« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 1 novembre 2024

A comme alerte

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Joseph François DELAGRANGE, avocat au Sénat et juge ordinaire du Marquisat de Samoëns, était à l’abbaye de Sixt lorsqu’on vint l’avertir, ce dimanche 11 février 1748, que l’on avait trouvé dans les bois communs [communaux] de Bérouze un cadavre. Aussitôt il se transporta à Samoëns (la paroisse voisine) et mit pied à terre au devant de la maison de Me Joseph BIORD notaire collégié*. La procédure commença immédiatement. Le juge se fit assister de Me Jean Joseph VUARCHEX, substitut du greffier de Samoëns, et de Me George Marie BIORD vice fiscal de la juridiction et châtelain de Samoëns.

 

Un cadavre dans la neige..., création personnelle inspirée d’A. Juillard
Un cadavre dans la neige..., création personnelle inspirée d’A. Juillard

 

Le manteau blanc du cadavre faisant conjoncturer qu’il était du régiment de Séville, qui occupait la vallée (voir l’intro de ce ChallengeAZ), Pierre DEHUMADAZ officier et aide major dudit régiment avait aussitôt été fait mandé à ses quartiers de Cluses [situés 3,9 lieues / 19 km]. Après avoir été rejoint par Monsieur DEHUMADAZ, le vice fiscal fut requis de mener toute la troupe auprès du cadavre pour y procéder à sa reconnaissance.

Deux hommes, Claude BAUD et Michel RUIN, tous les deux natifs et habitants de la paroisse, furent choisis pour assister le juge et servir de témoins. Me Noël DELACOSTE, chirurgien du bourg, les accompagnait. La troupe se transporta jusqu’au bois appelé les communs de Bérouze, au pied d’un sapin où on leur montra le cadavre.

 

Effectivement ils virent la jambe gauche d’un homme qui passait au dessous d’un manteau blanc dans lequel il était enfermé, et enveloppé d’une manière que rien d’autre ne sortait du manteau que la jambe. Ayant ordonné que l’on ouvre le manteau, ils remarquèrent qu’il était doublé d’une étoffe bleue. « Et au-dedans un cadavre ».

 

Celui-ci avait un gant de laine à la main gauche et un gant de peau bleu à la droite. Il n’avait qu’une veste bleue, telle que sont celles du régiment de Séville, avec une chemisette de matelote** rouge, des culottes bleu de la même étoffe que la veste, des bas de laine blanche, des souliers carrés et des boucles de laiton plates, avec un petit bonnet rouge qui n’était pas sur sa tête mais dans un repli du manteau ensanglanté. Le cadavre avait aussi en ceinture une cravate de coton blanc. Et dans la cravate il y avait l’étui d’un couteau à gaine, couvert d’un cuir rouge grossièrement cousu, pointu au bout, de la longueur de cinq pouces [12,7 cm]. Le couteau qui y entrait ne pouvait pas être large de plus d’un travers de doigt [1,9 cm]. De plus il avait le bouton de la culotte ôté, la chemise toute remplie de sang gelé, ainsi que la culotte du côté droit qui en était entièrement teinte. 

 

Me Antoine Joseph DUSAUGEY, notaire collégié et châtelain de Samoëns, avait été averti la veille, samedi matin dix du courant mois par la Claudaz DUCREST qu’il y avait un cadavre au dessous d’un sapin dans les bois de BérouzeMais comme il n’avait pas confiance en cette femme qui passait « communément pour une imbecille et un peu folle », il ne voulu pas se fier à ce qu’elle lui disait et se déplacer lui-même. Il envoya donc le menuisier FERRIER et Claude Joseph JACQUARD dans les bois pour vérifier les dires de la DUCREST. Lesquels lui ayant assuré que ce fait était très véritable et que, de plus, se devait être un soldat du régiment de Séville. Il informa sur le champ Monsieur D’AGUILLARD,  commandant du régiment, ainsi que le juge DELAGRANGE. C’est ainsi que la procédure débuta.

 

Aussitôt averti, le Sieur D’AGUILLARD lui ordonna de mettre des gardes auprès du cadavre. Ce que fit le châtelain « sur les trois à quattre heures du soir » : il envoya quatre hommes pour le surveiller.

