CHAPITRE C
« Charretier » : en un clic mon logiciel de généalogie avait répondu à ma requête. Mon ancêtre Henri Macréau était charretier. Ça avait été mon premier réflexe : vérifier les infos que j’avais récoltées sur mon aïeul. Il avait vécu en Seine et Marne : né en 1874, marié avec le siècle. J’ignorais encore sa date de décès. Son épouse, Ursule Le Floch, était une Bretonne expatriée. Ensemble ils avaient eu une palanquée d’enfants. Finalement, je n’avais pas énormément d’informations sur eux. Je connaissais mieux leur futur gendre, Jean-François Borrat-Michaud, mon Poilu que j’avais suivi au jour le jour sur mon blog de 2014 à 2019 pour le Centenaire de la Première Guerre Mondiale.
Je n’avais jamais vu le
visage d’Henri. Enfin, jusqu’à aujourd’hui. Devant moi, sur l’écran de mon
ordinateur, la carte d’identité de mon arrière-arrière-grand-père était ouverte.
C’était le second document envoyé par mon mystérieux contact. Depuis sa photo,
Henri me regardait fixement. Il semblait me supplier :
« - Viens tirer cette affaire au clair. Ne me laisse pas tomber. »
C’était sans doute mon imagination qui me jouait des tours, mais je ne parvenais pas à m’ôter cette idée de la tête.
Les doigts suspendus au-dessus de mon clavier, je n’hésitai qu’un bref instant avant de répondre au mail de mon interlocuteur inconnu. Le message fut court : « Pouvez-vous me donner davantage d’explications ??? »
En attendant la réponse, fébrile, je revenais vers la première pièce jointe du message. C’était un papier de couleur brunâtre, avec juste ces deux mots « macreau assassin ! ». L’écriture était malhabile… ou volontairement déformée. Peut-être écrite par la main gauche d’un droitier ? Des traces de petits trous étaient visibles, comme si le papier avait été épinglé à un autre. Y en avait-il d’autres dans le même genre ? J’eus un hoquet. Au bord de la nausée, je restai figée devant l’écran.
Devant mon immobilité et mon
silence inhabituels Sosa vit se frotter contre mes jambes et leva la tête vers
moi, les yeux grands ouverts, interrogateurs.
- Ça va Sosa, ça va… Du moins je crois…
D’une caresse sur la tête, je tentai d’apaiser l’inquiétude de mon chat. Longtemps, j’ai pensé que ma famille était de celles auxquelles il n’arrive jamais rien. Aujourd’hui les événements semblaient brutalement me prouver le contraire !
J’essayais de me changer les idées en me concentrant sur les faits déjà rassemblés. « Charretier ! Pense charretier ! » me répétais-je à haute voix comme un mantra protecteur.
En fait, en passant en revue tous les documents concernant Henri et ses proches, je m’aperçus que j’en savais un peu plus sur lui que je ne le croyais au début : enfant il avait été vacher (gardien d’un quelconque troupeau, sans doute, à l’heure où les plus aisés apprennent leurs lettres), puis manouvrier pendant une dizaine d’années. Et le fameux charretier. Seul détonnait un « marinier » isolé, en 1920, au beau milieu des 20 ans à travailler avec son attelage. Est-ce qu’il était passé des chemins de halage à la rivière ?
Un tour sur les sites spécialisés me confirmait ce que je soupçonnai : le charretier est celui (ou celle) qui conduit une charrette ou un chariot. Il se dit aussi de celui qui mène une charrue. Le marinier, quant à lui, est celui dont la profession est de conduire les bâtiments sur les rivières, les canaux navigables, les lacs. Dans ce coin de Seine-et-Marne on trouvait les deux en abondance.
Charretier. Marinier. Mais pas assassin !
Son père était aussi charretier : sans doute avait-il appris le métier auprès de lui. Il devait avoir pris la suite, dans une continuité de profession naturelle de père en fils, mais dans une commune voisine néanmoins. Peut-être pour ne pas lui faire concurrence ?
