Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT
Teneur de conclusion
Vu les informations prises à notre instances comme demandeur
en cas d’homicide commis en la personne du nommé Vincent REY cavalier dans le
régiment de Séville à coup de couteau ou stylet la nuit du vingt cinq au vingt
six janvier proche passé au village de Levy paroisse de Samoëns dans la maison
de François à feu Claude JAY contre ledit François JAY, la Françoise GUILLOT sa
femme, Claudine VUAGNAT leur servante et Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY
chanoine de la collégiale dudit Samoëns accusés ; icelles contenants les dépositions
de dix neuf témoins ouïs les dix huit, dix neuf, vingt six, vingt huit et vingt
neuf mars proche passé ;
Du décret de Monsieur le juge mage du second dudit mois de
mars donné sur nos conclusions et notre remontrance du même jour ;
De l’acte d’annotation des biens desdits mariés JAY du vingt
deux dudit mois de mars signé par les Me BIORD et GERDIL notaires ;
De la lettre du seigneur DUFRESNAY substitut avocat fiscal général
du vingt six du mois de février ;
Des lettres et décret du Sénat portant commission à Monsieur
le juge mage pour la continuation desdites informations en notre assistance du
vingt quatre dudit mois de février, obtenus sur remontrance du seigneur avocat
fiscal général par le Sieur juge du marquisat de Samoëns à requête du procureur
fiscal de la même juridiction pour et occasion du même homicide ; icelles
contenants les dépositions de trente sept témoins ouïs les onze, douze, treize,
quatorze et quinze dudit mois de février ; icelles contenant deux verbaux
dudit Sieur juge desdits jours douze et treize février, et en date desdits
jours douze treize quatorze et quinze dudit mois de février ;
Du décret dudit Sieur juge dudit jour onze février donné sur
remontrance à lui présenté de la part dudit Sieur vice fiscal de la même
juridiction ;
D’autre verbal dudit Sieur juge du même jour, et de la
lettre d’avis dudit homicide adressé audit Sieur juge par le châtelain DUSAUGEY dudit mois de février ;
Violon, création personnelle inspirée d’A. Juillard
Nous observons qu’aucuns des témoins ouïs dans lesdites
informations ne déposent avoir vu commettre tel homicide. Que néanmoins il n’en
laisse pas que d’en résulter une preuve assez complète contre les accusés, notamment
contre lesdits mariés JAY, qu’il a été commis de leurs faits, et dans leur
maison située rière [sur le
territoire] le village de Levy paroisse de Samoëns la susdite nuit du vingt
cinq au vingt six janvier proche passé.
Leur soin de prendre la fuite et de se
retirer de leur maison, et même de la paroisse, pour se réfugier dans un pays
étranger le dixième dudit mois de février, aussitôt que le bruit se fut répandu
dans la paroisse que l’on avait trouvé ce cavalier mort plié dans son manteau
dans le bois de Bérouze, établi par tous les témoins ouïs dans lesdites
informations, en forme un indice des plus pressants surtout s’agissant d’un délit a quod probandum plan probatio
requisitur [qui doit être prouvé par pleine preuve requise], et d’une fuite
prise ante formatan inquisitionem vel
assompta informationes [avant de formuler une enquête ou d’obtenir une information].
Qui se trouve corroboré par les concessions ou aveux de ces mariés JAY d’avoir
commis tel homicide, rapportés par les cinquante unième, cinquante quatrième,
cinquante cinquième et cinquante sixième témoins, en forme une preuve complète.
