Jeanne marche d’un pas décidé, suivie d’Aubin Pineau, son beau-frère. Si rapide que j’ai du mal à les suivre. Les 2 kilomètres qui séparent la métairie du Tail du village de Saint-Aubin-de-Baubigné ne lui font pas peur : elle a l’habitude. La démarche pressée, les poings serrés, la bouche fermée, Jeanne est en colère. Et ce n’est pas le soleil de ce mois de juillet 1822 qui va lui rendre le sourire.
Jeanne s’apprêtait à épouser François Bénéteau, le fils aîné de l’ancien meunier de Changé à Nueil-sur-Argent. Aujourd’hui les deux parents du futur sont décédés et François est domestique. Cependant il apporte tout de même la valeur de 414 livres dans la corbeille du mariage. Après tout, elle, fille de métayers, placée aussi comme domestique, n’est guère plus riche et n’apporte que 271 livres. Et puis, son père est mort il y a déjà six ans et elle en a 22 maintenant : il faut qu’elle se marie. Ce François est un bon parti pour elle.
Jeanne m’a raconté la raison de sa colère : quand ils sont allés à la mairie pour déclarer leur intention de se marier, surprise, l’officier d’état civil leur a dit que ce n’était pas possible.
- Pas possible ? Et pourquoi donc ?
- Parce que vous n’existez pas ! lui a-t-on répondu !
- Et bien ça ! C’est trop fort : vous voyez bien que j’existe puisque je suis devant vous !
En fait l’officier d’état civil lui a expliqué qu’il ne trouvait pas son acte de naissance dans les registres (ou tout au moins ce qu’il en est resté après les combats violents qui ont ravagé la région à la fin du siècle dernier [*]) : sans ce document, pas d’existence légale. Pas de mariage.
- Mais alors, on ne peut pas se marier ?
- Ben, en fait si, il y a un moyen : il faut prouver que vous existez. Ça s’appelle un acte de notoriété : il faut que plusieurs témoins attestent de votre naissance. En général ce sont les parents qui font cette déclaration.
Jeanne est sortie de la mairie bien dépitée : son père est mort et sa mère est tellement malade qu’elle ne quitte plus son lit depuis plusieurs mois. Mais après un léger découragement, elle a repris espoir : deux témoins suffisent ; ils ne doivent pas obligatoirement être les parents.
C’est pour cela que nous marchons d’un pas vif vers la mairie : pour régulariser la situation de Jeanne et prouver qu’elle existe bien ! Arrivés devant la maison commune, nous retrouvons Pierre Sapin, tisserand à Rorthais. Nous entrons, Jeanne en tête bien sûr.
- Je viens déclarer que j’existe !
Elle est si décidée, que l’officier d’état civil ouvre son grand registre sans discuter ni perdre une minute. Et de sa fine écriture il écrit : « A comparu Jeanne le Beau laquelle nous a dit qu’elle ne se trouve pas portée sur les registres de l’état civil, à cause des troubles qui existaient lors de sa naissance ; qu’elle ne peut se faire représenter par sa mère à cause d’une maladie qui la retient au lit depuis près d’un an ; mais elle nous offre le témoignage de deux personnes dignes de confiance, notamment celui de Aubin Pineau son beau frère à cause de marie beau son épouse, et qui nous assure qu’elle est née le douze avril mil huit cent […] elle a déclaré ne savoir signer. » A leurs tours, Pierre Sapin et Aubin Pineau ont fait la même déclaration.
Acte civil reconstitué, Mauléon/St Aubin de Baubigné, 1822 @ AD79
Oui, maintenant Jeanne existe vraiment. Elle se détend un peu. Elle va pouvoir se marier. Le retour à la métairie est plus calme. Nous parlons à bâtons rompus, de ses rêves, de ses espoirs. Avec François ils comptent s’installer au Tail comme « cultivateurs » (comme on dit désormais). Elle espère avoir des enfants : trois ou cinq, elle ne sait pas encore ! Elle espère aussi que sa mère ira mieux et pourra se remettre.
Je lui dis que ses rêves se réaliserons sans doute parce que, vu son caractère bien affirmé, elle ne laissera sans doute personne se mettre en travers de son chemin. Il m’est difficile de lui raconter le futur et de lui dire que sa mère va se rétablir et vivre encore jusqu’en 1836. Qu’elle aura trois enfants (ou cinq, selon quelques généalogistes, mais personnellement, je n’ai pas réussi à prouver leurs liens de parenté…). Hélas, elle perdra une petite fille, âgée de trois mois seulement. Elle et François feront fructifier leurs terres : de la mère de Jeanne ils hériterons de 160 livres, mais lègueront à leurs propres enfants, 20 plus tard, 850 livres. Après le décès de François en 1859, c’est Jeanne qui tiendra les rênes de la borderie du Tail; le recenseur l’inscrivant même comme « chef de ménage ». J’aurais bien aimé lui demander où et quand elle va mourir à son tour, car je pers sa trace après le mariage d’un de ses fils en 1866, mais elle ne le sait pas elle-même : inutile de lui poser la question.
En tout cas, oui, à coup sûr Jeanne ne se laissera pas marcher sur les pieds et elle existera pour de bon cette fois !
[*] Il s’agit sans doute des suites des guerres dites « de Vendée », qui ont ravagé la région à l’époque post-révolutionnaire (au moment de la levée en masse, en 1793, la révolte ou rébellion vendéenne, s'est déclenchée, dans un premier temps comme une jacquerie paysanne classique, avant de prendre la forme d'un mouvement contre-révolutionnaire). Elles se sont étendues aux Deux-Sèvres ; Saint-Aubin-de-Baubigné se trouvant à dizaine de kilomètres de la « frontière » vendéenne. Beaucoup de registres de cette époque sont lacunaires ou totalement manquants. Quelques actes ont été reconstitués plusieurs années plus tard ; comme c’est le cas pour Jeanne ici.