des monuments, de la terre de Verdun contenue dans une urne a parfois été déposée. Elle participe du même symbolisme.

Les monuments sont aussi vus comme des manuels d’instruction civique : ils ont une allure pédagogique, destinés aux jeunes enfants. Ils délivrent le message patriotique.  


Et chez vous ? Avez-vous reconnu des éléments décrits ci-dessus sur votre monument aux morts ?



Source : A. Becker : Les monuments aux morts, patrimoine et mémoire de guerre (éd. Errance)

vendredi 31 octobre 2014

#Centenaire14/18 pas à pas : octobre 1914

Suite du parcours de Jean François Borrat-Michaud : tous les tweets du mois d'octobre sont réunis ici. 

Ne disposant, comme unique source directe, que de sa fiche matricule militaire, j'ai dû trouver d'autres sources pour raconter sa vie. Ne pouvant citer ces sources sur Twitter, elles sont ici précisées en notes. Les photos sont là pour illustrer le propos; elles ne concernent pas directement Jean François.

Sa fiche militaire indique une période "Intérieur" après sa mobilisation et avant d'aller "Aux armées". J'en déduis que c'est la période où il fait ses classes.
Tous les éléments détaillant l'instruction militaire sont issus de "L'infanterie en un volume, Manuel d'instruction militaire" (Librairie Chapelot, 1914) trouvé sur Gallica.

Toutes les personnes nommées dans les tweets ont réellement existé.
___ 


1er octobre :
- Après la journée d'exercices, la vie à la caserne est plutôt tranquille.
Caserne Chambéry, Actuacity

2 octobre :
- On s’exerce aux mouvements élémentaires sur des mannequins : déplacements, attaques, parades, emploi de la baïonnette et de la crosse.

- Plus on devient habile, plus les points d’attaque sur le mannequin se resserrent et deviennent précis.

3 octobre :
- Attaque. Parade. Attaque. Parade. De plus en plus vite. D’abord en terrain plat, puis en terrains variés.

4 octobre :
- Le dimanche, nous avons repos. On part un peu en goguette avec les copains, ça nous fait sortir de la caserne !

5 octobre :
- Y a un gars, Jean Emile [ 1 ], il arrive pas à tenir sa place dans la formation en ligne sur deux rangs qu’on a apprise aujourd’hui.
- Il est jamais correctement aligné sur les autres. Ça énerve drôlement l’instructeur.
- Il a dit que tant que tout le monde n’y arriverai pas ce soir, on restera là à recommencer. Pff ! Il fait déjà nuit. On n’en peut plus.

6 octobre :
- Quand on demande aux gradés de la caserne des nouvelles du front, ils répondent toujours que tout va bien !
- Pourtant, les gars du 97è qui sont au front nous glissent que les tranchées sont violemment canonnées et les pertes quasi quotidiennes.

7 octobre :
- Raoul, l’étudiant de Cluny, a du mal avec les exercices physiques, surtout s’agenouiller, se coucher et se relever rapidement.
- On l’aide de notre mieux.

8 octobre :
- Aujourd’hui la section au combat. Le chef a étudié la zone d’attaque sur la carte du capitaine, a vérifié les armes et donné ses ordres.
- C’est parti.

9 octobre :
- J’aime les exercices de marche d’approche. Même lourdement chargé, les longues marches dans la nature sont toujours un plaisir pour moi.

10 octobre :
- Le soir venu, dans la chambrée, je révise les formations de marche d’approche sur mon manuel : en triangle, en tête de porc, en losange

11 octobre :
- Cette nuit, des exercices très difficiles, dans le noir et le froid. Désiré et moi sommes devenus très proches. A la vie à la mort !

12 octobre :
- Lors des opérations extérieures, on nous fait marcher en différentes unités, chacune à distance respectable.
- Et cela pour éviter les influences morales (peur, panique) et matérielles (feu ennemi).

13 octobre :
- Lorsque nous marchons en opération, le chef de section nous apprend à nous « mouler » sur le terrain, comme il dit.

14 octobre :
- En l’absence de cheminement naturel, on nous apprend à marcher en colonne de demi-section, en file indienne.

15 octobre :
- Le feu est conduit par le chef de section, d’après les indications données par le capitaine.

