« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 30 janvier 2025

Zélia - origine d'un prénom

Cet article est né de l’interrogation de ma petite-nièce Zélia, née en 1994, désirant en savoir plus sur le prénom qu’elle partage avec son ancêtre à la 6ème génération, Marie Antoinette Zélia Berrod, née en 1844.

 

Zélia est une variante de Zélie, elle-même étant un diminutif de l'ancienne forme du prénom Solène, qui s'écrivait Zéline, venant du latin « solemnis », signifiant « solennel ».

Sainte Solène était une chrétienne d’Aquitaine au IIIe siècle. Lors de l’invasion des troupes de l’empereur Dèce, elle fut emprisonnée après son refus de renier sa foi. Elle fut ensuite martyrisée à Chartres.

On fête les Zélie/Zélia le 17 octobre.

 

On compte deux périodes où le prénom Zélia a été le plus populaire : 1844/1905 et 1993/2016 (ce qui correspond exactement à nos deux Zélia familiales).

Aujourd’hui c’est un prénom très rare (seulement 49 Zélia née en 2023 en France).

 

Marie Antoinette Zélia Berrod est née à Montanges (01) en 1844, deuxième d’une fratrie de quatre. Son père était instituteur primaire. Les témoins de sa naissance sont un oncle (Claude Antoine Pernod) et un cousin éloigné (Antoine Gras).

A 22 ans, Zélia se marie au Poizat avec François Assumel-Lurdin, un cultivateur de la commune (son oncle Pernod est encore présent lors de cet événement, ce qui laisse à penser qu’il est proche de sa nièce). Le couple aura 5 enfants, dont Jules Assumel Lurdin (voir ici).

 

Mouchoir brodé au chiffre de Zélia Berrod
Mouchoir brodé au chiffre de Zélia Berrod © coll. personnelle

Zélia et François sont d’abord cultivateurs puis meuniers : Zélia hérite en effet du Moulin Meunant (commune du Poizat) en 1886 de sa tante maternelle, Jeanne Beroud et son époux Claude Antoine Pernod (couple resté sans descendance), signe probable de l’attachement de l’oncle à sa nièce. D’après les recensements elle y demeure au moins entre 1896 et 1911 (et sans doute dès 1886, mais des lacunes antérieures nous empêchent de le confirmer).

 

Moulin Meunant, Le Poizat © coll. personnelle

Aujourd’hui le Moulin Meunant est un gîte ouvert à la location.

L'époux de Zélia meurt en 1897. Leur fils François Émilien lui succède au moulin, transformé en scierie en 1901. De 1901 à 1916 Zélia vit avec son fils, toujours au moulin, mais elle est dite cultivatrice (et patronne). 

Zélia quitte le moulin, peut-être après la Première Guerre Mondiale, pour une petite maison dans le village du Poizat : d’après le recensement, elle y habite avec l’une de ses petites-filles, Suzanne, en 1921, tandis que le père de la fillette, Joseph Eugène, a été nommé facteur dans une commune voisine (veuf, il ne pouvait sans doute pas s’occuper de sa fille).

Après 30 ans de veuvage, Zélia meurt en 1923 au Poizat, âgée de 79 ans.


Selon les actes son prénom est orthographié Zéliaz (terminaison courante dans l’arc savoyard*) ou Zélie. Née Marie Antoinette Zéliaz, elle a Zélia comme unique prénom dans un certain nombre de documents, ainsi que sur sa tombe, ce qui laisse à penser que c'était son prénom d'usage.

 

Plaque tombe Zélia Berrod
Tombe de Zélia, détail © coll. personnelle

 

D’où vient ce prénom original que portait notre ancêtre ?

 

Dans son entourage il y a peu de Zélia : à Montanges (786 habitants en 1846), à la même époque, notre Zélia est la seule à porter ce prénom. Mais on trouve plusieurs Zélie :
- une demi-douzaine nées entre 1848 et 1890 (dont deux sœurs, la première étant décédée en bas âge et dont le témoin de naissance était le propre père de notre Zélia).
- trois mariées entre 1866 et 1869 (dont deux originaires de la paroisse voisine de Champfromier).

A Lalleyriat (445 habitants en 1866), deux Zélie sont nées entre 1852 et 1879.

Au Poizat (commune détachée de Lalleyriat en 1828, 681 habitants en 1866), trois autres Zélia ont été dénombrées :
- une petite fille née en 1865 et décédée en 1871, dont le témoin de naissance est probablement l’oncle de François Assumel Lurdin (Simon).
- une autre née en 1879 (décédée à Nantua en 1962), dont le témoin de naissance est François Assumel Lurdin lui-même.
- la dernière Zélie est née en 1911 : c’est la petite-fille de notre Zélia (fille de Joseph Eugène) : Suzanne Zélie Augustine (avec qui elle demeure en 1921).

Aucune Zélie/Zélia n’a donc été repérée avant la naissance de notre Zélia.

 

Toutes ces Zélie/Zélia portent ce prénom associé à d’autres (souvent Marie, n°1 des prénoms féminins toutes époques et régions confondues). L’ordre des prénoms a peu d’importance puisque le prénom utilisé tous les jours (le « prénom d’usage ») peut être n’importe lequel, comme on le verra plus bas.

 

Décerner un prénom n’est pas un geste anodin et obéit à des règles et usages bien précis, reflet des conditions sociales, religieuses, politiques ou idéologiques pesant sur les individus ou les groupes sociaux.

