« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

dimanche 1 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre A

CHAPITRE A

"Au petit matin de ce jour..."

 

carton de déménagement


Mortcerf (Seine et Marne), janvier 2020.


Au petit matin de ce jour froid de janvier débuta le tri dans la maison familiale.

Ils s’étaient réunis en pays briard, toute la famille, venant chacun d’horizons différents : Martine, l’aînée, venue des rives de la Méditerranée, Alain qui habitait dans les Alpes, Jacqueline la citadine jusqu’au bout des ongles et même Claude, l’ermite de la famille. Ensemble ils formaient le premier cercle, celui installé dans les fauteuils disposés autour de la table basse. Ils étaient les enfants du Grand-Père. Derrière eux, le deuxième cercle, les petits-enfants. Eux aussi avaient été saupoudrés un peu partout à travers le pays et se retrouvaient tous pour la première fois depuis longtemps. Alexandre faisait partie de ce groupe. Derrière eux jouaient les petiots du troisième cercle - l’avenir - indifférents aux causes réelles de la réunion familiale. 

Leur aïeul à tous, qu’ils surnommaient affectueusement « le Grand-Père » quelque soit la génération à laquelle ils appartenaient, était décédé quelques jours plus tôt. Ils étaient venus à la fois pour l’enterrement mais aussi pour trier et vider la maison du disparu. La mise en terre avait eu lieu la veille. Maintenant ils devaient régler le problème de la demeure familiale. De manière informelle ils s’étaient mis d’accord pour la vendre. Une fois débarrassée des meubles du Grand-Père, des travaux seraient engagés pour rafraîchir un peu cette demeure en pierre meulière qui était dans la famille depuis trois générations.

- Avant d’être mise en vente puisque personne n’est vraiment intéressé pour la reprendre et racheter leurs parts aux autres, n’est-ce pas ? demanda Martine.

Tout le monde manifesta son accord. Tout devait disparaître. Ou plus exactement tout devait être attribué. Chacun devrait coller un post-it avec son nom sur ce qu’il souhaitait emporter. S’il y avait plusieurs papiers collés, on se réunirait à nouveau et entamerait des pourparlers en vue d’une attribution définitive.

Ce « dernier tri » se faisait dans la bonne humeur et les couleurs des post-it, malgré le caractère un peu triste de la réunion. Il y avait beaucoup à jeter, mais certains voulaient garder aussi. Comme ils étaient de générations différentes, chacun y trouvait son intérêt : les jeunes, qui n’étaient pas encore en ménage, privilégiaient l’électroménager et les meubles pour s’installer ; les plus âgés, davantage portés sur la nostalgie, préféraient les souvenirs : vieilles photos, objets ayant une charge émotionnelle et familiale forte.

De temps en temps une dispute feutrée éclatait :
- Le lustre ? Tu veux prendre le lustre ? Ce truc ignoble qui ferait s’évanouir même les mouches ? interrogea Valérie, la compagne de David.
- Mais oui, il a quelque chose de beau. Il fait un peu ancien, je trouve.
- Un peu ? Tu rigoles ? On dirait qu’il est moyenâgeux !

Et dans ce terme inadapté (c’était juste un immense lustre qui avait pour seul tort d’être démodé) Valérie y mit tout son mépris. Puis tenta le tout pour le tout, l’argument qui tue :

- Je te préviens, moi vivante, ce machin ne franchira jamais la porte de ma maison !

Pivotant sur ses talons, elle mit fin à la conversation - une fin de non recevoir - et quitta le grand salon.

Dans la salle à manger, Lucas et Gabriel se tenaient en embuscade à l’abri du grand bahut. Gabriel pouffa de rire.
- Chut ! lui intima Lucas. Tu vas nous faire repérer !

Ils attendirent que Claude sorte de la pièce d’un pas traînant pour quitter leur cachette. Maintenant le plus dur restait à faire : échanger les post-it sans que personne ne s’en aperçoive. Dommage qu’ils soient trop petits pour atteindre le lustre de la pièce d’à côté, se dit Lucas qui avait lui aussi entendu la dispute. Quelle bonne blague cela aurait fait !

