« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 21 septembre 2019

#RDVAncestral : Les toiles de bébé

J’étais venue à la Coulonge (Orne) pour le baptême de Catherine Mesenge, mon ancêtre à la XIème génération. Mais finalement, au lieu d’aller à l’église, je me dirigeai vers la maison de ses parents.

Je frappai : pas de réponse. Pourtant, Françoise Salles, épouse Mesenge, était forcément là : on était juste après la naissance du bébé et donc les relevailles n’avaient pas encore été accordées à sa mère. De plus, il y avait de la fumée qui sortait de la cheminée et de la lumière filtrant aux fenêtres. Je décidai d’entrer. Un petit chaudron était en train de mijoter lentement dans la cheminée. Seul le doux frémissement du ragoût troublait le silence de la maison.

La porte de la pièce voisine était entrouverte : je m’approchai. Le petit Pierre, âgé de trois ans, n’était pas visible. Mais Françoise était là, elle. Non dans son lit garni d’une couette, oreillers et traversin, au chaud sous une couverture de sarge comme je l’imaginai, mais par terre, agenouillée. Elle me tournait le dos. Elle était devant un grand coffre de bois de frêne ouvert, la clé encore dans la serrure. Son coffre de mariage j’imagine. Les aunes de tissus, draps, serviettes et même l’habit de noce reçu lors de son contrat de mariage s’y entassaient.
Je m’approchai : Françoise tenait serrée dans ses mains quelques pièces de toile. Les larmes inondaient son visage.

- Françoise ?
Pas de réponse. J’appelai encore, un peu plus fort cette fois.
- Françoise ?
J'avançai davantage et lui touchai l’épaule.
- Françoise ? Puis-je vous aider ?
- …
- Que tenez-vous là ?
- C’est…
- Oui ?
- C’est… Ce sont des toiles… que j’ai cousues et confectionnées pour… pour Marie.
Je comprenais mieux maintenant.
- Marie ? Votre première-née ?
- Oui. J’avais préparé des linges pour l’emmailloter et la tenir au chaud pour aller à l’église la faire baptiser. Malheureusement elle n’en n’a pas eu besoin du petit linge que je lui avais préparé… « Aussitôt après décédée et inhumée » qu'a dit le curé. Alors j’ai remisé ces toiles dans mon coffre.
- Et trois ans plus tard, tu les as ressorties, n’est-ce pas ? (j’étais passé au tutoiement sans m'en rendre compte).
- Oui, pour Marguerite. Née et décédée le même jour. Elle non plus ne les a pas utilisées.
- Puis est venu Pierre, et aujourd’hui Catherine.
- Oui… mais aura-t-elle le temps de les user ?


 Linge © picclick.fr

Elle serra contre elle les toiles destinées à l’usage du nourrisson et étouffa un sanglot plein d’appréhension pour l’avenir de cette petite fille dont les deux aînées n’avaient pas vécues.
Le mois de janvier 1685 soufflait sa fraîcheur jusque dans la chambre : j’aidai Françoise à se recoucher, bien au chaud. Doucement, je lui retirai les linges qu’elles tenaient encore et les déposait précautionneusement dans le coffre. Approchant une chaise de son lit, je lui tenais compagnie. Je tentai d’alimenter la conversation, mais Françoise, quand elle me répondait, ne prononçait que quelques monosyllabes. Finalement, je laissai le silence reprendre ses droits. Françoise fixait intensément la porte. Serait-ce la porte du malheur, le père revenant sans enfant, la petite Catherine ayant déjà expiré comme ses deux sœurs ? Ou serait-ce la porte sinon du bonheur au moins de l’espoir, le bébé revenant affamé de lait et de vie ?
Le temps passait et la tension montait.

Finalement Anthoine Mesenge rentra, dans un tourbillon de neige. Sans s’en apercevoir, Françoise et moi retenions notre respiration, dans un ensemble commun chargé d’attente. Enfin, Anthoine déroula la longue houppelande qui l’enveloppait et découvrit un nourrisson étroitement emmailloté. Était-ce le voyage, l’arrêt, le changement de température ou de position, quoi qu’il soit un cri de protestation se fit entendre, crevant d’un coup le silence angoissé de la maison et nous rendant le souffle, à Françoise et à moi. Anthoine donna le bébé à sa mère.