 

Sous l’Ancien Régime, les parents de l’enfant n’interviennent pas, ou peu, dans le choix du prénom. Ce rôle revient le plus souvent aux parrains et marraines. Ces derniers transmettent majoritairement leurs propres prénoms (pour 90 à 95% des enfants).

Avant la Révolution, le choix du prénom est aussi strictement contrôlé par l’Église qui doit donner son approbation et interdit en principe tout prénom non présent dans le martyrologe chrétien. Le catéchisme recommande de donner à un enfant « un nom qui doit être celui de quelqu’un qui ait mérité, par l’excellence de sa piété et de sa fidélité pour Dieu, d’être mis au nombre des saints, afin que par la ressemblance du nom qu’il a avec lui il puisse être excité davantage à imiter sa vertu et sa sainteté ».

 

Sous l’Ancien Régime, ce sont les actes paroissiaux qui nous guident dans notre généalogie : ce sont donc des actes religieux, où sont mentionnés les parrains et marraines. On peut donc ainsi facilement vérifier, ou non, le modèle dominant d’attribution de prénom parrain/filleul. Mais après la Révolution on utilise désormais les actes d’état civil : ce sont des actes laïcs où ne figurent plus les parrains et marraines (seulement des témoins, souvent des hommes). La question de la transmission des prénoms devient plus délicate à déterminer.

 

Dans les rares cas où le prénom de l’enfant n’est pas celui du parrain, d’autres usages de transmission du prénom existent, déterminés par la sphère psychologique et familiale : les aînés des enfants reçoivent les prénoms de leurs grands-parents, les cadets ceux des oncles et tantes et les benjamins quant à eux peuvent porter les prénoms des enfants aînés, de cousins ou de personnes étrangères. En effet, il existait un véritable souci, plus ou moins conscient, de préserver les prénoms de la lignée et également de faire « revivre » un proche récemment disparu (c’est ainsi que plusieurs enfants de la même fratrie peuvent porter le même prénom).

 

La Révolution remet en cause le modèle dominant du choix de prénom par l’introduction de l’état civil laïc, qui rend le baptême facultatif (2 à 5% des enfants ne sont plus baptisés). Il dissocie également l’acte administratif de l’acte religieux, accentuant le relâchement des réseaux familiaux. On observe par ailleurs dans la société un désir d’individualisation, qui se concrétise dans le choix de prénoms hors références religieuses ou familiales classiques. Au contraire, le besoin d’identification et d’intégration au groupe social, matérialisé par les prénoms empruntés aux parents ou aux parrains/marraines, régresse.

 

Un prénom est alors considéré comme « librement choisi » lorsqu’il relève d’un principe de transmission n’étant emprunté ni aux parents, ni aux parrains de l’enfant. Lorsque ce prénom est choisi hors de tout héritage familial, il marque une prise de liberté significative à l’égard du système.

 

Dans le cas qui nous occupe, il semble qu’il n’y avait pas de Zélia dans l’entourage proche de la famille qui aurait pu donner son prénom à notre ancêtre.

 

Avant la Révolution, deux filles sur trois s’appellent Marie. Ce prénom figure le plus souvent en première position, mais sa disparition progressive dans les actes montre qu’il est peu utilisé comme prénom usuel. Son choix n’est sans doute pas motivé par un attachement particulier au culte marial mais plutôt comme une simple habitude, symbole de l’intégration de l’enfant à la communauté des chrétiens.

La répartition des prénoms masculins obéit au même phénomène majoritaire quoique de manière légèrement atténuée : Jean y prédomine, mais moins largement que Marie pour les filles.

 

Si la Révolution marque un changement significatif dans le choix des prénoms, il est sans doute excessif de parler d’un bouleversement ou d’un renouvellement complet du système de nomination des enfants. On constate une coexistence entre des habitudes anciennes, en recul mais néanmoins persistantes, et des attitudes nouvelles, qui progressent sans encore s’imposer totalement. Les modes de transmission traditionnels perdent néanmoins leur caractère obligatoire et laissent de plus en plus de place à la diversité, à la nouveauté et à l’originalité Le rôle croissant des prénoms choisis hors des modes de transmission traditionnels, attestent d’une liberté accrue dans le choix des familles.

Bien qu’elle ne soit pas la seule responsable, il ne faut pas pour autant mésestimer le rôle de la Révolution dans ces évolutions : par la laïcisation de l’état civil, l’affaiblissement du contrôle religieux sur les familles et la déchristianisation de la société, elle a créé des conditions favorables au développement de ce processus, et l’a peut-être accéléré.

Alors que le curé veillait à ce que le choix des prénoms soit conforme aux règles fixées par l’Église, l’officier civil n’exerce en principe aucune pression. Les parents disposent ainsi d’une entière liberté de choix, qui ne peut être atténuée que par des obligations voulues ou consenties par eux-mêmes : engagements moraux, exigences religieuses, relations familiales ou pressions de l’entourage, par exemple. Le choix des prénoms peut alors exprimer autre chose que l’attachement religieux : engagement révolutionnaire, admiration pour des personnages illustres, amour de la nature, goût de l’antique, ou tout simplement adhésion aux phénomènes de mode.

 

Sous l’effet du contexte politique et de l’ambiance culturelle, le système de références anciennes se délite. Les familles peuvent alors se permettent de choisir les prénoms de leurs enfants dans de nouvelles sources d’inspiration, parfois même d’exprimer une inventivité tout à fait inédite.