Ignorant les enfants, Solène se dirigea vers Alexandre une boîte à la main. C’était une boîte cartonnée épaisse de 3 cm environ. Le dessus était assez abîmé, indiquant que le contenu d’origine était composé de feuilles de couleurs, de format A4. Mais en l’ouvrant, l’intérieur révéla un tout autre contenu n’ayant rien à voir ; la boîte élimée avait été récupérée pour conserver un ensemble hétéroclite de documents.

- Tiens Alexandre, toi qui aime bien les vieux trucs : regarde donc si tu trouves ton bonheur là-dedans.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Alexandre.
- Je sais pas trop, répondit Solène.

Elle plaça la boîte rapportée de la chambre du défunt sur la table. Précautionneusement, Alexandre l’ouvrit et en sortit une liasse qu’il étala devant lui.

- J’ai trouvé ça dans sa table de nuit. Ça devait être important pour qu’il le garde-là, près de lui. Tu sais qu’il ne quittait presque plus son lit dans les derniers temps ?

Alexandre hocha la tête et porta son attention sur les papiers de différentes tailles qui étaient posés devant lui. Ils comprirent presque immédiatement qui ne s’agissait pas de documents ordinaires. Plusieurs cousins s’approchèrent et commencèrent aussi à examiner la trouvaille de Solène.

- Un trésor ?
- En me fiant à mon expérience, je peux dire que cela concerne une période ancienne. La Seconde Guerre Mondiale sans aucun doute.

Sur certains documents la langue allemande et la croix gammée vinrent confirmer cette hypothèse. Il y avait des coupures de journaux, des photographies et des feuillets manuscrits ou tapés à la machine. Certains portaient l’en-tête de la Préfecture du département, la Seine et Marne.  Mais les noms cités leurs étaient inconnus : Henri Macréau, Ursule Le Floch… Tout ça ne leur disait rien. La plupart, les jeunes surtout, se désintéressèrent vite de la trouvaille miraculeuse : plutôt qu’un trésor, c’était juste un tas de paperasses poussiéreuses. Aucun intérêt !

Solène resta néanmoins avec Alexandre : leur curiosité était piquée.
- Tu crois que ça peut être intéressant ? demanda-t-elle.
- Oh oui, sans doute : il suffit de chercher un peu… et d’écouter ce que ces gens ont à nous dire. En tout cas ça se passe bien par ici : regarde, il y a les villes de Tigeaux et Mortcerf qui sont citées.
- Oui, c’est vrai. Mais qui sont ces gens ?
- Je ne sais pas : allons faire un tour sur internet !

Les pouces agiles d'Alexandre pianotèrent sur son téléphone les noms de Macréau et Le Floch. Presque aussitôt son moteur de recherche afficha les premières réponses.

- Rien ne ressort vraiment du côté des archives apparemment…

Cependant parmi les résultats, tous avaient en commun un nom, une adresse sur le net, le blog Murmures d’ancêtres.

- Et bien c’est là qu’il faut se renseigner !


Vers le chapitre B ->


samedi 24 octobre 2020

#ChallengeAZ 2020 : Présentation

C'est bientôt l'heure du ChallengeAZ. Ce défi d'écriture se déroule sur un mois : tous les jours (hors dimanche*) un article est publié avec l'alphabet en fil rouge. Ainsi, le 1er jour du mois le premier article a pour sujet un mot commençant par la lettre A, puis le 2 un mot commençant par la lettre B, et ainsi de suite... 

 

Planning ChallengeAZ 2020
 

En cette année 2020 un peu particulière j'ai éprouvé le besoin d'évasion. Ce ChallengeAZ prendra donc le format... d'un polar ! Chaque jour un nouveau chapitre, qui suivra l'alphabet bien sûr; c'est pourquoi je vous invite à lire ce ChallengeAZ dans l'ordre ! 

Mais c'est aussi un projet global : c'est un projet d'écriture, avec les doubles codes du polar et du ChallengeAZ. C'est aussi un projet généalogique, bien sûr, et ce sera l'occasion d'explorer différentes sources généalogiques et tout ce qui permet d'étoffer son arbre. Enfin, c'est un projet graphique, depuis la conception du livre jusqu'au "dossier" au centre de l'affaire. En effet, je vais mettre à votre disposition cette pièce essentielle de l'histoire : ainsi vous pourrez jouer au détective et mener l'enquête de votre côté, si le cœur vous en dit.

Sans oublier le crime, évidemment.