Lui-même se rendit dans les bois. Là, il vit les pas d’hommes que la DUCREST lui avait annoncés. Ils remarquèrent tous qu’on avait pris soin de mettre ses pas, au retour, dans les empreintes faites à l’aller. Ils pensèrent que les empreintes de souliers devaient être d’homme parce qu’elles étaient larges sur le talon. Ce qu’ils vérifièrent en mettant eux-même les pieds dans les empreintes de soulier, qui étaient aussi larges que les leurs et même plus puisqu’ils ne touchaient pas la neige en les y mettant. 

 

Puis ils arrivèrent au cadavre, qui était sous un sapin et dans des petites broussailles et environ à vingt cinq pas de distance du chemin. Le cadavre était tout enveloppé dans son manteau, dont seule la jambe gauche en dépassait. Autour de lui, il n’y avait aucun pas à moins de deux grands pas d’homme. Le châtelain et ses acolytes pensèrent alors que ce n’était pas là où l’on n’avait tué le cadavre parce que la neige n’était pas battue aux alentours et qu’on avait dû l’y amener. Laissant les hommes en garde auprès du cadavre, le châtelain se retira et averti le juge du marquisat.

 

 

 

 

* Notaire collégié : notaire qui a fait ses études dans un collège de droit.

** Matelote : à la mode, à la façon des matelots.

 

 

vendredi 25 octobre 2024

#ChallengeAZ 2024 : Présentation

C'est l'heure du ChallengeAZ. Ce défi dure tout un mois : tous les jours (hors dimanche) un article est publié avec l'alphabet en fil rouge. Ainsi, le 1er jour du mois le premier article a pour sujet un mot commençant par la lettre A, puis le 2 un mot commençant par la lettre B, et ainsi de suite...

Planning ChallengeAZ 2024

 Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

« Procédure
Pour le seigneur avocat fiscal général demandant en cas d’homicide
Commis en la personne de Vincent REY cavalier
Contre le chanoine de Samoëns CHOMETTY, les mariés JAY et Claudine VUAGNAT servante

Copie de lettre
Monsieur Comme l’on vient de me donner
Avis que l’on a trouvé dans les bois
Commun du Berouze un cadavre enveloppé
D’un manteau blanc…
 »

 

C’est ainsi que commence l’épais dossier de procédure du Sénat de Savoie contre mes ancêtres François JAY et Françoise GUILLOT sa femme.

 

Extrait du dossier de l'affaire JAY-GUILLOT © AD73 via le Fil d’Ariane
Extrait du dossier de l'affaire JAY-GUILLOT © AD73 via le Fil d’Ariane

Le Spectable [respectable, honorable] François Joseph DELAGRANGE, avocat et juge au Sénat de Savoie, était en résidence à l’abbaye royale de Sixt (Haute-Savoie) lorsqu’il reçu cet avis de Me DUSSAUGEY notaire et châtelain de Samoëns (paroisse voisine) l’avisant qu’un cadavre avait été trouvé dans les bois de Bérouze, situés à un quart de lieue [1,2 km] du bourg de Samoëns.

L’alerte est donnée : c’est le début de la procédure. Nous sommes le 11 février 1748. 

L’histoire se situe en Faucigny (Haute Savoie actuelle). Ce territoire, frontalier du Valais Suisse, appartient au Duché de Savoie (alors indépendant du royaume de France).

François JAY et Françoise GUILLOT sa femme sont mes sosas 400 et 401 (ancêtres à la IXème génération). Installés à Samoëns. Il a 30 ans et elle 23. Mariés depuis 1743, ils ont deux jeunes enfants de 4 et 2 ans (Claude et Jeanne Marie). François est maçon de profession (une spécialité locale et réputée). Le couple possède aussi quelques terres et bestiaux. Une servante, Claudine VUAGNAT, âgée de 25 ans, aide Françoise à tenir son ménage ; elle est par ailleurs sa cousine issue de germain (en d’autres termes, leurs parents étaient cousins germains).

Nicolas CHOMETTY est originaire de Taninges (11 km plus bas dans la vallée). Prêtre et vicaire de Morzine d’abord, il devient chanoine à Samoëns en 1745*.

