CHAPITRE Y
"Youp ! Le sol se dérobait sous mes pieds..."
Youp ! Le sol se dérobait sous mes pieds. Au même moment je sentis les mains d’Alexandre se refermer sur moi. Pris dans son élan nous basculions tous les deux en avant. J’entendis un bruit sourd juste avant notre chute. J’étais paralysée tout autant par le poids d’Alexandre que par la peur qui me clouait au sol. Je sentis un filet gluant couler dans ma nuque. Épouvantée je crus reconnaître un filet de sang… Mais ce n’était pas le mien. Alexandre ne bougeait toujours pas.
C’est alors que j’entendis des pas se rapprocher. Quelqu’un se penchait sur moi. Je reconnus les yeux de la fouine. Je dois avouer que jamais je ne fus aussi contente de sentir ces yeux cauteleux posés sur moi.
- Tout va bien ?
- Oui, je crois.
Faisant basculer Alexandre, Alcide Bodin m’aida à me relever.
- Mais ? Que s’est-il passé ?
Au même instant Charlotte nous rejoignit légèrement essoufflée, une mèche de cheveux lui tombant dans l’œil.
- Tu te rappelles, après mon sms je t’avais dit que je venais ? Je n’allais pas te laisser seule avec ce malade après ce que j’avais découvert. J’ai amené du renfort avec moi, ajouta-t-elle en désignant Alcide.
- Surveillez-le, il faut que je trouve de quoi l’attacher.
- Sur le chantier, tu trouveras bien une corde.
Je passai une main sur ma nuque : c’était bien du sang. Charlotte récupéra un morceau de tuyau ensanglanté :
- Alcide est un fameux tireur !
- J’ai été plusieurs années de suite champion de fléchette, précisa celui-ci, souriant, en revenant avec la corde.
- Et bien ! Vous êtes plein de surprises !
Alexandre fut ficelé soigneusement tandis que Charlotte appelait la police. Sa blessure était sans gravité, il était juste étourdi.
- Bon, je crois que nous avons chacun une des pièces du puzzle : si on s’asseyait tranquillement pour reconstituer l’ensemble du tableau ?
Alcide et Charlotte soutinrent Alexandre jusqu’au salon, tandis que je faisais un léger détour par le couloir. J’y retrouvai Sosa blessé (une côte cassée sans doute), mais vivant !
- Alors, mon garçon, si vous nous expliquiez pourquoi vous avez fait ce faux dossier. Car c’est bien vous qui avez falsifié ces pièces, n’est-ce pas ?
- Et qui êtes-vous puisqu’Alexandre Brassade n’a jamais existé, comme je l’ai découvert ? précisa Charlotte.
Alexandre refusait de parler. Je pris donc la parole à sa place :
- Bon, je crois que je peux vous expliquer. L’histoire commence… Bien avant le début de cette année 2020. Il faut remonter jusqu’en 1874. Cette année-là, Marie-Louise Macréau donne naissance à son second fils, Henri. Il n’y aura pas d’autres enfants dans la fratrie. Mais Marie-Louise a encore beaucoup d’amour à donner. Elle accueille donc des enfants chez elle en nourrice. C’est ainsi qu’en 1890 on lui confie Gaston Croisy. Gaston « Alexandre » Croisy. Sa famille habite à une quinzaine de kilomètres au Sud, à Marles en Brie. Sa mère, Henriette Fleuresca Leclaire n’a pas survécu à la naissance de son septième enfant. Sa fille aînée (la sœur de Gaston) Berthe vient de se marier avec Alexandre Caumont, un jardinier de Tigeaux. C’est lui qui a entendu dire que Marie-Louise accueillait des enfants. Il fait donc le lien entre les familles Croisy et Macréau. Ce qu’il ne sait pas en revanche, c’est que Gaston va tisser des liens particuliers avec Marie-Louise, la mère qu’il n’a jamais eue.