 

Tout d’abord, les parents ont tendance à s’éloigner de plus en plus des usages d’identification (familiale, religieuse) pour ceux de l’individualisation. Il ne s’agit plus de marquer les liens de l’enfant avec son ascendance, sa famille, mais au contraire de le distinguer au sein de ce groupe et, au-delà, de l’ensemble de la société. La première conséquence de ces nouveaux usages est l’élargissement exceptionnel du stock des prénoms.

 

Selon certaines études** on constate une augmentation de 75% du stock de prénoms en cinquante ans. La progression est constante, au moins jusqu’au milieu du XIXème siècle, avec un pic en 1790- 1794 dû notamment à l’enrichissement temporaire du corpus par les prénoms républicains, et qui affecte davantage les prénoms masculins. Après cette parenthèse révolutionnaire, ce sont les prénoms féminins qui sont en constante progression.

 

La part des principaux prénoms donnés avant la Révolution décroît constamment. Pour les prénoms féminins, les transformations sont particulièrement notables. Marie perd en cinquante ans 60 % de son influence. Si Louise et Françoise conservent une audience constante, c’est sans doute lié au retour à la mode du prénom Louis (compte tenu du contexte politique) pour la première et par la reconversion en prénom à connotation patriotique à partir de la Révolution pour la seconde. Ensuite, la liste varie d’une période à l’autre, en fonction des reculs (Jeanne, Madeleine) et des progressions (Joséphine, Augustine, Virginie).

Les prénoms à forte connotation religieuse sont les plus touchés par les effets de l’accroissement du corpus de prénoms et de sa diversification. Jean et Marie (les prénoms les plus donnés avant la Révolution) connaissent un recul spectaculaire. Anne et Jean Baptiste suivent cette tendance tout comme, bien qu’à une moindre échelle, les noms des archanges (Michel, Gabriel), des évangélistes (Mathieu) ou des saints patrons des paroisses. L’influence de la Révolution paraît ici déterminante : elle accentue le recul de l’emprise religieuse sur la vie familiale et augmente l’attrait de nouvelles sources d’inspiration. Celui-ci est stimulé par le contexte idéologique, le développement de la vie culturelle, ainsi que l’ouverture des villages sur l’extérieur, la circulation des hommes, des informations et des idées.

 

Peu de prénoms disparaissent complètement : ce sont essentiellement ceux qui s’inspirent des papes, évêques ou abbés, dont la notoriété est récente et semble plus fragile que celles des saints et martyrs traditionnels. Par contre, beaucoup de références totalement nouvelles apparaissent. On l’observe davantage chez les filles que chez les garçons. Certains prénoms sont donnés selon un phénomène de mode, au début du siècle, puis s’inscrivent durablement dans les habitudes. C’est le cas par exemple de Virginie, Caroline, Augustine, Clémence ou Élisa pour les filles, Alphonse, Adolphe, Eugène ou Jules pour les garçons. Cependant nombre de ces nouveaux prénoms gardent une occurrence modeste et limitée dans le temps. Ce qui laisse à penser qu’ils n’ont pas vocation à être transmis ni à identifier les individus, mais au contraire à singulariser ceux et celles qui les ont reçus. Ce qui se confirme par leur présence fréquente en deuxième ou troisième position.

 

Les nouveaux prénoms masculins sont en majorité des noms de saints, donc parfaitement acceptables par l’Église. Ils s’inspirent de références nouvelles à l’Antiquité (Flavien, Cassien, Fabius), au Moyen Âge (Arnould, Geoffroy, Olivier) ou à des influences étrangères (Gustave, Édouard, Stanislas). Dans une recherche d’originalité plus poussée, on puise dans les noms de saints rares ou à la consonance inhabituelle, comme Agoard, Aglibert, Badilon ou Philéas. Nettement minoritaires, les prénoms non présents dans le martyrologe chrétien ont des origines diverses : des références antiques (Achille, Ulysse, Polynice) comme des influences étrangères (Jesse, Koenig) ou des prénoms construits à partir de qualificatifs (Désiré, Fortuné).

Pour les filles, le phénomène est très différent. Certaines nouveautés sont en fait des prénoms anciens momentanément inutilisés (Adèle, Barbe, Luce par exemple) remis au goût du jour.

Mais surtout une large majorité de prénom féminin apparaît comme de véritables créations et présentent des caractères originaux. On voit ainsi d’anciens diminutifs, tels que Jeannette, Annette ou Nanette, donnés comme véritables prénoms. Les variantes se multiplient : Élisabeth donne Élisa, Élise, Lisa, ou Lise ; à partir de Céline on trouve Célina et Célinie, etc... Mais le fait le plus marquant est la création de prénoms féminins à partir de prénoms masculins déjà existants. Louise, Françoise et Jeanne connaissent un succès grandissant, sans doute lié à celui de Louis, François et Jean, trois des prénoms les plus souvent attribués aux garçons. On n’hésite pas non plus à créer de nouveaux prénoms féminins par l’adjonction d’un suffixe (ie, ine, ette) aux prénoms masculins. Ainsi apparaissent les Albertine, Pascaline, Sébastienne, Ambroisie, Guillaumette, etc… Dans ces nouveaux prénoms féminins, on retrouve souvent les mêmes sources d’inspiration que pour les garçons : l’Antiquité (Ida, Olympe, Palmyre), les qualités morales (Fortunée, Prudente, Prospère), les consonances étrangères (Jenny) souvent teintées d’exotisme (Mélina, Zaïre, Zélia, Zulma).