Voici un aperçu et de quoi - j'espère - vous donner des envies de lecture... 



Cette histoire est basée sur des faits (presque tous) réels.

 

* Exceptionnellement le dimanche 1er novembre est inclus afin d'avoir nos 26 jours pour nos 26 lettres.

jeudi 1 octobre 2020

Le grenadier disparu

Noël Puissant naît en 1780 à Candé (Maine et Loire). Son père, Joseph, est concierge des prisons. Lui-même est tailleur d’habits. Lorsqu’il a 21 ans, il épouse Cécile Chaillou. Celle-ci a un enfant né de père inconnu l’année précédente… prénommé Noël. Est-ce que le père inconnu ne serait pas si inconnu que ça ? En effet, lors du mariage les deux jeunes mariés reconnaissent que ce petit garçon est "véritablement leur fils". Noël Puissant épouse donc Cécile en 1801. En 1803 ils donnent naissance à un autre fils prénommé Charles Prosper. Je ne leur ai pas trouvé d’autre enfant. 

Cécile décède en 1863, toujours à Candé. Elle est alors dite veuve. Mais Noël (ou Jean Noël), lui a disparu depuis longtemps. En effet, lors du mariage de Charles en 1829, il est dit "absent" et dont l'absence a été constatée par le tribunal d'Angers, sans qu'il soit possible "de procurer le consentement" audit mariage. J’ai longtemps cherché le décès de Noël, à Candé et dans les communes environnantes. Hélas en vain. Sa disparition (date, lieu) restait "environnée de ténèbres". 

Ce n’est que récemment que son nom est apparu dans les relevés des soldats napoléoniens sur Geneanet (source : Mémoire des hommes - Registres matricules des sous-officiers et hommes de troupe de l'infanterie de ligne, 1802-1815, SHD/GR 21 YC 176). J’y ai découvert son matricule (n° 14 157) et sa description : il mesurait 1,71 m, avait un visage ovale, le front haut, les yeux gris, un gros nez, une bouche moyenne, le menton long, les cheveux et sourcils châtains. Il y est dit conscrit de l'an X (1802) mais je suppose qu’il a alors tiré un bon numéro. 

En effet : il procrée un fils en mars 1801, se marie en mars 1802, conçoit un second fils dans la foulée et déclare sa naissance en janvier 1803. Il est donc indubitablement en Maine et Loire à l’époque de sa conscription et n’est pas parti au service militaire qui est alors d’une durée de 5 ans. 

Cependant sa fiche militaire nous indique qu’il est ensuite remplaçant d’un "conscrit de 1814", Guillot Jean Mathurin de Gené (canton du Lion d'Angers). Celui-ci n’a pas encore été retrouvé, j’ignore donc tout de lui. Noël Puissant s'est porté volontaire pour remplacer le mauvais numéro tiré par Jean Mathurin. Pourquoi ce choix ? Difficile de répondre à cette question. A première vue, la situation du couple est plutôt favorable : il a un métier qualifié, elle est lettrée (elle signe), ils connaissent une stabilité de domicile sur plusieurs générations, ils portent les titres distinctifs de Sieur et Dame. Mais peut-être connaissent-ils des problèmes d’argent ? Ou le goût de l’aventure tenait-il Noël ? En l’état actuel des connaissances, je n’ai pas de réponse à cette question. 

Toujours est-il que le 2 avril 1813 Noël Puissant s’engage devant notaire à remplacer Jean Mathurin Guillot pour effectuer son service militaire contre une somme de 6 000 francs à 5% d’intérêt. Le 12 avril il est affecté au 19ème régiment de ligne en tant que grenadier. Le 25 avril la somme est versée à Noël, alors sous les drapeaux. 

Mais dès le mois de juin il ne donne plus signe de vie, soit deux mois seulement après son incorporation. 

En janvier 1818 Cécile fait des démarches pour retrouver son époux disparu. En effet, les dernières nouvelles de Noël datent du 8 juin 1813. Elle dépose une requête au tribunal conformément à la loi du 13 janvier 1817, afin de faire reconnaître officiellement l’absence de son époux. L’absence est l’état d’une personne dont on ignore la résidence, dont on n’a plus de nouvelles, et dont l’existence peut paraître douteuse. La loi du 24 ventôse an XI (15 mars 1803) établi la procédure à suivre pour attester de manière officielle l’absence d’un proche. Elle ne peut être entamée qu’après un délai de 4 ans, auprès du tribunal de première instance qui ordonnait alors une enquête. Mais entre le début de la procédure et la réelle possession des biens du disparu il peut s’écouler une trentaine d’années ! 