 

La Savoie a connu plusieurs périodes d’occupation française, mais à l’époque où se déroulent les faits qui nous intéressent elle dépend de la Maison de Savoie. Au XVIIIème les ducs de Savoie obtiennent aussi le titre de rois de Sardaigne. Charles-Emmanuel III de Savoie accède au trône en 1730 et gouverne en despote éclairé. En 1733 il s'unit à la France et à l'Espagne qui projettent d'affaiblir la maison d'Autriche, lors de la guerre de Succession de Pologne.

 

C’est à cette occasion que le pays est occupé par l'armée espagnole, de 1742 à 1748. Il sert de base de ravitaillement à l’ennemi et de lieu de repos pour ses troupes ; les impôts sont multipliés, le pays est épuisé, l’époque est très dure. Le Faucigny est surtout occupé par la cavalerie. En 1743 deux compagnies de cavalerie du régiment de Séville sont logées à Taninges et Scionzier (22km). Les soldats et leur capitaine M. D’AGUILA (ou D’AGUILLARD) sont logés dans les maisons du bourg de Taninges, avec leurs chevaux. Nourriture pour les hommes, avoine et paille pour les montures sont fournis par la population locale. En décembre 1747, ces cavaliers du régiment de Séville sont envoyés prendre leurs quartiers d'hiver à Samoëns. Cette région, plus éloignée du centre du gouvernement, eut peut-être un peu moins à souffrir que la Savoie propre de cette occupation étrangère et l’entente entre les Espagnols et la population locale semble plutôt cordiale. Des affinités se sont créées, des mariages ont été conclus, mais aussi… un meurtre !

 

Deux juges sont en charges du dossier JAY : d’abord François Joseph DELAGRANGE, juge ordinaire du marquisat de Samoëns, puis le juge mage de la province de Faucigny, Joseph RAMBERT (à partir du 24 février). 56 témoins vont être entendus. La procédure va durer du 11 février au 6 avril, date à laquelle les conclusions du substitut de l’avocat général seront rendues. Le jugement sera prononcé le 7 juin 1748.

 

A bientôt : le 11 février 1748 l’alerte sera donnée, l’histoire commencera…

 

 

 

 

* Pour l’anecdote, Nicolas CHOMETY (ou CHOMETTY) maria un couple de mes ancêtres, François BEL et Jeanne Etienne MARIN en 1739 à Taninges ; avec, comme témoin, un certain Joseph DELAGRANGE avocat et juge au Sénat de Savoie.

 

Certains articles seront suivis d'une rubrique "Pour en savoir plus..." afin d'apporter quelques renseignements complémentaires sur des points de droit en Savoie au XVIIIème siècle - comme ci-dessous.

__________________________________________


Pour en savoir plus…
Le fonctionnement de la justice en Savoie au XVIIIème siècle


Le souverain de Savoie (Charles Emmanuel III à l’époque qui nous occupe), portant aussi le titre de roi de Sardaigne, est en haut en la pyramide, le juge suprême. Mais ne pouvant juger seul toutes les affaires, il a mis en place une justice déléguée, sur le terrain, que rendent les magistrats au nom du souverain.

On trouve, au bas de l’échelle judiciaire, le châtelain. Il traite des affaires civiles de peu d’importance (menus conflits, litiges mettant de faibles sommes en jeu). Il doit procéder à l’information [enquête] sur les délits dans les 8 jours après leur perpétuation et confier les pièces du dossier au greffe criminel. Il recueille les témoignages et les plaintes. Il arrête les prisonniers et en assure la bonne garde. Conséquence de ce rôle policier, la saisie et l’inventaire des biens des personnes incriminées sont de son ressort. Outre ce rôle de magistrat, il est aussi un employé du fisc, chargé de la perception des revenus du domaine, des amendes et des impôts. Il exécute les décisions venant d’autorités supérieures. Bref, il joue un rôle fondamental étant à l’interface entre la population et les autorités centrales.

Au-dessus de lui exercent une multitude de juges seigneuriaux ordinaires, émaillant le territoire. Ils jugent en première instance toutes les causes tant civiles que criminelles.

On notera aussi la présence d’un « official », juge ecclésiastique qui traite des affaires mettant en cause les sujets ecclésiastique du prince.