Plus rarement on retrouve des prénoms d’origine biblique (Esther, Sara). Le retour de certains noms de saintes oubliées semble répondre à un souci d’originalité (Avoye, Basilide) et répond le plus souvent à des sonorités à la mode (comme Adeline, Lussine, Félicie). La progression des terminaisons en ie et ine est constante et régulière au XIXème siècle, sans doute parce que leur sonorité évoque un marqueur de féminité.

L’accroissement du stock des prénoms féminins se fait donc majoritairement en dehors du martyrologe chrétien, par la création de nouveaux prénoms obtenus en modifiant les anciens.

 

Ce caractère étranger ou exotique est marqué par certains sons : des consonnes inhabituelles (k, w ou x par exemple), certaines diphtongues (oa, ia, oé, aé) ou terminaisons (a, ia, y) ou encore les consonnes finales prononcées, comme dans im ou ior par exemple, et plus encore la combinaison de ces divers éléments comme dans Zélia, Zulma, pour les filles, Joachim ou Melchior pour les garçons.

L’utilisation de consonnes sourdes ou sonores, occlusives ou nasales, détermine à l’audition des impressions différentes et suggère des représentations mentales : force, douceur, austérité, sensualité, agressivité par exemple.

 

Le choix de prénoms étrangers au martyrologe chrétien a deux conséquences : une rupture culturelle avec les usages traditionnels et surtout un problème religieux parce que ces prénoms ne sont pas, en principe, autorisés par l’Église. On voit ainsi les curés omettre en nombre ces nouveaux prénoms, les remplacer ou effectuer des corrections orthographiques dans leurs registres paroissiaux. C’est ainsi que Jenny (dans l’état civil) devient Eugénie (sur l’acte de baptême), Héloïse se transforme en Louise, Élisa en Élisabeth. Mais petit à petit l’Église change d’attitude, soucieuse avant tout de conserver la pratique du baptême et la fréquentation du catéchisme, en baisse depuis la Révolution et la déchristianisation de la société. Elle fait donc des concessions à ses paroissiens dans des domaines jugés moins prioritaires comme le choix des prénoms.

 

Néanmoins l’Église n’a pas été aussi sévère à l’égard du choix des prénoms en tout temps et en tous lieux, puisque bien avant la Révolution, certaines personnes ont été baptisées avec des prénoms n’appartenant pas au martyrologe chrétien, notamment inspirés de la mythologie ou de l’histoire antique. César, Pompée, Olympe, Aglaé sont déjà portés parmi les notables de certaines paroisses. Cette rupture envers les usages et les prescriptions de l’Église était cependant assez rare et constituait surtout un privilège unique des classes les plus favorisées. Mais avec la Révolution, le phénomène à tendance à s’amplifier, et surtout à s’étendre à toutes les classes sociales.

 

Donner à son enfant le prénom du roi ou d’un membre de sa famille ne doit pas forcément être considéré comme un acte d’allégeance ou d’adhésion au principe de la monarchie. Il ne faut pas oublier la familiarité avec des prénoms souvent entendus et généralement respectés, et le fait que le roi et sa famille constituent, de par leur fonction même, une « référence » : l’attribution d’un prénom appartenant aux personnages les plus hauts placés peut être de bon augure pour l’enfant qu’on baptise (tout comme lorsque l’on donne à l’enfant le prénom d’un saint pour le mettre sous sa protection).

Louis est le nom des rois de France depuis le début du XVIIIème siècle (sans compter les périodes précédentes). À l’attrait qu’il présente à ce titre s’ajoute l’usage lié à la transmission du prénom par les parents et parrains depuis plusieurs générations. À la veille de la Révolution il est l’un des prénoms les plus attribués (10% des garçons). Contre toute attente, la Révolution n’affaiblit pas son audience.

Le prénom Marie Antoinette n’a pas connu un succès comparable (environ 1% des prénoms attribués). C’est sans doute dû au fait que ce prénom est moins ancré dans la tradition que Louis et à cause de la forte impopularité de la reine dans l’ensemble du pays. Néanmoins, comme pour Louis, le fait de donner ce prénom n’est pas forcément à considérer comme un signe d’attachement à la monarchie. A l’inverse, on peut envisager que la disparition du couple royal, et la rupture de la Révolution, aient levé toute ambiguïté liée à ces prénoms et les ait débarrassés de leur connotation politique, ce qui a permis de les donner plus facilement, sans crainte ni arrière-pensée.

Est-ce que c'est ce qu'a pensé le père de Marie Antoinette Zélia lorsqu'il lui a attribué ces prénom ? Difficile à dire. Mais d'une manière générale, il semble que ce ne soit pas l’attachement aux souverains, et aux personnalités politiques de premier plan en général, ou à leur fonction et action, qui suscitent l’attribution de prénoms. Simplement, leur notoriété contribue à faire connaître les prénoms qu’ils portent. Chacun a la possibilité de les utiliser ou non, en dehors de tout usage ou pression traditionnelle.

 

L’emprunt des prénoms au monde littéraire et artistique est difficile à cerner. Les choix d’attribution d’un prénom n’étant jamais explicités, on ne peut qu’émettre des hypothèses. La relation entre l’œuvre et le donneur du prénom n’est jamais prouvée. On peut appeler son fils Adolphe sans avoir lu le roman de Benjamin Constant, ni même en connaître l’existence.