16 octobre :
- Série d’exercices où le chef de section détermine de « faire ouvrir » ou « faire cesser le feu », à sa volonté.
Manœuvres militaires 1913, Gallica

17 octobre :
- On nous martèle le message selon lequel une troupe qui n’obéit pas strictement aux ordres donnés s’expose à subir un échec grave.

18 octobre :
- Message du jour : Pour que le feu soit efficace il faut réunir 3 conditions : surprise, rapidité, intensité.

19 octobre :
- Le feu s’exécute le plus généralement par rafales, courtes, subites et violentes. Plus exceptionnellement il s’effectue par slaves.
- La nature du feu est donnée par le chef de section.

20 octobre :
- Les différents feux sont : le feu à cartouche comptées, le feu à volonté, le feu à répétition, le feu à slaves.

21 octobre :
- Le chef de section proportionne la consommation des munitions.
Grenades prises aux Boches, Gallica

- Et ceci afin que la troupe ne reste pas désarmée.

22 octobre :
- Une bonne infanterie ne doit s’attacher à ne tirer de loin que dans les occasions favorables.

23 octobre :
- Lorsque le combat par le feu est commencé, le soldat charge son fusil de lui-même après avoir pris position.
- Il attend pour tirer l’indication de la nature du feu et le commandement de « feu ! ».

24 octobre :
- Sauf nouveau commandement, le soldat doit conserver la nature du feu et le but visé précédemment.

25 octobre :
- Le feu doit être suspendu ou cesser immédiatement au commandement du chef de section.

26 octobre :
- Tout soldat qui a entendu le commandement de « Cessez le feu » ou celui de « Déchargez » a le devoir strict de le répéter à ses voisins.

27 octobre :
- A courte distance de l’ennemi, le chef entraîne sa section aux cris de « en avant ». « En avant » est répété par tous.
- Les soldats prennent le pas de course et abordent l’ennemi à la baïonnette.

28 octobre :
- Une section ne doit jamais abandonner le terrain dont la défense lui est confiée.
- Seule l’autorité supérieure peut prescrire un mouvement de repli.

29 octobre :
- La section se regroupe au commandement de « ralliement ». Les ralliements sont d’un usage très fréquent au combat.
- Les soldats doivent se regrouper vivement, en ordre et silence, et sans souci de leur place normale.

30 octobre :
- L’infanterie conquiert et conserve le terrain. Elle chasse définitivement l’ennemi de ses positions.
- C’est à elle qu’incombe la tâche la plus rude mais aussi la plus glorieuse de la bataille. 

31 octobre :
- Les exercices sur le terrain se succèdent.
Avant poste belge, 1914, Gallica



[ 1 ] Il s'agit de Jean Emile Berger, incorporé au 97è RI depuis le 6 septembre 1914.

vendredi 24 octobre 2014

Combien de temps faut-il pour faire 50 km ?

Réponse : en Haute-Savoie, il faut 74 ans (ou 5 générations) !

En effet, entre André Perrière et Vulliez Louise Françoise, sa descendante à la 5ème génération, il a fallu tout ce temps pour faire connaissance, nouer des alliances et déménager de loin en loin. Un peu moins de 75 ans pour que mes aïeux quittent Reyvroz et s'installent durablement à Samoëns.

André Perrière réside à Reyvroz lorsqu'il décède en 1681. On ignore son métier. Son fils Nicolas s'installe à Anthy sur Léman, la paroisse de son épouse Claudine Chevalier, après leur mariage en 1666. Une erreur tragique de géographie puisqu'Anthy se trouve plein Ouest, c'est-à-dire complètement à l'opposé de Samoëns ! Leur fils Jean Pierre réside à son tour à Anthy. Il y est maître cordonnier (1709). C'est sa fille, Peronne (ou Pierrette), qui franchit un nouveau cap en s'installant au Biot après son mariage avec un notaire royal, Jean Pierre Vulliez (1729). Ils sont cette fois à 38 km de Samoëns. Et c'est finalement leur fille Louise Françoise qui s'installe à Samoëns, paroisse de son époux, lors de son mariage avec Pierre Joseph Moccand en 1755 (un cordonnier, lui aussi !). Leur fille va ensuite s'unir à la famille Jay et rester à Samoëns jusqu'à la Première Guerre Mondiale.