Puis vient le juge-mage, magistrat unique pour chaque circonscription savoyarde. Celui du Faucigny siège à Bonneville. Il est nommé (et rétribué) par le roi sur proposition du Sénat. Le mot mage  signifie « plus grand », sans doute parce qu’ils ont la prééminence sur les autres juges de première instance, tels que les juges seigneuriaux et ecclésiastiques. Les crimes qui touchent à la souveraineté du prince relèvent de leur juridiction.


Le Sénat de Savoie (à ne pas confondre avec notre Sénat moderne qui a un rôle politique, celui-ci a bien un rôle judiciaire) se situe au sommet de la pyramide (exception faite du souverain, bien sûr), y compris en matière religieuse. Il siège à Chambéry. Il a des compétences tant au civil qu’en matière criminelle. Il juge en première instance les causes qui excèdent 2 000 livres. Il traite également de toutes les affaires dans lesquelles sont mis en cause les personnages centraux de l’État. Il a la compétence exclusive des crimes de lèse-majesté. Il s’occupe des délits passibles de peines corporelles ou pécuniaires dépassant un certain montant, des délits qui sont de nature à mériter la peine de mort ou celle des galères. Les sentences du Sénat sont rendues sans appel (l’unique solution pour les parties étant le recours en grâce auprès du roi).

Les membres du Sénat sont nommés directement par le roi. Son personnel comprend un premier président (à l’époque qui nous occupe il s’agit de Horace-Victor SCLARANDI SPADA), des présidents de chambres - il y a deux chambres : une pour le civil, une pour le criminel -, des sénateurs (dont le nombre varie selon les époques, comme Jacques RAMBERT ou François-Joseph BOURGEOIS), des auxiliaires de justices tels que conseillers, greffiers, huissiers.

 

Le Sénat est flanqué d’un ministère public, composé d’un avocat général et un procureur général (nommé avocat fiscal général à partir de 1723*), dont la mission est de défendre l’intérêt public et les droits du roi. Le parquet compte aussi un avocat des pauvres et un procureur des pauvres, pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat ordinaire.

 

Au niveau local il existe des avocats et procureurs fiscaux, et leurs subordonnés (nommés vice fiscaux), établis auprès de chacun des juges-mages. Les procureurs fiscaux sont choisis par le Premier Président du Sénat parmi les notaires ; ils ne peuvent pas refuser d’exercer cet office. Les vices fiscaux sont choisis parmi les « gens de biens ». Leurs fonctions est de rechercher les auteurs des crimes ou des délits commis dans leurs ressorts et d'en poursuivre la punition. Quand le cas est grave, ils en informent l’avocat fiscal général qui reprend éventuellement le dossier. Le personnel du ministère public est complété par des auxiliaires tels que les deux secrétaires (un au civil, un au criminel) chargés du service des audiences, des clercs, etc...

 

Les « Loix et Constitutions de Sa Majesté », ou Royales Constitutions (Regie Costituzioni), sont des lois ayant pour but de codifier le droit privé dans les États du roi de Sardaigne. Elles sont publiées en 1723 et 1729. Elles compilent et mettent à jour des antiques coutumes et des anciens édits afin d’en faire un corps régulier et complet de lois applicables dans tous les États de Victor-Amédée II (réformé ensuite par Charles-Emmanuel III en 1770). Toutes les procédures, peines et applications sont détaillées dans les Royales Constitutions.

Elles distinguent les « délits légers », qui correspondent aux « injures verbales entre des personnes de la même condition, aux batteries sans armes, et sans effusion de sang », les « autres délits » plus graves et les crimes très atroces, dont le texte ne donne pas de définition, mais pour lesquels il établit une procédure particulière. Parmi l’arsenal de peines laissé à disposition du juge, nous trouvons : la fustigation publique, la prison, la chaîne (le prisonnier est enchaîné et utilisé pour les travaux de force), le bannissement, les galères, et enfin la mort, le plus souvent par pendaison.

La peine de mort est prévue dans un nombre considérable de cas, mais elle reste assez inégalement appliquée. Le bannissement comme l’envoi aux galères, sont largement employés par le Sénat pour toutes sortes de crimes et de délits avec une durée variable.