C’est pourquoi la loi du 13 janvier 1817 établit des catégories spéciales de disparus, notamment celle des militaires absents. Une requête accompagnée de pièces justificatives doit être présentée par les parties requérantes (héritiers, épouse) au parquet du dernier domicile connu du disparu – ce que fait Cécile à Angers le 29 janvier 1818 - qui la transmet au ministère de la Justice. Celui-ci envoie le dossier au ministère de la Guerre pour obtenir des renseignements complémentaires ou pour un supplément d'enquête sur la disparition ou le décès du militaire disparu. Ainsi complété, le dossier est ensuite transmis au tribunal de première instance qui prononce le jugement déclaratif. La procédure prévoit un avis de recherche : la publicité est assurée par le Moniteur universel (dans le cas de Cécile, le 26 novembre 1818). 

Le Moniteur Universel, 26 novembre 1818 © Retronews Gallica

S’il n’y a toujours aucune trace du disparu le tribunal peut prononcer son jugement et l’entrée en possession provisoire puis définitive des biens par les parties requérantes. L’enquête diligentée montre que Noël a bien été engagé, sous le matricule 14 157, au 19ème régiment de ligne (attesté par un certificat daté du 13 février 1819). Elle révèle en outre "qu’il était à l’hôpital le 14 août 1813, mais qu’il n’existe dans les bureaux aucun extrait mortuaire applicable audit Puissant". En d’autres termes, on sait qu’il a été hospitalisé mais on n’a aucune preuve qu’il y soit décédé. Ni à l’hôpital, ni ailleurs : il a disparu. 

En conséquence, le tribunal déclare officiellement l’état d’absence dudit Noël Puissant. L’épouse du disparu est autorisée à entrer en possession de ses biens, tant en son nom d’épouse qu’en celui de tutrice de ses enfants (jugement du 14 décembre 1919, enregistré le 3 janvier 1820). 

Fiche matricule Noël Puissant © Mémoire des hommes

La fiche matricule de Noël Puissant précise que lorsqu’il était à l’hôpital il était prisonnier. Cependant il n’y a pas plus de détail : où est situé l’hôpital ? Quand a-t-il été fait prisonnier ? Si on se rapproche du 19ème régiment d’infanterie, on voit qu’en 1813 il était engagé dans la campagne d’Allemagne. Si les États allemands ont d’abord été soumis par Napoléon, devant ses premières défaites (comme la Berezina en décembre 1812) ils se retournent contre lui l'un après l'autre et se joignent à la Sixième Coalition autour de la Russie. Napoléon rejoint précipitamment la France pour réunir une nouvelle armée de jeunes conscrits tandis que les Russes se lancent à la poursuite de la Grande Armée en Europe centrale. Pour parer la menace, la mobilisation de 1813 est décrétée : une armée de 400 000 soldats est réunie, composée majoritairement de jeunes conscrits inexpérimentés issus des classes 1814 et 1815. Au printemps, ils rejoignent les restes de la Grande Armée. 

Une partie se porte en Pologne, une autre en Allemagne et d’autres encore jusqu’aux frontières suédoises. Un vaste champ de bataille ! Le courage des jeunes conscrits ne compense pas leur inexpérience : 18 000 d'entre eux meurent dès les premiers combats. Si Noël a été blessé au cours des ces batailles le champ d’investigations pour retrouver son hôpital est aussi vaste que le champ de bataille ! D’autant plus que, sous l’Empire, mourir à l’hôpital est beaucoup plus fréquent que sur les champs de bataille ! Alors chercher la trace d’un soldat blessé dans un hôpital que l’Armée n’a pas retrouvé elle-même… 

Bref, je sais maintenant pourquoi Noël a disparu. Et en attendant d’en savoir plus, je pense que je peux ramener la date de décès de Noël à 1813 et je peux arrêter de chercher son acte de décès en Anjou ! 

 

Sources :  Centre historique des archives nationales, wikipedia, napoleon.org, retronews, Mémoire des hommes, Geneanet