« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 17 juillet 2015

Mon beau-fils est mon gendre

Cerdon, le 29 septembre 1719.
Jour triste et gris. Nous sommes tous réunis. Après qu'il ait reçu le viatique et l'extrême onction [ 1 ], nous voici suivant le cortège funéraire de mon époux Benoît Morel, montant en direction de l'église saint Jean-Baptiste. Après la cérémonie menée par le curé Ferrières, nous irons au cimetière attenant. Ce n'est pas une situation inédite pour moi : je suis veuve pour la deuxième fois.
Nos enfants se serrent contre moi. Du haut de ses 13 ans, mon aînée Félicité va pouvoir m'aider dans les tâches quotidiennes. Mais les autres sont si petits : les trois filles de 10 à 6 ans et le bébé, Charles, qui n'a qu'un an. Il dort tranquillement dans mes bras, innocent et étranger à tout ce qui l'entoure. Claude et Joseph, les frères de Benoît, sont ici aussi bien sûr. Leur soutien est précieux. Après le chagrin, l'inquiétude me gagne : comment va-t-on vivre tous sans son salaire de maître maçon et tailleur de pierre ?

Acte de décès de Morel Benoît, 1719 © AD01
"Le vingt neuf septembre est décédé Benoit Morel Maître Maçon aagé denviron quarante ans après avoir reçu le viatique et lextreme onction la sepulture de son corps été faitte le meme jour au cimetiere de cette paroisse et en la presance de Claude et joseph Morel freres dudit defunt de Cerdon illetres enquis
Ferrieres curé"


Cerdon, le 17 février 1722.
Jour gai et clair. Nous sommes tous réunis. A 41 ans me voilà encore jouant le premier rôle à la noce. J'épouse aujourd'hui Joseph Mermet. Mon troisième époux. La famille Mermet est une des familles éminente de Cerdon. Son père a même eu le privilège d'être inhumé dans la nef de l'église. Nous nous connaissons depuis longtemps, en particulier par sa première épouse, Françoise Chavent (son frère a été témoin de la naissance de plusieurs de mes filles).
Nos promesses de mariage ont été préalablement publiées aux prônes de nos messes paroissiales suivant les ordonnances de l’Église sans n'y apprendre aucun empêchement. Mon beau-père André Comte David m'a menée à l'autel, mon père nous ayant quitté alors que je n'étais qu'une petite fille. D'autres sont présents, parents et amis : Joseph, le frère de Benoît feu mon deuxième époux, toujours fidèle. Jean et Jean-Baptiste Mermet, les cousins de Joseph. Nous réunissons nos deux foyers : de mon côté, il me reste mes quatre filles, âgées de 15 à 7 ans. Du sien, il y a ses sept enfants, âgés de 17 à 3 ans. Nous voilà une nombreuse famille ! Les plus petits ont à peine connu leur mère, décédée des suites de couches du dernier-né en 1717.

Acte de mariage de Mermet Joseph, 1722 © AD01
"Le dix septieme fevrier mil sept cent vingt deux Joseph fils de feu Jean Aymé Mermet veuf de Françoise Chavent aagé denviron quarante trois ans, et Jeanne Claudine Chaney veufue en premieres nopces de jean Aymé Ravet et en secondes de Benoit Morel aagé denviron quarante cinq ans ont reçu la benediction nuptiale leurs promesses de Mariage prealablement publiees trois fois aux prônes de nos messes paroissiales suivant les ordonnances de Leglise sans apprandre aucun empechement civil et canonique audit mariage auquel ont este present Jean Mermet et Jean Baptiste Mermet cousins de lespoux et andré Contoz David beau pere de lespouse et Joseph Morel son beau frere tous de Cerdon, ledit espoux avec Jean Mermet et ledit Contoz David ont signe"


Cerdon, le 13 août 1722.
Jour terne et sombre. Nous sommes tous réunis. Le curé Ferrières est à nouveau passé à la maison pour administrer viatique et extrême onction. Joseph nous a quittés si brutalement. Nous n'avons même pas été mariés durant un an ! Je te garderai dans mes prières, Joseph. Me revoilà portant le deuil, montant vers le cimetière. J'ai à peine plus de 40 ans et je me sens bien vieille aujourd'hui. La chaleur de mon sang semble s'être dérobée. Claude et Joseph Chavent, les oncles des enfants du premier lit de feu Joseph, m'accompagnent. Je me retrouve à la tête d'une famille de onze enfants. Je ne pense pas que je me remarierai à nouveau. De toute façon, j'ai maintenant beaucoup trop de travail pour aller chercher un mari comme une jeune fille de 20 ans !