Les sentences du Sénat sont en principe rendues sans appel, l’unique solution pour les parties étant le recours au roi. Celui-ci peut rendre des lettres de grâce, pardon ou abolition de crimes.

 

 

* Les fonctions du ministère public n'avaient rien de fiscal; mais comme il avait été institué pour que la faiblesse des juges ou la ruse des parties ne fissent rien perdre au trésor, il conserva les traces de son origine.


 

 

vendredi 20 septembre 2024

Fin de vie

Sentant sa fin proche venir, Marie Charrier (ma sosa 227 à la VIIIème génération) règle ses affaires. Elle n’a que 61 ans environ, mais elle est malade, détenue au lit. Depuis la « chambre basse » de la métairie de Cruhé, paroisse de Noirterre (79), elle reçoit notaire et témoins. 

Extrait testament Marie Charrier 1809 © AD79
Extrait du testament de Marie Charrier, 1809 © AD79 


Dans  cette « chambre, ayant une porte et une petite fenêtre au midi donnant sur le jardin, une autre porte à main droite et communiquant dans une autre chambre, une autre porte et une fenêtre au couchant donnant sur la cour […], dans un lit à main gauche de la cheminée [se trouve] ladite Marie Charrier veuve Paineau malade mais saine d’esprit, mémoire et entendement. » Outre un sens du détail particulièrement entretenu, Me Melon a dû se rêver poète dans une autre vie et, à défaut de vers, il rédige des testaments particulièrement sensibles et délicats. Jugez plutôt :

« Laquelle [déclare] que son âge avancé, les infirmités dont elle se trouve accablée, jointe à une indisposition de santé qui depuis quelques temps lui font apercevoir que, si le temps de sa dernière heure est encore éloigné, elle n’a plus qu’à compter des jours de douleurs. Que dans cette idée elle s’est décidée à prendre des mesures relatives aux biens dont la vie lui laisse la libre disposition ».

Bref, elle met ses affaires en ordre et fait « son testament et ordonnance de dernières volontés ».

La veille déjà, le six novembre 1809, elle avait fait le bilan de ses biens. La communauté qui existait entre elle, son défunt mari et ses enfants, pour gérer la métairie de Cruhé, avait été dissoute trois ans auparavant, le 30 septembre 1806. Un inventaire avait été dressé devant le même Me Melon, notaire à Bressuire. Il résulte de cet acte que ladite communauté s’élevait, déduction faite du passif, à la somme de 9 964 francs. Marie Charrier y était fondée pour la moitié (soit 4 982 francs) et chacun de ses enfants - savoir François, Pierre, Perrine épouse de Jean Lavault, Marie Louise épouse de Mathurin Gabard, Françoise épouse de Jean Gabard (cousin du précédent), et Marie Anne aujourd’hui décédée - pour une douzième partie (soit 830,33 francs).

Mais ayant été observé audit inventaire que Perrine Paineau femme Lavault et Marie Louise femme Gabard avaient eu lors de leur mariage chacune la somme de 400 francs qui avait été prélevé sur ladite communauté, les parties consentirent que, sur l’actif de la communauté, il fut prit une somme de 1 600 francs en faveur des autres enfants, afin d’établir l’égalité entre eux. Le surplus de l’actif de ladite communauté, prélèvement fait, fut divisé entre Marie Charrier et ses enfants, suivant ce que chacun se trouvait fondé. Il restait donc à ladite veuve 4 182 francs, à Perrine et Marie 697 francs (en plus du versement de leurs dots de 400 francs chacune), et pour les autres enfants 1 097 francs.

 

Trois ans plus tard, en 1809 donc, Marie Charrier est « parvenue à un âge où le repos doit se mettre à la place des peines, des soins, des embarras qui depuis longtemps ont altéré sa santé, maintenant toujours chancelante. » Faisant le bilan que, depuis la dissolution de la communauté qui existait entre elle et ses enfants, la portion qui lui en a été départie diminue sensiblement, à la fois parce qu’elle ne peut se livrer à aucun travaux qui puissent faire fructifier ses avoirs et parce qu’il lui coûte continuellement pour se procurer ce qui est indispensablement nécessaire à sa subsistance. D’autre part, elle voit avec satisfaction François Paineau son fils aîné diriger avec soins ses intérêts particuliers et augmenter son avoir par son assiduité au travail et par de sages entreprises. Dans le cas où elle aurait encore plusieurs années à vivre restant seule, son avoir se trouverait entièrement dissipé et ses héritiers totalement privés de ce qu’elle a à cœur de leur conserver.