Je me rendis compte que je m’étais laissée contaminée par l’angoisse de Françoise, alors que je savais pertinemment que Catherine vivrait, puisque j’étais sa lointaine descendante. Je regardai le coffre de bois : les toiles qu’il contenait seront bien utilisées par Catherine, puis par ses futures sœurs, aussi prénommées Marguerite et Marie (dans cet ordre). Rassurée, je quittai le couple et leur bébé… et les aunes de toiles attendant qu’on les transforme en divers vêtements et robes au fur et à mesure que la jeune Catherine grandirait.


vendredi 6 septembre 2019

La vie est courte : #3 La mariée

La vie est courte... Une histoire à trois personnages, trois visions des événements, trois épisodes. Voici le n°3.
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Lundi premier juin 1772

Marie Françoise était peinée : ses voisins disaient adieu à la mère, Barthélémière.
Elle est était si jeune encore. Une cinquantaine d’années, c’est trop tôt pour mourir. Elle laisse un mari et sept enfants. Les aînés sont en âge de se marier, mais les derniers n’ont que 16 et 14 ans. Mais bon : c’est comme ça et on n’y peut rien. Ma mère a la santé, c’est l’essentiel. J’espère que cela durera longtemps.

Été 1773

Quelle chaleur ! Dans nos hauts plateaux nous n’en n’avons pas l’habitude. La récolte cette année a été particulièrement difficile à faire. Heureusement qu’on peut compter sur la solidarité entre voisins pour travailler plus vite. Je suis bien contente d’être de corvée d’eau encore aujourd’hui : c’est quand même moins fatiguant. Tiens c’est le jeune Claude : il a l’air fatigué.
- Veux-tu un peu d’eau ?
- Bien volontiers ! Merci, répondit Claude.
Ils bavardèrent un moment. Marie Françoise enviait les enfants qui jouaient à l’ombre d’un grand arbre. Elle abrégea la conversation pour aller les rejoindre dans l’espoir de respirer un peu d’air frais.


Léon-Augustin Lhermitte © wikipedia

Lundi 7 février 1774

Un soir mon père m’appela :
- Marie Françoise ! J’ai discuté avec le père Beroud : tu vas épouser son fils Claude. C’est prévu pour lundi prochain. Allez file maintenant.
- Bien père.
Je me doutais bien que ça ne tarderait pas à arriver. Mais avec le fils Beroud ! Je parie qu’une certaine pièce de terre va atterrir dans ma corbeille. Ma mère n’a rien dit. Elle n’a pas son mot à dire. Comme moi.
Je sais quel est mon devoir, mais ce Claude c’est à peine si je le connais, j’ai juste discuté quelques fois avec lui, entre voisins quoi. Et puis il est bien jeune, il n’a même pas 16 ans. C’est à peine encore un homme.

Lundi 14 février 1774

Dans la petite église Saint Blaise, et devant ses paroissiens assemblés, le curé de Lalleyriat maria Claude Beroud Maure, 15 ans, et Marie Françoise Alombert Goget, 18 ans.
La mariée était résignée.

Dimanche 9 février 1783

Le beau-père de Marie Françoise agonisait : il n’allait pas tarder à rejoindre sa défunte femme Barthélémière.
Elle était toujours résignée contre son sort qui lui avait imposé un époux si jeune. Même si aujourd’hui, à 28 ans, la différence d’âge se faisait moins sentir avec Claude. Elle était sur le point de donner naissance à leur cinquième enfant. Ou plutôt quatrième puisque la petite dernière était décédée en bas âge. Mais il en restait trois dont il fallait s’occuper. Quoi qu’il arrive, elle ne pourra pas assister à ses funérailles.

L’an XIII de la République française e t le quinzième jour de Germinal (jeudi 4 avril 1805)

Marie Françoise ne sut jamais qu’en ce levant ce matin-là son jeune époux la regrettait finalement. Épuisée par ses onze grossesses et la vie de la ferme, ayant quitté le monde à 47 ans trois ans plus tôt, elle n’avait guère eu le temps d’être résignée encore. La vie était passée si vite.