Acte de décès de Mermet Joseph, 1722 © AD01
"Le treizieme d'aout mil sept cent vingt deux est décédé Joseph Mermet qui etoit fils de feu Jean Aymé Mermet aagé denviron quarante trois ans apres avoir été muni du saint viatique et du sacrement de lextreme onction dont le corps a este le lendemain inhumé au cimetière de cette paroisse en presence de Claude et Jean Chavent tous de Cerdon illetrés enquis 
Ferrieres curé"


Cerdon, le 28 février 1724.
Jour radieux et éclatant. Nous sommes tous réunis. Cette fois, ce n'est pas moi qui joue le premier rôle : je marie ma fille première-née, Félicité. Elle épouse... Jean Louis Mermet, le fils de feu Joseph. Mon beau-fils est devenu mon gendre. Au moins, je sais où ils se sont rencontrés : sous notre propre toit ! A force de se côtoyer, ils ont noués de solides liens. On peut qu'ils ont eu tout le temps de se découvrir et que leurs sentiments sont sincères. Ils ont 18 et 19 ans. Toute la famille est réunie pour fêter ce joyeux événement. Même le sieur Berard, le châtelain de Mérignat est venu : tous les curateurs ne s'occupent pas aussi bien de leurs protégés... Ma mère aussi, bien qu'âgée de près de 70 ans, a tenu à suivre la noce et de monter jusqu'à l'église. Heureusement Jean et Antoine, les frères du marié, l'ont soutenue dans ce périple ! J'espère que ma fille aura meilleur destin dans son union que dans les miennes.

Acte de mariage de Mermet Jean Louis, 1724 © AD01
"Le vingt huitieme fevrier mil sept cent vingt quatre Jean Louïs fils de feu Joseph mermet assiste de sieur françois Berard chatelain de Merigna son curateur judiciellement pourvu agé d'environ vingt deux ans et felicité fille de feu Benoit Morel et de Jeanne Claudine Chaney sa curatrice agée denviron vingt ans ont reçu la benediction nuptialle attendu pour trois publications il ne nous a apparu aucun empechement ny civil ny canonique faitte au moins au deux des conciles et ordonnances du diocese, ont etes presents Jean Mermet oncle dudit jean Louïs avec Jean Baptiste Mermet son fils, ladite Claudine Chaney avec Andre Comte David marié en troisieme nopces avec Marie Berard ayeule de ladite epouse qui ont tous signes
Ferriere chanoine"

Cerdon © AD01

  • Jeanne Claudine Chaney est née en 1680 à Cerdon (01), mariée trois fois (avec Jean Aymé Ravet en 1698, dont elle a eu une fille - décédée en bas âge; Benoît Morel en 1704, dont elle a eu 4 enfants - dont un fils mort en bas âge - et Joseph Mermet en 1722), décédée en 1762.
  • Joseph Mermet est né en 1680 à Cerdon, marié deux fois (avec Françoise Chavent en 1703, dont il a eu 7 enfants; et avec Jeanne Claudine Chaney), décédé en 1722.
  • Félicité Morel est née en 1705 (décédée en 1781), mariée avec Jean Louis Mermet, né en 1704 (décédé en 1781). Ils ont eu 10 enfants.
  • Maître Jean Ferrieres, ancien chanoine et curé de Cerdon, fut enseveli le 10 février 1727.

[ 1 ] Viatique : Sacrement de l'eucharistie (corps du Christ) administré à un mourant : le pain de vie qu'est l'eucharistie est donné à un mourant qui se prépare au "voyage" qu'est le passage de la vie terrestre à la vie éternelle.
Extrême onction : Un des sept sacrements qui se confère en oignant des saintes huiles un catholique en péril de mort.

1 commentaire:

  1. Très belle manière de raconter la vie (souvent triste) de Jeanne Claudine Chaney. J'ai plusieurs fois rencontré des mariages entre des enfants de premiers lits, dont les parents s'était remariés. Cela devait être chose courante... ;)
    A bientôt. Mickaël

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