Partant de ces raisons, qu’elle croit des plus légitimes, elle propose à son fils d’établir une communauté entre elle et lui. Comme il a manifesté le désir de lui prodiguer les secours et les soins qu’exigent sa vieillesse, il a été fait, convenu et arrêté entre eux d’établir une communauté de tous les biens meubles et effets qui leur appartiennent à chacun, à partir de ce jour. L'apport de ladite veuve dans cette communauté est constitué par la portion qu'elle a reçue dans la succession de Marie Anne sa fille décédée quelques mois plus tôt et la somme de 3 673 livres qui lui reste des 4 182 livres de la moitié de l’inventaire réalisé après la dissolution de la précédente communauté en 1806 - Elle a en effet entre temps consommé 509 livres tant pour subsistance que pour traitement dans ses maladies. Ledit François Paineau, pour sa part, y conférera ses travaux, son industrie, sa portion afférente dans la succession de ladite Marie Anne sa sœur et la somme de 1 724 francs qui est entre ses mains en meubles, argent et autres objets mobiliers ; c'est-à-dire 1 097 francs de sa portion d’inventaire que sa mère lui a payé et 627 livres qu’il a gagné par ses travaux particuliers depuis la dissolution de communauté, ainsi que sa mère le reconnaît. Il sera libre à l’une ou à l’autre des parties de dissoudre à volonté ladite communauté ou association. En ce cas, elle sera partagée entre ledit Paineau et sadite mère par moitié.

 

Ainsi par cet acte, Marie Charrier assure sa subsistance pour la fin de vie, dont la santé et si fragile. Mais ce n’est pas tout. Marie désire gratifier plus particulièrement son fils aîné.

Il est vrai que, de ses huit enfants, deux sont morts en bas âge, trois filles se sont mariées et ont quitté le foyer maternel pour ceux de leurs époux. La dernière fille est décédée sept mois auparavant, en avril. Lui reste deux fils, qui demeurent encore avec elle. François l’aîné a alors 33 ans. Le cadet, Pierre est âgé de 26 ans. Tous les deux sont encore célibataires (François se mariera l’année suivante mais Pierre restera célibataire toute sa vie). Marie donc vit avec ses deux fils. Et visiblement ils prennent particulièrement bien soins d’elle et de sa santé chancelante, notamment l’aîné. C’est pourquoi elle souhaite les récompenser de leurs attentions.

 

Aussi elle déclare au notaire, revenu dans la métairie le 7 novembre que, « considérant que François Paineau mon fils demeurant avec moi, et particulièrement depuis la mort de François Paineau mon mari, a dirigé les travaux et les intérêts de la maison. Que sa bonne conduite et son économie a fait fructifier suffisamment le peu que j’avais pour élever mes autres enfants et leur amener une aisance telle qu’ils peuvent […], en tenant la même conduite, se soustraire aux besoins que produit la misère. Que pour cette raison il est de justice que j’offre ma reconnaissance audit François Paineau. Considérant également que Pierre Paineau mon autre fils demeurant aussi avec moi a aidé son frère dans ses travaux, qu’à ce titre il mérite aussi ma gratitude. »

C’est pourquoi elle « donne et lègue audit François Paineau à perpétuité, à lui et aux siens, par preciput et hors part, la quotité de biens meubles et immeubles dont il était permis de disposer par les lois existantes. » C'est-à-dire qu’elle lui donne, par avantage au dessus des autres héritiers, la part maximum de son patrimoine dont la loi lui permet de disposer librement (malgré la présence d’héritiers réservataires, à savoir ceux qui ont droit à une part obligatoire sur la succession).  Elle « charge expressément ledit François Paineau de vouloir, le plus tôt qu’il puisse, faire dire des messes pour le repos de [son] âme, pour la somme de 24 livres, et de donner aux pauvres la quantité de 4 charges de blé seigle et desquelles il voudra bien faire faire la distribution après la récolte prochaine. »

A son autre fils Pierre elle donne, hors sa part de succession, « un lit ou la somme de 72 livres ».