 

Le XIXème siècle voit aussi un phénomène en croissance constante : l’attribution des prénoms multiples. Il se fait notamment par imitation des élites du pays. Si l’attribution de trois prénoms est de plus en plus courante, on peut donner jusqu’à cinq prénoms ou plus à l’enfant. Dans cette multiplication de prénoms, il n’est pas rare de conserver au moins un prénom à connotation religieuse, en premier ou second prénom. Le premier prénom est généralement donné par les parents, librement choisi. Toutefois il ne remplace pas entièrement les usages anciens mais s’y ajoute : les deux autres prénoms continuent à être donné par le parrain et la marraine. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de voir que notre ancêtre se nommait Marie Antoinette Zélia (3 prénoms). Antoine pourrait être son parrain (on se rappelle que Claude Antoine Pernod était très proche de Zélia : il était probablement son parrain, même si seul son acte de baptême pourrait le confirmer).

 

Bien qu’ayant des prénoms multiples, la personne était généralement désignée sous un seul prénom, le « prénom d’usage » : ce peut être avant tout l’un des prénoms de baptême, en général le deuxième ou troisième prénom. En effet, Marie, souvent placée en première position chez les filles, n’est pas utilisé, tandis que les autres prénoms permettent une meilleure identification de la personne (comme pour notre Zélia).

Mais ces prénoms de baptême ne sont pas toujours utilisés pour désigner un individu. Ainsi, dans notre famille, la tante Henriette (1891/1985) se prénommait en fait Célestine, mais ses patrons ne souhaitant pas se fatiguer à retenir le prénom de leur domestique l’ont « renommée » Henriette (la servante précédente), prénom d’usage qu’elle a conservé toute sa vie. De même un individu peut modifier de lui-même son appellation. C’est là un phénomène lié à la personnalité de chaque individu. Ainsi une personne qui déteste son prénom peut en choisir un autre dans son usage quotidien ou le faire modifier de façon officielle.

 

 

Si on ignore d’où vient ce prénom de Zélia (aucune personne proche portant ce prénom original n’ayant été identifiée), on peut sans doute penser que son père ait été inspiré par les nouvelles modes soufflées par la Révolution pour donner ce prénom à sa fille : changement d’influences, élargissement du corpus de prénom, goût de l’originalité et de l’individualisation. L’enfant a donc reçu les prénoms de Marie (perpétuation des usages du prénom religieux, en première position), prénom vraisemblablement donné par le parrain en deuxième position (Antoinette, féminisation du prénom masculin Antoine) et prénom exotique, nouvel usage devenu à la mode en dernier lieu (Zélia).

On notera par ailleurs que les deux frères de notre Zélia se nomment Ildefonce François Marie (le premier étant décédé avant la naissance du second) et sa sœur Marie Alphoncine ; tous des prénoms déterminés par les mêmes usages de dénomination post-révolutionnaires.

 

Enfin notre Zélia, si elle n’a pas hérité son prénom d’une autre, a sans doute influencé à son tour l’attribution du prénom Zélia aux jeunes filles qui le portent au Poizat après elle.

 

Quant à ma petite nièce, il faudrait demander à sa mère pourquoi elle lui a attribué ce prénom ! 😉

 

 

* La terminaison en -az ou -oz est courante dans l’arc savoyard. Ce z final n'est en fait jamais prononcé : il servait à indiquer que le -a des noms féminins et le -o des noms masculins étaient atones, autrement dit que l'accent tonique devait porter sur l'avant-dernière syllabe. Ainsi, un nom comme La Clusaz devrait, à quelques nuances près, se prononcer "la Cluse".

** Philippe Daumas : Familles en Révolution - Vie et relations familiales en Île-de-France, changements et continuités (1775-1825)

 

 

dimanche 1 décembre 2024

Epilogue

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


La servante des JAY, Claudine VUAGNAT, fut relaxée suite à l’enquête. Elle continua à vivre à Samoëns où elle se maria avec Pierre BUFFARD. Ensemble ils eurent trois enfants. Elle s’éteignit à Samoëns en 1790, à l’âge de 67 ans.

 

Le chanoine CHOMETTY fut lui aussi relaxé. Il résigna [abandonna sa charge] en mars 1748 (lors de sa fuite, en fait). Relaxé dans cette affaire il fut, après les faits, nommé curé de Vercieu (Isère), où il mourut en 1763, à 53 ans.

 

 

Epilogue

Quant à mes ancêtres, l’épais dossier du Sénat de Savoie ne raconte pas comment les suspects principaux de cette affaire tragique furent arrêtés (ou se sont rendus ?). 

Je note la curieuse absence dans ce dossier du frère de Françoise GUILLOT, qui était procureur en Tarentaise (comme on l'a vu très brièvement à la lettre T de ce ChallengeAZ) : n'est-il pas intervenu en faveur de sa sœur et son beau-frère ? N'est-il pas devenu leur conseil ? Mais le pouvait-il seulement (je ne suis pas assez connaisseuse du système judiciaire savoyard de cette époque pour pour le dire) ? Par ailleurs, il nous manque un épisode (l'arrestation) : qui peut dire ce qu'il s'est passé à ce moment-là ?

Quoi qu'l en soit, de toute évidence, les JAY ont passé un certain temps en prison. Puis, comme on l’a vu hier à la lettre Z de ce ChallengeAZ, François JAY et son épouse Françoise GUILLOT furent graciés par Sa Majesté le Roi de Sardaigne, souverain de Savoie, par lettres patentes du 11 avril 1749 (requête de grâce présentée devant le Sénat le 8 juillet suivant et entérinée le 12 dudit mois). Leur libération a dû intervenir dans la foulée.