Fin

Retrouvez la série complète :
#3 La mariée


jeudi 5 septembre 2019

La vie est courte : #2 Le marié

La vie est courte... Une histoire à trois personnages, trois visions des événements, trois épisodes. Voici le n°2.
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Lundi premier juin 1772

Claude était triste : il disait adieu à sa mère Barthélémière.
Je suis si jeune encore. Quatorze ans, c’est trop tôt pour être orphelin… et me laisser. Heureusement il y a mes frères. Et le père. Dommage que ma sœur Jeanne soit partie, elle qui m’a si souvent gardé et consolé quand le père était trop dur.

Été 1773

Oh ! J’ai le dos brisé. La récolte cette année a été particulièrement difficile à faire. Pourtant j’ai l’habitude : je fais ça depuis tout petit. Mais cette chaleur qui nous accable et la poussière qui pique les yeux et nous fait tousser.
- Veux-tu un peu d’eau ? demanda Marie Françoise qui faisait la tournée avec un sceau et une louche, prête à désaltérer ceux qui besognait dur au soleil.
- Bien volontiers ! Merci, répondit Claude.
Ils bavardèrent un moment. Ce n’était pas tant pour la porteuse d’eau que pour la pause, mais toute occasion était bonne à prendre.
Heureusement qu’il y a cette eau il fait si chaud ! Enfin, c’est terminé. Et on aura tout rentré avant la pluie qui menace. Tant mieux !


Léon-Augustin Lhermitte © wikipedia

Lundi 7 février 1774

Un soir mon père m’appela :
- Claude viens ici ! J’ai discuté avec le père Alombert : tu vas épouser sa fille. C’est prévu pour lundi prochain.
- Quoi ? Mais enfin je la connais à peine. Et je ne veux pas me marier. En plus elle est beaucoup trop vieille !
- Pardon ? Tu oses me contredire devant tout le monde ? J’ai dit que tu allais te marier et tu vas le faire. De toute façon tout est arrangé : tu ne voudrais pas me faire revenir sur une promesse ? Pour qui je passerai moi ? Et puis elle n’est pas si vieille.
- Mais…
- Ça suffit ! J’ai dit ! Fin de la discussion. Et maintenant va te mettre au travail : personne ne fera tes tâches à ta place !
C’est comme ça qu’il m’a appris la nouvelle. En allant nourrir les bêtes la colère me submergea.
Je suis trop jeune pour se marier, je n’ai même pas 16 ans. Je ne suis pas encore un homme. Et puis, la fille Alombert c’est à peine si je la connais, j’ai juste discuté quelques fois avec elle, entre voisins quoi !

Lundi 14 février 1774

Dans la petite église Saint Blaise, et devant ses paroissiens assemblés, le curé de Lalleyriat maria Claude Beroud Maure, 15 ans, et Marie Françoise Alombert Goget, 18 ans.
Le marié était en colère.

Dimanche 9 février 1783

Le père de Claude agonisait : il n’allait pas tarder à rejoindre feue Barthélémière.
Claude était toujours en colère contre son père qui lui avait imposé ce mariage si jeune. Même si aujourd’hui, à 24 ans, la différence d’âge se faisait moins sentir avec son épouse. Celle-ci était sur le point de donner naissance à leur cinquième enfant. Quoi qu’il arrive, il décida de ne pas assister à ses funérailles.

L’an XIII de la République française e t le quinzième jour de Germinal (jeudi 4 avril 1805)

Claude ne saura jamais qu’en ce levant ce matin-là il ne verrait pas le coucher du soleil, la mort l’emportant, mettant fin à une vie assez brève (il n’avait que 51 ans). Il n’eut pas le temps de faire le bilan de son existence. L’eût-il fait il se serait aperçu que sa défunte épouse lui manquerait. Celle qu’il ne voulait pas épouser à 15 ans, qui lui avait donné 11 enfants et l’avait quitté trois ans plus tôt. Il n’était plus en colère, juste nostalgique d’une jeunesse passée trop vite.


La suite demain…

Retrouvez la série complète :
#2 Le marié