 

Ces dispositions désavantagent ses filles mariées. Marie Charrier en est bien consciente. C’est pourquoi elle précise : « si mes filles et gendres veulent bien me donner ou prouver l’amitié qu’ils m’ont toujours manifesté, ils ne contrarieront d’aucune manière mes intentions telles qu’elles sont exprimées en faveur desdits François et Pierre Paineau leur frère et beau frère et que je considère comme un acte de justice. Pour cette raison je les invite à vouloir respecter ma volonté. »

 

Marie décède dans « le courant de ce mois » de novembre 1809. Mais, malgré des dispositions claires et précises, le fiel de la discorde s’est insinué entre ses enfants. Cinq mois plus tard, les revoilà devant Me Melon pour contester ce testament, si avantageux pour certains et défavorable pour d’autres. Ses trois gendres, Jean Lavaut et les cousins Mathurin et Jean Gabard, pensent avoir des droits à cause de leur belle mère sur ladite communauté établie entre elle et son fils François. Tandis que, de son côté, François Paineau son fils, en vertu du testament précité a, au contraire, la prétention d’obtenir ce que sa mère lui a légué.

Afin de maintenir entre elles l’harmonie qui a toujours existé, les parties ont le présent désir d’entrer en discussion. S’étant approchées, elles ont convenu et ont respectivement arrêté ce qui suit :

  • Tous les meubles et effets qui forment et composent la communauté établie entre ladite veuve et son fils resteront à la disposition et appartiendront en toute propriété à compter de ce jour audit François Paineau.
  • Les autres biens de la métairie de Cruhé appartiendront également, pendant le temps qui reste à expirer de bail, audit François Paineau, sans que les autres parties puissent y prétendre, mais sous l’expresse condition que ledit François Paineau acquitte seul, et sans que les autres puissent être inquiétés, les prix de ferme et contributions qui seront dues à cause de cette métairie.
  • Est attendu que sur la communauté entre ladite veuve et son fils il revient auxdits Gabard, Lavaut et Pierre Paineau les quatre cinquième dans la moitié des effets de ladite communauté, à cause du décès de ladite veuve et en tant que ses héritiers ; lesdits Gabard, Lavaut et Paineau veulent bien se restreindre à la somme de 734,70 francs pour leur portion, ce qui fait pour chacun la somme de 183,67 francs ; en conséquence ledit François Paineau promet et s’oblige de leur payer à chacun cette dernière somme avant un an, sans intérêt.
  •   Au vu de tout ce qui a été convenu ci-dessus, lesdits François et Pierre Paineau désirant recevoir le profit du testament fait en leur faveur par ladite Charrier leur mère, les parties s’accordent à renoncer à toute demande supplémentaire.

 

On le voit, la poésie d’un testament des plus clairs, n’a pas empêché les héritiers de devoir négocier l'héritage et s’accorder entre eux, sous peine d’une brouille à jamais irréversible.

 

~ * ~

 

Avant de terminer, je note ici une curiosité généalogique : Marie, qui rencontre donc le notaire les 6 et 7 novembre pour ses dernières dispositions est, selon les registres d’état civil, décédée… le 30 octobre !

Il n’y aucun doute à avoir concernant l’identité de la personne, fort bien décrite, ni sur les dates des actes notariés, par ailleurs rappelées dans l’acte de 1810 entre ses héritiers. Les déclarations de succession et de mutation indiquent qu’elle est décédée le 12 ou le 13 novembre. Alors, qu’a fabriqué le maire de Noirterre, faisant fonction d’officier de l’état civil, en inscrivant sur son registre le 31 octobre que Marie Charrier est « décédée du jour précédent sur les cinq heures du matin » ? Il n’y a pas d’actes sur le registre avant la fin du mois de novembre. Peut-être qu’à l’occasion du décès suivant, il s’est soudain rappelé qu’il n’avait pas inscrit le décès de Marie Charrier sur le registre et que, ne se rappelant pas bien la date du décès, il a écrit au hasard le 31 octobre ? Ce n’est que mon hypothèse mais, je le crains, cette anomalie généalogique restera sans réponse…