Ils retrouvent ensuite leur vie à Samoëns. Cinq ans plus tard, ils donnent naissance à leur troisième enfant (Jeanne Antoinette) ; suivi d’un dernier en 1760, mon ancêtre Jean François.

Visiblement ils ont réussi leur vie. Si, au moment des faits, ils ne possédaient que 200 livres de biens meubles (selon l’inventaire visible à la lettre R de ce ChallengeAZ), une trentaine d’années plus tard, ils dotent leurs enfants de 200 à 300 livres chacun, en plus du linge, objets quotidiens et bestiaux. En 1777 ils sont qualifiés de bourgeois.

Je les vois apparaître régulièrement dans les sources, comme les recensements de la paroisse (« Consigne de la communauté de Samoëns », dite aussi gabelle du sel) jusqu’en 1787.

Trois de leurs quatre enfants se marieront et auront une descendance (leur fille aînée est l’ancêtre d’Antoine DENERIAZ, le skieur alpin champion olympique à Turin en 2006.).

Françoise GUILLOT meurt en 1778 à l’âge de 52 ans. Elle n’a pas connu son premier petit-fils, né 4 mois après son décès, mais son époux connaîtra cinq de leurs petits-enfants.

Malade, François JAY rédige un testament en février 1787. Cependant, il survit à sa maladie puisqu’il est recensé en décembre de la même année.

Je perds la trace de François après ce dernier recensement de 1787. Il y est toujours dit maçon mais possède aussi quelques bestiaux (dont un cochon qu’il sale, d’où sa présence dans ce recensement lié à la gabelle). Il vit alors avec deux de ses enfants, Claude (resté célibataire) et Jean François - mon ancêtre -, ainsi que sa belle fille (épouse de Jean François) et sa petite-fille (enfant du couple). Il a alors 69 ans.

J’ignore où et quand il est décédé. Je sais seulement qu’il est dit « défunt » en 1825 (lors du second mariage de Jean François), mais ce n’est guère étonnant : il aurait eu 107 ans s’il vivait encore à cette date !

 

Sans le hasard d’une lecture sur un blog de généalogie* je n’aurais pas imaginé cette histoire, totalement invisible dans les sources traditionnelles de généalogie (N/M/D).

 

Après l’étude de cet épais dossier de procédure, il reste quelques non-dits : les relations pour le moins « peu orthodoxes » qu’entretenait Françoise GUILLOT avec son voisinage… Comment les JAY se sont-ils réinsérés dans la paroisse après ces événements violents ? Comment le couple a-t-il pu survivre à une telle histoire sans imploser de l'intérieur ? Quelle a été l’attitude des voisins à leur égard ? Etc...

Les sources et la généalogie sont pleines de mystères…

 

 ________

 

Je remercie chaleureusement Paul CHEMIN, bénévole au Fil d’Ariane du département de la Savoie, qui a été photographier le dossier pour moi aux archives de Savoie (près de 200 clichés tout de même !), ainsi que les lettres de grâce.

Pour celles et ceux qui l’ignorent, le Fil d’Ariane est une association d’entraide généalogique : si vous ne pouvez vous déplacer dans un dépôt d’archives, un bénévole va prendre en photo le document souhaité pour vous. Basé sur l’entraide, c’est totalement gratuit. N’hésitez pas à faire appel à eux !

Demandes à déposer à l’adresse https://www.entraide-genealogique.net/

 

 

 

* Merci à Estelle qui a attiré mon attention sur le fonds du Sénat de Savoie lors du ChallengeAZ 2019 sur son blog « Sur la piste de mes ayeuls ».


 

 

 

 

samedi 30 novembre 2024

Z comme zigouiller

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


Les JAY ont finalement été condamnés (par contumace) et arrêtés. Du fond de leur prison, ils ont demandé, et obtenu, la grâce royale.


"Teneur de lettres de grâce de la peine de dix ans de galère à laquelle François JAY avait été condamné et de dix années de bannissement à laquelle Françoise GUILLOT sa femme avait été condamnée par le même arrêt.

 

Charles Emmanuel par la grâce de Dieu Roy de Sardaigne, de Chypre, et de Jérusalem, duc de Savoie, de Montferrat et prince de Piedmont,

Ayant vu dans nos audiences la requête ci jointe, et sa teneur considérée par les présentes, signée de notre main, de notre certaine science et autorité royale, eu sur ce l’avis de notre conseil, par un traité de notre souveraine clémence remettons, sans payement de finance, à François JAY la peine de dix années de galères, et à la consuppliante celle de dix ans de bannissement des états, auxquelles ils ont été condamnés par arrêt du Sénat de Savoie rendu le 7 juin 1748 sur les indices d’avoir tué en rixe la nuit du 25 au 26 janvier de ladite année, à coup d’instrument contondant et pointu, le nommé Vincent REY cavalier du Régiment de Séville qui s’était introduit dans leur maison armé de sabre et d’un stylet, dont il eu dans la rixe blessé les suppliants, car telle est notre volonté.