Google Maps personnelle

Pourquoi nos ancêtres ont déménagé ainsi ? On peut émettre quelques hypothèses.

Dans cet exemple, les déménagements se font au moment du mariage. Du moins, c'est à cette occasion qu'on les constate. Plusieurs cas de figure : l'époux emménage chez son épouse (comme Nicolas Perrière) ou, plus souvent, l'inverse (comme Peronne Perrière).

D'autres familles, au contraire, sont immuables : les Jay, identifiés dans ma généalogie, résident à Samoëns depuis au minimum le XVIème siècle (les précédents se perdent dans les méandres de l'histoire) et jusqu'au début du XXème siècle, soit 10 générations. Un bel exemple d'endogamie villageoise.

Celle-ci n'est pas "folklorique" : elle est avant tout économique. Trouver un conjoint au village, c'est mettre en valeur son avoir, agrandir ses terres. Mais il est difficile de respecter totalement cette endogamie, notamment à cause des interdits de parenté : au bout d'un certain temps on est obligé d'aller "voir ailleurs" afin de trouver un conjoint qui n'appartienne pas à sa propre famille.

Un autre facteur pour briser cette endogamie, est d'ordre social. Bien souvent, on se marie entre "gens du même monde". Or, si trouver un cultivateur dans une communauté rurale ne pose pas trop de problème, cela devient vite beaucoup délicat pour certaines professions : notaires, apothicaires, etc. On va alors chercher le conjoint dans une communauté voisine. Cette recherche est facilitée par le fait que, souvent, ces professions entretiennent des relations sociales inter-villageoises. On se connaît donc déjà, malgré la distance. Ce comportement homogame se retrouve en particulier dans les couches les plus aisées de la population (bourgeoisie), mais aussi les plus faibles (domestiques, manouvriers); même si cette dernière est plutôt subie tandis que la première est plutôt choisie. Pour le reste de la population (la classe moyenne), ces considérations de métier sont moins importantes et l'union plus libre.

C'est pourquoi les déménagements se font par "sauts de puce", de communauté villageoise en communauté villageoise. On notera toutefois que, dans une très grande majorité, cette exogamie se fait à une échelle relativement réduite : les conjoints étrangers sont rarement trouvés dans des paroisses éloignées de plus de 10/15 km. Dans le cas qui nous occupe, si le premier mariage respecte cette règle (Reyvroz/Anthy : 17 km), les deux autres unions inter-villageoises sont un peu plus éloignées (Anthy/Le Biot 26 km, Le Biot/Samoëns : 38 km). Quelle audace !

En général, les garçons sont plus aventureux : ils se déplacent davantage que les femmes pour chercher leurs conjointes en dehors des limites paroissiales.

Les statistiques d'exogamie sont un peu plus élevées pour les communautés urbaines, mais le mariage d'époux issus de la même ville reste majoritaire. Plus la ville est petite, plus l'exogamie se développe. Lorsque la ville est très grande on va moins chercher son conjoint dans une autre ville, mais on retrouve ce schéma à l'échelle des paroisses urbaines : on se marie entre personnes de paroisses différentes mais appartenant à la même ville.

Les déplacements spectaculaires, c'est-à-dire à très grande échelle, comme les Savoyards ou les Bretons émigrant à la capitale, ont, elles, souvent pour origine non un mariage, mais un manque de travail. La ferme est reprise par l'aîné, la boutique ne peut plus accueillir de co-gérant, etc. Devant un avenir bouché, on part tenter sa chance ailleurs. Souvent on tâche de rejoindre une communauté de "pays" déjà installée et l'entraide est alors précieuse. C'est l'occasion de changer de métier, bien souvent, et de faire souche, dans une région totalement différente.

Hélas, on ignore bien souvent les causes de ces déménagements, les actes d'état civil restant muets à ce sujet. On peut toujours essayer, entre les lignes, d'en deviner les raisons. Ici, par exemple, on retrouve bien deux fois des cordonniers, mais espacés de deux générations. Les paroisses sont assez éloignées les unes des autres. Il est donc difficile de trancher et de dire pourquoi nos ancêtres ont ainsi migré, peu à peu, de Reyvroz à Samoëns...