Dans les recensements, un certain nombre de charretiers et de mariniers apparaissaient. Je cherchai donc à en savoir plus sur ces métiers si fréquents dans ce coin de Seine-et-Marne. C’était en fait une histoire ancienne, qui prenait ses racines sous le règne de François Ier, lorsque le Grand Morin, un des principaux affluents de la Marne, fit l’objet d’aménagements afin de rendre cette rivière navigable, entre Dammartin-sur-Tigeaux et jusqu’à la confluence avec la Marne. Une succession de barrages assurait de garder un débit constant sur la rivière, nécessaire à la navigation de bateaux de gabarit assez conséquents.
Un système ingénieux de pertuis permettait de franchir les nombreux moulins qui émaillaient la rivière. Ces pertuis étaient aussi appelés « portes à bateaux » ou « portes marinières » et étaient actionnés par les meuniers. Ce qui ne se fit pas toujours sans heurts, comme je l’appris en suivant le fil de mes lectures, car à cette occasion ils devaient mettre à l’arrêt les roues de leurs moulins. C’est sans doute ainsi que naquit les tensions ancestrales entre meuniers et mariniers.
C’était le flottage du bois qui occupait principalement cet acheminement batelier, avant que le développement industriel dans les années 1890 ne diversifie les cargaisons (briques, tuiles, chaux, lin…).
En parallèle de cette vie sur l’eau s’était développé le halage, méthode consistant à tirer un bateau depuis la rive avec une corde reliée au mât. Ce métier se faisait soit « à col d’homme », c’est alors le haleur qui tirait directement le bateau avec ses propres forces, soit avec un attelage de chevaux, d’ânes, ou de bœufs, quand le passage était suffisamment large. L’invention du bateau à moteur a fait tomber en désuétude ce métier si éprouvant.
A Tigeaux, où Henri et Ursule se sont mariés en 1900, il y avait un port assez important mais en 1906 un observateur de la France rurale et urbaine à la charnière du siècle le note « désert » (note).
Cette recherche inattendue m’avait fait découvrir une tradition inconnue, moi une fille de la terre. J’en remerciai le destin. Cela me permettait de mieux comprendre ma généalogie, de l’étoffer, lui donner chair.
Néanmoins, je n’oubliai pas mon objectif premier. Je ne cessai de jeter un œil sur la boîte mail, qui se relevait automatiquement à intervalle régulier. Jusqu’à présent elle demeurait vide. J’examinai à nouveau la carte d’identité d’Henri arrivée avec le premier mail. C’était toujours émouvant de se trouver face à ce genre de document.
Une sensation un peu étrange aussi : ce n’était qu’un document administratif, dénué de toute charge émotionnelle comme peuvent en avoir des photos ou de la correspondance privée. Mais lorsque c’est la seule source à notre disposition il prend un relief bien différent. Par ailleurs ce document quelconque en apparence, contenait tout de même l’identité (bien sûr) mais aussi une photo, une signature, une empreinte. Bref, une connexion directe avec mon ancêtre.
Tout à coup, je découvris au bas du document une mention que je n’avais pas l’habitude de voir sur ce type de pièces déjà en ma possession : le tampon « aryen ou non aryen». Les trois derniers mots avaient été rayés, adoubant mon ancêtre parmi la race des « vainqueurs ». Cela me faisait froid dans le dos, rien que de penser à cette période sombre de notre histoire.
Enfin la petite enveloppe notificative de ma messagerie virtuelle m’apporta la réponse de mon interlocuteur. Je fus quelque peut déçue par son caractère laconique (il faut dire que je n’avais pas été très prolixe non plus). Mais il y avait une ouverture : il me donnait son numéro de téléphone. Sans plus attendre, je le composai tout en mettant au point un bref laïus. En effet, je ne voulais paraître ni trop empressée d’en savoir plus sur cette affaire, ni trop brutale s’il s’avérait que, finalement, c’était bien un arnaqueur. Doué certes, mais arnaqueur quand même. Quand j’entendis le déclic de mon correspondant, je pris une grande inspiration et me lançai.