D’autant que tel aveux se trouvent geminés
[réitérés] et saisissent par la nature d’un aveu judiciel suivant la définition
vingt cinq cod fab [du Codex
Fabrianus, voir le « Pour en savoir plus » ci-dessous, NDLR]. Et
cette gémination d’aveu se trouve établie non seulement pour avoir été faite au
cinquante unième témoin au lieu de Valais suivant sa déposition, mais pour
avoir été fait au lieu de Bex canton de Suisse aux cinquante cinq et cinquante sixième
témoins, et à tous les deux ensemble comme le rapportent ceux-ci. Et encore auxdits
cinquante quatre et cinquante cinquième témoin au lieu de Samoëns et dans la
maison de Nicolas GUILLOT de la part dudit JAY comme il se trouve l’avoir déposé
l’un et l’autre. Et tels aveux se trouvent d’autant plus en faire pleine foi que
l’on les envisage conformes aux déclarations faites auxdits cinquante cinq et
cinquante sixième témoins par la Claudine VUAGNAT servante desdits mariés JAY.
[…]
Et qu’il résulte des informations que l’homicide de ce cavalier
a été commis au point qu’il n’y est question que d’en quérir qui en est le
meurtrier. Outre que de tels aveux se présentent dans les informations un concours
d’indices vraisemblables, comme ceux tirés du verbal dudit Sieur juge du
douze février. Et encore de celui du treize par les taches de sang trouvées
dans la maison dudit JAY tant contre les parois du lieu où tel homicide a été
avoué avoir été commis que sur le plancher. Selon la voix publique qu’il a
été commis par les mariés JAY, rapporté par tous les témoins, de la
fréquentation à laquelle était ce cavalier dans la maison dudit JAY par préférence
à tous autres. Des lamentations de la Claudine VUAGNAT lors qu’elle prit la
fuite, rapportée par les quarante quatre, quarante cinq et cinquantième
témoins.
Mais comme la preuve que tel homicide a été commis par
lesdits mariés JAY ne se tire précisément que de leurs aveux, et que tels aveux
se trouvent qualifiés de circonstances qui paraissent les rendre excusables de
leur délit, au point même de n’avoir encouru ni peine corporelle ni pécuniaire.
D’autant qu’à les suivre, ils ne pouvaient conserver leur vie qu’en sacrifiant
celle de ce cavalier.
Suivant Monsieur FAVRE dans la definition cinq cod Ad L cor delie et les L 2.3. au cod sous le même titre [référence au
Codex Fabrianus, voir ci-dessous, NDLR], il ne paraît pas que leur aveux
dussent leur préjudicier ou que l’on en dussent faire usage à leur préjudice,
en supprimant les avantages qu’il auraient tirés des circonstances qui les ont
accompagnées comme étant là un acte mere
indeviduus [simplement isolé ?] et des qualités enséparables de leurs
objets.
Néanmoins ce principe de jurisprudence ne saurait les
relever d’établir la justice de leur défense comme exception dont ils ont
accompagnés leur délit pour le délivrer de la peine qu’ils peuvent avoir encourue.
Parce que dès qu’il est établit qu’ils ont commis tel homicide ils sont censé l’avoir
commis avec dol [manœuvre
frauduleuse employée pour tromper quelqu’un et l’amener à donner son
consentement à un acte juridique contraire à ses intérêts], dès qu’ils
ne sont pas constés [qu’ils ne sont
pas certains] du contraire suivant la loi première cod ad l cor [… ? reliure
étroite] su qua delinquens habet
presumtion contra se [sur lequel le contrevenant a une présomption l'un
contre l'autre].
Mais comme cette preuve de délit avec dol n’est que présomptueuse elle peut se détruire par un autre de la même nature quia contra dolum presumtum contraria probatis presumptina sifficit [car contre l'astuce présomptive, contrairement aux présomptions prouvées sont faites].
Lesdites informations paraissent en fournir d’elles mêmes
une de cette nature puisque ce François JAY se trouve déclaré d’une très bonne
réputation. Et lui et son épouse ont été grièvement excédés par cet individu
avec sa propre arme, dont l’espèce joint à la manière dont il s’en est servi
établit assez qu’il en voulait à leur vie suivant la deff. 11 n° 70. Et ce propos délibéré se vérifie assez par la route
qu’a fait cet individus d’au delà de trois lieues de son quartier pour se
rendre chez ledit JAY avec cette arme, de nuit et sans aucune permission de ses
officiers.
