« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 21 juillet 2018

#RDVAncestral : Le disparu

En ce 21 avril 1834, j’arrive chez Marie Anne Desmarest. Elle est la seconde épouse de mon ancêtre Pierre André Gibert. Celui-ci a eu un tragique accident au mois de décembre dernier : charretier, il rentrait chez lui avec son attelage. Il faisait déjà nuit. Et froid. Le sol était gelé en cet hiver particulièrement rigoureux. Il franchissait le Pont de Coude, qui enjambe le Grand Morin. A cet endroit la rivière marque la limite entre les communes de Tigeaux et Dammartin sur Tigeaux (Seine et Marne). Il venait de quitter Dammartin, situé à 800 m environ avant de rentrer chez lui à Serbonne, paroisse de la Chapelle sur Crécy, 5 km plus loin. Le pont était assez récent : édifié sur des soubassements maçonnés, il était composé d’une barrière métallique, haute au centre du pont, plus basse à ses extrémités.

Pont de Coude © ebay.fr

Les eaux étaient tumultueuses par endroit et gelées là où le courant n’était pas assez fort, comme près des berges ou dans un coude de rivière. Hélas au moment où Pierre André s’apprêtait à quitter le pont, l’une des bêtes de son attelage glissa sur une plaque de gel. Probablement que la bête affolée a tenté de retrouver son équilibre, dans un vain mouvement de pattes désordonné et de mugissements de panique. Mais l’attelage a commencé à basculer dangereusement puis, inexorablement, le poids de la charrette les a emporté tous dans la froide rivière. Y compris Pierre André. Et c’est ainsi qu’il disparut le 11 décembre 1833 au Pont de Coude.

C’est aussi la raison de ma visite : je viens voir comment va la famille. Comment elle a supporté l’épreuve et l’injustice de cet accident. J’ai attendu un peu pour leur laisser passer les premiers moments les plus difficiles et, plus pragmatiquement, pour que les routes soient praticables alors que l’hiver venait enfin de desserrer son étau. Enfin, en cet après-midi d’avril, je me suis décidée à venir.

Pierre André avait 52 ans. Il s’était marié en premières noces avec mon ancêtre directe Marie Jeanne Becqué (dont il avait eu trois enfants), puis en secondes avec Marie Anne Desmarest. Leur mariage avait eu lieu en 1833. Pierre André avait alors 49 ans et Marie Anne 53.

Nous discutions dans la maison de cet accident et de la douleur qu’il avait entraînée : Marie Anne ne s’était jamais mariée avant Pierre André. Mais elle l’avait aimée tout de suite, lui et ses trois grands enfants. Cependant le bonheur fut de courte durée : deux ans et demi seulement.

Dans le silence des souvenirs, soudain, un bruit se fit entendre. C’était comme une lointaine rumeur au début. Presque un murmure. Mais cela ne s’arrêtait pas : au contraire, cela s’amplifiait. Victor, fils de Pierre André (et mon ancêtre direct), se leva et alla ouvrir pour voir ce qui se passait : de la table où nous étions restées assises, nous distinguions clairement, Marie Anne et moi, une foule qui se rapprochait. Des enfants couraient devant. Puis des adultes, des hommes en majorité. Enfin, fermant la marche, une charrette. Ils avaient un air bizarre : certains paraissaient excités, d’autres effrayés, d’autres encore ébahis. Mais tous avaient un point commun : ils avaient l’air frappé d’horreur.

Finalement la petite foule s’arrêta à une distance respectueuse de la maison. Alexandre Bizet, le beau-frère de Victor, avait été poussé devant par les autres. Il hésitait, ne savait comment délivrer cette nouvelle pour laquelle ils étaient tous là.

- Et bien quoi ? le pressa Victor. Que se passe-t-il ?
Mais Alexandre hésitait toujours : il ne trouvait pas les mots. Peut-être tout simplement parce qu’il n’y a guère de mot dans ces cas-là.
- Nous avons trouvé…
- Oui ? Et bien quoi ? Qu’avez-vous trouvé ?
Alexandre regarda la charrette, sans rien pouvoir ajouter.

Victor s’approcha de l’attelage. Il y avait quelque chose dessus, caché par un drap : c’était une forme longue et étroite. Un silence total régnait dans le groupe, chacun retenant sa respiration. Finalement, Victor souleva un coin du drap et bondit aussitôt en arrière, un hoquet d’horreur brisant le silence de l’assemblée. Sa figure devint pâle. Non plutôt grise, en fait.
Marie Anne et moi nous précipitâmes vers le groupe mais Alexandre la retint d’un bras ferme :
- Non ! Non ! Vous ne devez pas…
- Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Un homme s’approcha :
- Je suis désolé, Madame Gibert, mais… Nous avons trouvés… Lui aussi hésitait à le dire. C’est finalement Victor, dont le visage n’avait pas repris ses couleurs, qui acheva la phrase dans un souffle :
- Papa !
- Quoi ? Mais il a disparu dans la rivière il y a quatre mois…
- C'est-à-dire qu’avec le dégel… on l’a retrouvé en aval du pont, pris dans des branchages qui pendaient dans l’eau, dans un bras mort de la rivière.