Alcide et Charlotte m'écoutaient en silence. Même Alexandre semblait être attentif à ce que je disais. Je repris le cours de l'histoire :
- Mais Gaston grandit et son père a besoin de bras à la ferme familiale : il rapatrie le garçonnet. Celui-ci se retrouve alors dans un nouveau foyer où il ne connaît pas l’amour. Dès qu’il le peut, il s’échappe des griffes paternelles pour retrouver la douce et aimante Marie-Louise. C’est là qu’il considère qu’il a son véritable foyer. La rivalité qu’il entretient avec Henri, le fils du sang, ne parvient pas à gâcher ce sentiment. Cependant un jour le père Croisy ramène son fils à la ferme et met un terme à ses fugues répétées… Mais pas à ses rêves de mère. Les années passent et la jalousie grandit dans le cœur de Gaston. Le sentiment d’envie qu’il nourrit à l’égard d’Henri et de sa vie de fils aimé est comme une épine au cœur de Gaston. Les années passent. Il fait sa vie, se marie, a une fille. Mais il garde cette rancœur. Quand enfin il a l’occasion de se venger, il n’hésite pas une seconde.
- La Seconde Guerre Mondiale ?
- Oui, et son climat délétère où on peut facilement dénoncer son voisin et prendre sa revanche.
- Alors Gaston dénonce Henri. Il écrit les lettres anonymes et une enquête est lancée.
- C’est ça, même si la mayonnaise a eu un peu de mal à prendre (il est vrai que la police a du pain sur la planche à cette époque) : il tente de le dénoncer comme résistant puis, comme cela ne marche pas, l’accuse carrément d’avoir assassiné Ursule.
- Alors Ursule n’a jamais été assassinée ? demanda Charlotte.
- Non. Ursule était juste un peu volage, et Henri très fier. Gaston s’est glissé dans la fente des apparences et des non-dits. Henri refusait d’avouer qu’Ursule l’avait quitté. Sauver la famille, coûte que coûte.
- Comment as-tu su tout cela ?
- J’ai trouvé une lettre écrite de la main de Gaston où il y avouait son rôle dans l’arrestation d’Henri.
- Quoi ?
La réaction d’Alexandre me confirma qu’il ignorait tout de cette lettre. Je la sortis alors de sa cachette et la lus à haute voix afin que chacun puisse en prendre connaissance.
Alcide et Charlotte demeurèrent un long moment plongés dans le silence, s'appliquant à examiner tous les aspects de l’affaire. Alcide demanda :
- Et comment on en arrive à Alexandre ?
Ce fut Charlotte qui lui répondit :
- Alexandre est le descendant de Gaston. Il s’appelle en fait Alexandre Boussard. Son grand-père Michel a épousé la fille de Gaston Croisy, Jacqueline.
- Et lui, en écho, a hérité du second prénom de Gaston.
- Un point de résonance direct avec l’aïeul, comme le suggère la psychogénéalogie ?
- Peut-être. En tout cas il est probable que toute sa vie il a été nourri des sentiments de haine éprouvés par son ancêtre.
- La haine en héritage…
- Il m’a trouvée facilement à cause de mon blog de généalogie. J’y avais consacré plusieurs articles à la famille Macréau. Il a vu l’opportunité de venger Gaston. D’ailleurs il a failli réussir : sans votre intervention…
- Je comprends maintenant pourquoi il tenait tant à ce que nous ne t’aidions pas dans tes recherches. Et l’ombre ? Celle dont tu m’as parlé que tu as vue un soir ?
Je désignai Alexandre.
- Cela faisait plusieurs fois que je te suivais. Tu ne t’en es pas aperçu, cracha Alexandre.
Il s'était dressé à demi, la bouche tordue par le dégoût et les yeux troubles.
- Détrompes-toi : c’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille et c’est pour cela que j’ai demandé à Charlotte de faire des recherches sur toi.
- Mais… Et le dossier ?
- Une simple mise en scène destinée à m’appâter et à camoufler ses véritables intentions à mon égard. Alexandre l’a placé là pour que quelqu’un de la famille le découvre en toute innocence lors du tri familial en janvier, devant témoins de préférence, afin d’expliquer ma présence plus tard.
Alcide fut un peu déçu que le dossier n’ait jamais vraiment existé.
- Ça aurait été une belle trouvaille archivistique : un dossier inconnu !
La totalité des pièces du puzzle s’emboîtait. Et tout, soudain, sembla évident. Sur la première haine familiale était venue se superposer une seconde. J’avais mis tellement longtemps à faire le lien entre elles et à les démêler. Ça avait failli me coûter cher. En commençant ces recherches, je n’avais absolument pas anticipé cette fin tragique.
Le problème, quand on commence à creuser le passé, c’est qu’il faut être prêt à aller jusqu’au bout, quelles que soient ses découvertes.
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