Donné à Turin l’onzième du mois d’avril l’an de grâce mil sept cent quarante neuf, et de notre règne le vingtième

Signé C Emmanuel

Scellé du grand sceau sur cire mole"

 

Zigouiller, création personnelle inspirée de patentes de 1767, Drouot
Zigouiller, création personnelle inspirée de patentes de 1767, Drouot



Présentation des grâces

L’an mille sept cent quarante neuf et le douze juillet a comparu par devant nous François Joseph BOURGEOIS Sénateur au Sénat de Savoie commissaire, en l’assistance de Monsieur PERRIN premier substitut avocat général dans une des chambres des prisons de la présente ville de Chambéry et écrivant sous nous Me BELLON greffier criminel au Sénat, François JAY, auquel nous avons fait prêter serment sur les saintes écritures entre nos mains touchées de dire la vérité sur ce qu’il sera interrogé concernant le fait d’autrui, et l’avons comminé de la dire sur son fait propre, à peine de dix écus d’or d’amende, après lui avoir représenté l’importance dudit serment et les peines qu’encourent ceux qui taisent la vérité ou disent le faux.

Interrogé de son nom, surnom, âge, qualité, habitation et patrie répond : « Je m’appelle François fils de feu Claude JAY, je suis âgé d’environ trente une années, natif et habitant de Samoëns en Faucigny, maçon de profession. »

Interrogé s’il n’était par chez lui dans la maison à Samoëns la nuit du vingt cinq au vingt six janvier mil sept cent quarante huit et si la même nuit, le nommé Vincent REY cavalier dans le régiment de Séville ne fut pas dans leur dite maison et si après avoir eu querelle ensemble lui répondant, et Françoise GUILLOT sa femme n’ont pas tué dans leur maison ledit cavalier REY à coup d’instrument contondant et pointu.

Répond : « J’avoue tout le contenu en icelluy. Cela été arrivé à l’occasion que ce cavalier REY venu en ladite nuit à ma porte laquelle s’estant trouvé ouverte ma servante ne pus l’empêcher d’entrer et, entendant du bruit, je me levais en chemise avec mes culottes et dès que je parus une chandelle à la main, le cavalier me tendit un coup de sabre. Je le luy enlevais, il me donna en même temps une quinzaine de coup de stylet. »

Interrogé si après avoir tué ledit cavalier il n’a pas conduit ou fait conduire le cadavre d’iceluy dans le bois de Bérouze à un quart de lieue environ dudit Samoëns.

Répond : « J’ai bien reçu ses coups de stylet comme je viens de dire. Je criais ma femme qui était couchée à mon secours. Laquelle vint à l’instant et arracher entre les mains dudit cavalier ce stylet ou couteau, après en avoir reçu elle même cinq à six coups. En luy mordant les doigts, elle enleva ledit stylet duquel je vois qu’elle frappa en même temps ledit cavalier. Lequel tomba mort, et ce fut ma femme qui aida à conduire sur un traîneau le cadavre dudit cavalier aux bois de Berrouzes. »

Interrogé s’il n’a pas recouru à S.M. [Sa Majesté] pour obtenir grâce de ce délit, s’il a narré la vérité et s’il veut profiter de la grâce qui lui a été accordée par lettres patentes du onze avril dernier dont nous lui avons fait faire lecture.

Répond : « J’ay recouru et obtenu les lettres pattentes de grâce dont vous venez de me faire lecture. J’ay narré la vérité à S.M. et je veux profiter de la grâce qu’elle m’a fait. »

Lecture faite audit JAY du présent acte, a répondu : « J’y persiste, je n’y veux rien adjouter ny diminuer » et a signé.

[suivent les signatures de François JAY, SEIGNEUR, PERRIN, BELLON]

 

L’an mil sept cent quarante neuf et le douze juillet a comparu par devant nous François Joseph BOURGEOIS Sénateur au sénat de Savoie, en l’assistance de Monsieur PERRIN premier substitut avocat fiscal général dans une des prisons de la présente ville de Chambéry et écrivant sous nous Me BELLON greffier criminel audit Sénat Françoise GUILLOT, à laquelle nous avons fait prêter serment sur les saintes écritures entre nos mains touchées de dire la vérité sur ce qu’elle sera par nous interrogée contenant le fait d’autrui et l’avons comminé de la dire sur son fait propre, à peine de dix écus d’or d’amende, et après lui avoir représenté l’importance dudit serment et les peines qu’encourent les parjures.

Interrogée de son nom, surnom, âge, patrie, demeure et profession.

Répond : « J’ay nom Françoise fille de Nicolas GUILLOT, je suis femme de François JAY, aagé d’environ vingt cinq ans, native et de Samoëns en Faucigny et je demeure audit Samoëns avec mon dit mary, et je n’ay de profession que celle d’avoir soin de notre maison. »

Interrogée si la nuit du vingt cinq au vingt six janvier mil sept cent quarante huit, si elle n’était pas chez elle avec son mari, et si ladite nuit le nommé Vincent REY cavalier dans le régiment de Séville n’alla pas dans leur maison, et si y est entré, ledit cavalier n’eut pas tenu querelle avec François JAY son mari, et si elle n’accourut à ses cris, et ne l’aida à tuer ledit REY à coup d’instrument contondant et pointu.