Le silence régna à nouveau. Tout le monde était immobile. Marie Anne avait formé un « Oh ! » avec sa bouche, mais aucun son n’en n’était sorti.
Finalement, n’y tenant plus, je posais la question qui me brûlait les lèvres :
- Mais comment savez-vous que c’est bien lui ?
Car évidemment après tout ce temps passé dans l’eau, même gelée, le corps avait dû subir des dégradations irréparables.
- Ce sont ses vêtements qui nous permettent de l’identifier.
Une plainte s’éleva alors, tandis que Marie Anne s’effondrait par terre. Peut-être avait-elle cru que le pire n’était pas arrivé. Et dans le creux de son cœur elle avait espéré un improbable retour de son époux, comme si rien ne s’était passé. Cette charrette, ces gens, ce jour brisaient son rêve fou.

Les quelques femmes présentes se détachèrent du groupe : elles relevèrent Marie Anne et la ramenèrent dans la maison. Celle-ci, sans force, n’eut même pas le courage de tourner la tête une dernière fois vers son époux.
Victor prit une grande inspiration et souleva à nouveau le drap. Cette fois, il s’attendait à l’horrible spectacle qu’il allait voir, mais même ainsi, il eu un haut le cœur. Il descendit le drap jusqu’à la taille du défunt, mais n’alla pas plus loin : il en avait vu suffisamment. Il remit le drap en place.
- Ce sont bien ses vêtements… c’est bien mon père.
Même s’il n’y avait aucun doute sur ce sujet pour les gens présents, qui l’avaient connu, il fallait que ce fût dit.
Alexandre proposa de conduire la charrette tout de suite à l’église ; ce que Victor accepta. Il suivit le convoi tandis que je rentrais dans la maison.

Finalement, je restais jusqu’au lendemain, pour les obsèques de Pierre André. Il y avait beaucoup de monde car, en tant que charretier, il avait eu l’occasion de travailler pour la plupart des gens de sa communauté en transportant des barriques de vin pour l’un, du bois pour un autre, ou encore du foin et toutes sortes de choses qui avaient besoin d’être portées d’un point à l’autre. L’assistance était cependant étrangement silencieuse : ce n’étaient pas des funérailles ordinaires car sa mort, et la découverte de son corps, n’avaient pas été ordinaires. C’est sans doute pourquoi le curé écrivit dans son registre des décès, à la date du 22 avril 1834 : « Pierre André Gibert […] est décédé audit Dammartin, lequel a été noyé dans le morin par accident au pont de coude, et n’a été retiré qu’hier […] vers les deux heures de relevée ».

Plus tard, je remarquai que c’est la date du 11 décembre 1833 que le curé a inscrite lors des mariages des fils Gibert, en 1842 et 1844, sans préciser pour autant les circonstances de ce décès particulier, ni en prenant la peine d’expliquer pourquoi il n’y avait pas d’acte de décès à cette date du 11 décembre. Cependant, c’est bien la date du 21 avril 1834 qui a été retenue dans les registres de décès et les tables de succession, officialisant cette mort peu originale et sans doute fort douloureuse pour ses proches.


6 commentaires:

  1. Quel récit haletant ! On vit la scène et on se surprend à espérer comme cette pauvre Marie Anne que le malheureux charretier s'en est miraculeusement sorti !
    Marie (@eperra)

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  2. Ah là là ! Pour un peu, je me serai aussi effondrée sur les pavés !

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  3. Oh Mélanie, quelle histoire terrible tu nous racontes là ! Ton écriture est tellement juste, j’aurais même envie de te présenter mes condoléances comme à toute la famille que tu as réunie pour la circonstance.

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  4. Terrible histoire en effet et quel moment terrible pour le fils de reconnaître son père décédé. Terrible, mais si bien raconté.

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  5. Quel talent de conteuse !.
    Dans mon village,un disparu depuis plusieurs années ,avait aussi été identifié par ses vêtements ...
    Merci Mélanie.

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  6. Complément à cette triste histoire.
    De longues années après,lors d'inondations,le Loir a rendu les restes d'Augustin,qui est allé enfin rejoindre son épouse au cimetière,celle ci, décédée entre temps,n'aura jamais su ce qu'il était advenu de son mari disparu !.

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