Par le verbal dudit Sieur juge de Samoëns du onze février il
est établi que ce cavalier avait en ceinture une cravate de coton blanc et que
dans la cravate il y avait un étui d’un couteau à gaine, icelle couverte d’un
cuir rouge grossièrement cousue, pointue au bout de la longueur de cinq pouces,
et que le couteau qui y entrait ne pouvait pas être large de plus d’un travers
de doigt.
Par celui du lendemain il est établi que les trous qui ont
été trouvés à la chemise dudit François JAY avaient été faits avec le couteau
qui entrait dans ladite gaine. Et suivant le vingt deuxième témoin, ce cavalier
avait un couteau de la même espèce, qu’il mettait dans un étui ou une gaine. D’où
est constaté que ce cavalier était effectivement armé de tel couteau lorsqu’il
fut chez ledit JAY et qu’il en a vraiment excédé ledit François JAY de la
manière que celui ci en a fait l’aveu. Ce qui est d’ailleurs établi par les
cinquante unième, cinquante quatrième, cinquante cinquième et cinquante sixième
témoins qui déposent avoir vu les plaies, et par les vingt cinq, vingt six, vingt
huit, trente un, trente quatre, trente cinq, trente sept, trente huit, quarante
quatre, quarante cinq, quarante six et cinquantième témoins qui déposent sur la
maladie dudit Jay survenue le vingt six dudit mois de janvier où il s’alita le
lendemain dudit homicide, et sur les trous trouvés dans la chemise et ses
culottes faits et procurés par les coups qu’il a reçus.
Néanmoins desdites informations ou des aveux desdits mariés
JAY, si l’on peut tirer que tel homicide a pu être commis sans leur dol, il ne
parait pas que l’on puisse dire ou tirer desdites informations qu’il a été
commis sans leur faute, du moins qu’ils n’avaient pu échapper la mort autrement
qu’en commettant tel homicide. Ce qui les rend toujours coupable du crime
d’homicide.
Et de la peine imposée contre son auteur et à l’égard de la Claudine VUAGNAT leur servante, sa fuite établie de même par tous les témoins ouïs dans lesdites informations avoir été ante formatas inquisiones [formé avant inquisition], forme un indice très pressant de complicité à tel homicide. Et quoique lesdits mariés JAY dans leurs aveux ne l’accusent point de telle complicité, ils paraissent laisser entrevoir que si bien elle ne leur a pas prêté aide, elle a toute fois été négligente à empêcher leur crime, même par affectation à s’aller cacher. Et par là l’on peut dire qu’elle a occasionné et s’en est rendu coupable ou complice qui enim hoc in casu damno accasionem dedit damnum faisse videtur [car celui qui dans ce cas a donné lieu à la perte, semble avoir causé la perte].
Le même indice de complicité se présente desdites informations
contre Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns,
puisqu’il y est de même établi qu’il a prit la fuite à l’occasion de ce même
homicide ante formatas inquisitiones
et qu’il fréquentait la maison où tel délit a été commis. Et même que l’on en
avait formé des ombrages, néanmoins à suivre les aveux de ces mariés JAY et
même ceux de ladite Claudine VUAGNAT, ces indices paraissent user du moins pour
une complicité ad delictum commitandum
[à commettre une infraction]. Mais non pas pour leur donner un secours à leur
éviter la peine qu’ils peuvent avoir encouru, en faisant traduire par son
conseil son frère et son cheval, le cadavre de cet individu dans les bois de Bérouze.
Et en enlevant à la justice et la connaissance de tel délit, et celle de ces
auteurs, par le moyen duquel secours il parait avoir encouru sinon la même
peine que les auteurs de cet homicide, du moins une peine corporelle, comme l’établissent
la loi première, seconde cod,
outre celle qu’il se trouve avoir encouru en privant par tel procédé ce cadavre
de la sépulture.