Répond : « J’avoue le contenu audit interrogat. Et je m’en vas vous dire comment cela s’est passé. Mon mary et moy étions déjà couché laditte nuit lorsque ce cavalier Vincent REY vint à notre maison à Samoëns. La porte s’estant trouvé ouverte, notre servante ne put l’empêcher d’entrer. Sur quoy mon mary se levait en chemise et culottes. Et un moment après j’entendis qu’il me criait à son secours. J’y allais dans l’instant, et le trouvait aux prises avec ledit cavalier qui l’avait déjà blessé de plusieurs coups de stylet. Je saisi la main dudit cavalier pour le luy arracher, et après en avoir reçu cinq coups, je luy mordis les doigts pour le luy arracher, ce qui m’ayant reussy. Et voyant mon mary par terre, je donnay deux ou trois coups dudit stylet au ventre dudit cavalier. Lequel étant tombé mort, je m’ayday à mettre son cadavre sur une luge, et à le conduire avec un cheval aux bois de Berrouzes, n’ayant avec moi que un curé que l’on appelle CHOMETTY. »

Interrogée si elle n’a pas recouru à S.M. pour obtenir grâce de ce délit, si elle a narré la vérité, et si elle veut jouir de ladite grâce portée par patentes du onze avril dernier dont nous lui avons fait lecture.

Répond : « J’ay obtenu ladite grâce. J’ay narré la vérité à S.M. et je veux me prévaloir de ladite grâce. »

Lecture faite à ladite GUILLOT du présent acte, répond : « Je dis, j’y persiste, je n’y veux rien adjouter ny diminuer » et ne sachant écrire de ce enquis a fait la marque que suivante.

[Suivent la marque de la répondante et les signatures de SEIGNEUR, PERRIN, BELLON] 

 

Teneur d’arrêt de vérification des lettres de grâce ci dessus

Sur la requête présentée céans par François JAY et Françoise GUILLOT mariés de la paroisse de Samoëns tendant à ce que S.M. [Sa Majesté] ayant daigné leur faire grâce de la peine de dix ans de galères à laquelle ledit JAY a été condamné par arrêt du Sénat de Savoie du 7 juin année dernière, et de celle de dix ans de bannissement à laquelle ladite GUILLOT a été condamnée par ledit arrêt, ainsi que par lettres patentes du onze avril dernier dûment scellées et signées, il plaise au Sénat en entérinant lesdites lettres ordonne que les suppliants jouiront du fruit et bénéfice d’icelles, suivant leur forme et teneur et autrement, comme est portées par ladite requête

Signé CHABERT

 

Teneur d’entérinement des lettres de grâce

Le Sénat faisant droit sur ladite requête, icelle entérinant, ayant égard aux conclusions et consentement prêté par l’avocat fiscal général, a vérifié et autorisé lesdites lettres patentes, ordonne que les suppliants jouiront du fruit et bénéfice d’icelles suivant leur forme et teneur en payant les dixièmes de frais de justice

Délibéré à Chambéry au bureau du Sénat le douze juillet mille sept cent quarante neuf
Signé BOURGEOIS

 

Prononcé au seigneur avocat fiscal général et au suppliant François JAY en audience tête nue et à genoux auquel S.E. [Son Excellence] le seigneur premier président a fait l’autorisation porté par les Royales Constitutions

 

 

[Note manuscrite au crayon à papier - postérieure ?]

L’homicide avait été précédé de provocations graves et attentatoires à la vie des mariés JAY accusés. La servante Claudine VUAGNAT a été présente à l’homicide sans y prendre même part. Le chanoine CHOMETTY et son frère n’y ont non plus pris aucune part : ils ont seulement contribué ensuite, le 1er par son conseil, et le 2nd par son fait à tenter de dérober le cadavre à la connaissance de la justice.

Les mariés JAY condamnés ont été graciés par lettre patentes de S. M. Les autres accusés ont été envoyés par le Sénat quittes et absous.

An 1748 (sauf la grâce de 1749)

 

 

[Pour savoir ce que sont devenus les protagonistes de cette affaire, lisez "l'épilogue" publié demain]

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Pour en savoir plus

Les grâces

Elles sont codifiées dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

 

« Tous ceux qui obtiendront de Nous des Lettres Patentes de grâce, pardon, ou abolition de crime ou de quelque peine, seront obligés de les présenter dans le terme de trois mois ; autrement ils seront privés du bénéfice desdites Lettres.

On présentera par devant le Sénat les grâces des peines afflictives & des pécuniaires.

Lesdites Lettres seront communiquées à l'Avocat Fiscal Général ou Provincial & le Sénat ou le Juge-Mage  reconnaîtront respectivement si elles sont subreptices [grâce obtenue par subreption, c'est-à-dire omission de ce qui s’opposerait à l’obtention d’un droit que l’on fait valoir] ou autrement défectueuses.

Lorsque ces Lettres contiendront la grâce d'une peine corporelle, elles ne seront pas reçues par le Sénat, à moins que l'impétrant ne se soit constitué dans les prisons pour donner ses réponses sur le délit dont il s'agit, sans qu'on puisse l'en élargir, qu'après qu'elles auront été reconnues comme dessus.

S'il n'y a rien de défectueux dans lesdites Lettres, les Sénats devront les entériner, & les Juges-Mages les faire enregistrer & les uns & les autres ordonneront qu'elles soient observées, suivant leur forme & teneur.

Lorsque les Lettres contiendront la grâce de la peine de mort ou des galères, l'impétrant sera obligé, avant qu'on l'entérine, de la présenter en personne dans l'Audience publique au Sénat, à genoux & tête nue, en présence des Avocats & des Procureurs; & le premier Président, ou celui qui régit le Magistrat, devra l'exhorter de ne plus commettre à l'avenir de semblables ou autres crimes.

On ne pourra retenir le criminel qui se sera volontairement constitué prisonnier pour présenter la grâce qu'il aura obtenue sur un exposé véritable. »