Je m’apprête à rencontrer Perrine Le Seigneur, épouse Georget. Il y a 10 jours elle a mis au monde une petite Toinette. Quand j’arrive dans la maison d’Echemiré (Maine et Loire), une surprise m’attend : ce n’est pas seulement une jeune mère et son bébé qui sont là, mais une autre femme enceinte est présente aussi.
C’est la belle-sœur de Perrine et visiblement elle est proche du terme : il va y avoir deux naissances rapprochées chez les frères Georget. On est en février 1634 et, en plus de la période hivernale, il n’y a pas beaucoup de travaux que ces deux femmes peuvent entreprendre vu leurs situations : bébé à allaiter pour l’une, tour de taille conséquent pour l’autre. Néanmoins d’un œil elles surveillent les enfants, de l’autre le repas qui mijote. Les mains ne restent pas inactives : elles sont occupées à des travaux de couture, notamment pour les bébés. Comme les mains, les langues ne se reposent pas non plus : je distingue leurs murmures, leurs rires, leurs espérances prochaines.
Mathurin, l’époux de Perrine, qui m’a accueilli dans sa demeure, a un sourire indulgent mais lève les yeux au ciel :
- Mon Dieu ! C’est comme ça depuis qu’elles ont appris qu’elles étaient grosses toutes les deux en même temps ! Depuis, impossible de les tenir !
Il les gratifie d’un nouveau regard amicale.
- C’est pourtant pas la première fois. Tiens, ma Perrine, par exemple, c’est son huitième enfant. Mais toutes les deux ensemble, ça oui, c’est bien la première fois…
La journée avance : Françoise regagne sa chaumière. Perrine se lève et couche le bébé dans son petit lit, pour m’accueillir, en s’excusant de ne pas l’avoir fait convenablement plus tôt. Je la rassure et l’engage à se rassoir aussitôt, mais elle insiste pour me servir une collation. Tout en s’occupant dans la cuisine, elle me raconte ce fameux jour où, sûre de sa grossesse, elle s’est précipitée chez sa belle-sœur pour lui annoncer la bonne nouvelle. Celle-ci a alors éclaté de rire en doublant la bonne nouvelle. Elles n’en revenaient pas. Toutes les deux ensemble !
Autour de la table, nous discutons de choses et d’autres sans voir le temps passer puis, tout d’un coup, un jeune garçon fait irruption dans la pièce comme une tornade :
- « Françoise va avoir le bébé ! Françoise va avoir le bébé ! » crie-t-il.
Avant que nous soyons revenus de notre surprise, il est déjà reparti. Reprenant ses esprits, Perrine se lève et s’apprête à aider sa belle-sœur. Je m’étonne alors de la voir si active et prête à sortir, alors que les 40 jours traditionnels après la naissance ne se sont pas encore écoulés et que la cérémonie des relevailles n’a pas encore eu lieu. Elle sourit et hausse les épaules :
- « Ici, à la campagne, on ne respecte pas toujours le délais de 40 jours, surtout quand il y a du travail ou des enfants à s’occuper ! ». [1]
Je propose alors de l’accompagner et de m’occuper du bébé, ce qui la soulage. Bien emmitouflés, nous partons tous chez Etienne, le frère de Mathurin.
Françoise est en travail. Mathurin tient compagnie à son frère Etienne, à l’écart, tandis que Perrine a accompagné plusieurs voisines au chevet de la parturiente. Je fais des allées et venues entre les deux groupes, jette un œil sur les enfants, rassure le futur père. Le soir est tombé et les cris de Françoise sont de plus en plus rapprochés.
Assise dans un coin, au calme, je pense aux conditions d’enfantement : ici, dans cette ferme, en 1634, tout se fait sur place bien sûr. Les naissances ont lieu à la maison dans l’espace de vie quotidien. L’accouchement, tout comme la mort, se passe là où on vit au jour le jour, souvent dans la ferme familiale transmise de génération en génération. La naissance a lieu dans la pièce la plus utilisée, la salle commune, dont le sol est habituellement en terre battue. Chez les plus humbles, c’est aussi la seule pièce à posséder une cheminée : un grand feu de bois permet de maintenir la chaleur, essentielle à la mère et à l’enfant.
La parturiente est assistée par un entourage uniquement féminin : la mère, les voisines, une sage-femme si on a de la chance, l’assistent. La sage-femme, qu’on appelle la matrone, est en général âgée, et donc plus disponible. Elle a appris son métier sur le tas, sans étudier. Elle est souvent la fille ou la nièce d’une autre matrone. Il lui a suffi de réussir quelques accouchements pour avoir la confiance des villageoises ; elle ne sait en général ni lire ni écrire et le curé qui surveille ses compétences ne lui demande que de savoir réciter les formules du baptême, au cas où elle devrait ondoyer un nouveau-né en danger de mort. Elle doit donc au préalable prêter un serment devant lui pour être agréée « officiellement ». [2]
Rien à voir avec les conditions actuelles. Bien sûr, la mortalité en couches et la mortalité infantile ont aujourd’hui largement diminuées, et c’est tant mieux, mais à quel prix ? Sans vouloir céder au c’était mieux avant », on peut se poser la question : « est-ce que c’est mieux maintenant ? ».
Les réelles formations des sages-femmes d’aujourd’hui sont un gage de maîtrise des gestes et d’efficacité. Mais le milieu ultra médicalisé de nos jours connaît aussi ses dérives : tout y est aseptisé, on y abuse facilement des déclenchements d’accouchements à la date choisie (par le médecin ou la patiente), des épisiotomies imposées, des césariennes de confort, etc… Des plaintes concernant l’absence d’information, des propos culpabilisants, voire des gestes non expliqués, ou même non souhaités, sont hélas devenues récurrentes. L’accouchement devient alors un traumatisme, avec un sentiment d’humiliation, voire pour les femmes l’impression d’avoir été dépossédées de leurs propres corps. [3]
Finalement on me sort de ma rêverie. Je m’aperçois que la lumière du matin filtre à travers la fenêtre. Un pâle rayon de soleil éclaire la face ravie d’Etienne. Il me tend un petit paquet : soigneusement serré dans ses langes, le nouveau-né fait une drôle de grimace. J’effleure son petit visage fripé de la main :
- « Bienvenue dans ce monde…
- … Catherine, nous avons décidé de l’appeler ainsi. Je m’en vais de ce pas aller la faire baptiser à l’église de la paroisse. »
Il sort, accompagné de son frère Julien qui sera le parrain. En chemin ils passeront prendre la marraine. Ils ne savent pas encore que, dans les registres de baptême, les deux naissances ne sont séparées que par un seul acte : une naissance d’une autre petite fille Georget (tous trois orthographiés Jeorget) – mais qui ne semble pas avoir de liens familiaux proches avec les deux petites qui nous concernent.
Extrait du registre de baptême d'Echemiré © AD49
Perrine, toute joyeuse, sort de la chambre où on a installé Françoise :
- « Tout s’est bien passé : elle se remettra vite ! »
Françoise, la mère, oui. Mais je n’ose pas dire que la petite Catherine qui vient de naître ne vivra que 7 ans. Perrine est toute excitée :
- « A dix jours près nous avions nos filles ensemble ! Bien que cousines, elles sont presque sœurs finalement ! Nous allons les élever ensemble. Et qui sait : peut-être épouseront-elles des frères ou des cousins ? Perrine pouffe de rire. C’est une belle journée : allons fêter ça !
Je décline l’invitation et laisse Perrine et Françoise à leur joie et à leurs projets d’avenir. Avenir qui sera de courte durée, hélas…