Ainsi il y a l’air de conclure comme nous le faisons à ce
que François à feu Claude Jay, Françoise GUILLOT mariés de la paroisse de
Samoëns, Claudine VUAGNAT leur servante et Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine
de la collégiale dudit Samoëns soient décrétés de prises de corps et à ces fins
saisis au corps pour être traduits sous due garde dans les prisons royales de
cette ville. Et là y être écroués dans le livre d’écrou et gardés avec la même
sévérité jusqu’à ce que leur procès soit fait et parachevés. Et s'ils ne
peuvent être appréhendés, qu’ils soient cités pour se rendre dans lesdites
prisons et se défendre en personne sur les charges contre eux résultantes
desdites informations, et répondre aux interrogatoires du fisc. Et c’est à
trois briefs délais, et à la forme prescrite par le paragraphe second, titre
quatorze, livre quatre des Royales Constitutions. Le dernier desdits délais
portant leur assignation d’ouïr la prononciation de leur jugement qui sera
rendu sur les plus amples conclusions du seigneur avocat fiscal général.
Bonneville, ce sixième avril mil sept cent quarante huit
Signé par Monsieur PRESSET substitut avocat fiscal.
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Pour en savoir plus
Le Codex Fabrianus
Antoine Favre était un juriste savoyard du XVIe siècle.
Connu principalement comme le président du tribunal de Savoie à la fin des
années 1500, Favre a publié un important ouvrage sur le droit, le « Codex
Fabrianus Definitionum Forensium ». Ce livre était une collection de rapports
juridiques et de décisions de justice basés sur le célèbre Codex justinien.
Les conclusions de l’avocat fiscal
Elles sont codifiées dans les Royales Constitutions de la
façon suivante :
« Les conclusions de l'Avocat Général & de l’avocat
fiscal général, devront contenir une succincte narration du fait avec la
désignation des pièces & écritures, & ils y exprimeront positivement
leurs sentiments & leurs motifs ;& dans les conclusions qui regardent
les causes criminelles, s'il s'agit de peine pécuniaire, l’on y exprimera la
somme, & s'il est question de peine corporelle, l'on en marquera l'espèce
& les circonstances ; & toutes lesdites conclusions devront être datées
par jour, mois & an.
Les conclusions de l'Avocat Fiscal Provincial seront remises
aux Greffiers respectifs des Tribunaux, en annotant le jour qu'elles leur
seront remises, & ils les porteront aussitôt au Juge-Mage , ou au Juge,
après en avoir donné copie, ou communication à l'Avocat, ou au Procureur de
l'Accusé, lorsque la cause sera en contradictoire. »
La prise de corps
Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon
suivante :
« On ne pourra ordonner l'emprisonnement de qui que ce
soit, qu'après que les informations auront été prises & que le Fisc aura
donné ses conclusions.
On fera emprisonner personne que pour des délits qui, en
conformité de nos Constitutions ou du droit commun, pourront mériter une peine
corporelle ou pécuniaire considérable, pour laquelle le délinquant se trouve
hors d'état de donner une caution suffisante.
Le Magistrat, Juge-Mage ou Juge à qui appartiendra la connaissance du
délit, pourra faire arrêter l'accusé, en quelque lieu de nos Etats qu'il puisse
le trouver, sans réquisitoires.
Les Juges pourront cependant, avant qu'on ait pris les
informations & que le Fisc ait donné ses conclusions, faire arrêter
l'accusé lorsqu'il sera suspect de fuite ou pris en flagrant délit, ou aux
clameurs du peuple, ou qui fera ou pourrait être cause de quelque tumulte, ou
que le délit sera public & atroce, & la personne du délinquant notoire.
Dès que l'on aura arrêté quelqu'un, il sera conduit dans les
prisons du Tribunal qui a donné l'ordre de l'arrêter. On exécutera les prises
de corps, quand même les accusés s'y opposeraient. »