« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 29 juillet 2022

#52Ancestors - 30 - Noël et Nicolas Germain

Article disponible en podcast !


 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 30 : Des familles, des fratries vivant ensemble ? Des associations insolites dans votre généalogie ?

 

Je compte plusieurs associations familiales dans mon arbre. Je les connais grâce à l’acte fondateur, passé devant notaire. Elles sont appelées société de gains ou communautés. Elles sont toutes fondées par des paysans. Toute sauf une : celle de Noël et son fils Nicolas GERMAIN qui sont marchands. Installés à La Sauvagère (61), ils vivent au début du XVIIème siècle.

La société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter. Selon les cas, les parties y apportent de l’argent, des biens ou leur « industrie » (leur savoir-faire).

 

En 1643, Noël et son fils passent un accord de ce type devant notaire. « Quelque demeurance, frequentation & residence qu'ilz ayent faitte ensemble par le passé » ils décident désormais de s’associer « tenantz un seul feu, lieu et menage, boivant et mengeant ensemble ».

S’il n’y a pas de convention sur la durée de la société, elle est censée être contractée pour toute la vie des associés. Ici il est précisé qu’elle durera « tant qu'il plaira à Dieu les y maintenir ».

Noël et Nicolas attestent n’avoir acquis aucune autre société ou communauté de biens meubles en dehors de celle-ci.

Il est prévu que chacun d'eux jouira et disposera de ses biens, sans que l'un soit tenu de répondre des faits de l'autre ni de leurs « debtes, negosses et affaires ». C’est ici que l’on voit apparaître la nature de l’activité des Germain : ils font du négoce.

Pendant toute la durée de la communauté, Noël le père s’engage à ne « pretendre ny demander aucune chose, part ny portion aux biens meubles, mortz et vifz ». Les biens morts sont les biens qui ne peuvent se déplacer seuls (comme une table) ; les biens vifs, eux, se déplacent seuls (comme les animaux domestiques).

Sont également comprises dans l’accord les « espesses de marchandises apartenant audit Nicollas, de quelque qualité ou essence que ce soit, durant leur communauté en leur ditte maison ». Malheureusement le texte ne dit pas la nature des marchandises que vendent les Germain.

Ainsi que la « somme promise lors de son mariage et de son bon menage [par] ledit noel germain ».

En bref, le père ne pourra pas faire main basse sur l’apport du fils, meubles ou marchandises, ni sur sa dot.

Par contre, il est probable que chaque associé puisse se servir des choses appartenant à la société, pourvu qu’il les emploie à leur destination fixée par l’usage, car il n’y a pas de mention contraire dans le texte.

Noël reconnaît que son fils « a quitté la demeure et résidence qu’ils faisaient  personnellement luy et sa femme […] pour aller demeurer et resider aveq sondit père ».

On l’a vu, la société durera tant qu’il plaise à Dieu. Néanmoins, si l’un ou l’autre désire « dissoudre ladite communauté il pourra emporter ses meubles et marchandises » sans rien devoir à l’autre. Cette dissolution n’est possible que dans les sociétés illimitées dans le temps et à condition qu’elle ne porte pas tord à la société (en d’autres termes que l’associé qui souhaite la dissolution ne le fasse pas pour s’enrichir sur le dos des autres associés).

Il n’est rien stipulé concernant les épouses ou les héritiers des associés. Dans ce cas, ils ne sont pas considérés comme associés à part entière et n'auront droit qu’au partage de la société et de ses gains au moment du décès de l'un des associés. Pour faire partie intégrante de la société, ils devront passer un nouvel acte devant notaire.

Le notaire fait signer l’acte aux associés et à leurs témoins (bien sûr, l’acte se fait devant témoins). Comme le père et le fils ne savent pas signer, il leur fait mettre « leur marque ». Ce n’est pas n’importe quelle marque car elles sont uniques et propres à chaque individus (c’est d’ailleurs comme ça que je reconnaîtrais les Germain au fils des ans et des actes).

Marques de Noël et de Nicolas Germain, 1643 © AD61

On notera que l’on peut très bien être marchand sans savoir lire, compter suffit bien (ce n’est pas la première fois que je rencontre ce phénomène).

 

 

vendredi 22 juillet 2022

#52Ancestors - 29 - Benoît Astié

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 29 : Votre généalogie côté insolite

 

En 1910, alors que les Parisien se remettent de la crue centennale, dans la banlieue le mal rôde !

L’affaire est rendue publique par un article du 17 novembre 1910 paru dans le Petit Parisien. Il est intitulé « la caverne des huit voleurs ». A Ivry depuis plusieurs jours ce n’est « que déprédations et larcins ». Leurs auteurs étaient recherchés, en vain. Quand enfin une descente de police « dans une cabane » s’élevant « non loin du fort d’Ivry, dans un terrain vague » fit main basse sur les truands. « Ils étaient huit ».

« Ces garnements », venus d’horizons divers, réunis par le goût du crime, s’y étaient « construit un repaire ». Pour cela, ils n’avaient pas hésité à dévaliser « les entrepôts de bois – emportant madriers et planches » et ériger, « en quelques jours », leur cabane.

Immédiatement ces brigands furent envoyés au dépôt. 


« Ce sont :

  • René Fabreguette, dessinateur, sans domicile,
  • Charles Lisseau, domicilié place Bernard Palissy, à Ivry,
  • Jacques Favier,
  • Alexandre Ungeman, maçon
  • Georges Royer, couvreur, tous deux habitant avenue des écoles à Vitry,
  • Benoît Astier, maçon, rue Raspail, à Ivry,
  • Gustave Aveline, 25 rue Parmentier, également à Ivry,

Le plus âgé de ces malfaiteurs a vingt ans et le plus jeune dix sept. »

Article paru dans Le Petit Parisien du 17 novembre 1910, puis La Lanterne du 19 et Le Parisien du 24.

On notera que la presse ne cite que 7 des ces « 8 voleurs ».

 

Oups ! Benoît Astier ?!

Son nom est orthographié Astier et non Astié, mais c’est bien tonton Benoît !

Et c’est ainsi que j’ai découvert que mon tonton était un brigand. Enfin, quand je dis tonton c’était en fait le petit frère de mon arrière-grand-père.

Tonton Benoît était donc un brigand. Un vaurien. Un gredin.

 

Fils d’Augustin et Cécile Rols, Benoît est né en 1892. Son père, journalier, passa sa vie à chercher un emploi suffisant pour nourrir les siens. C’est ainsi qu’il quitta son Anjou natal pour se rendre (à pieds, dit la légende familiale) en région parisienne. Après avoir trouvé du travail et un domicile, rue Raspail, à Ivry, il fit venir toute sa famille. Benoît, lui, devint garçon maçon. Il était de taille moyenne (1,62 m), avait les cheveux châtains foncés, les yeux marron, le nez rectiligne, le visage ovale. Il savait juste lire et écrire. Au moment des faits il avait 18 ans.

 

Et, de toute évidence, il avait de mauvaises fréquentations. J’ai pu retracer les parcours de ces « malfaiteurs » :

  • René Fabreguette, le dessinateur sans domicile, était âgé de 20 ans. C’est le plus âgé de la bande. Né à Neuilly s/Seine, il était plus précisément « dessinateur en affiches ». Mesurant 1,73 m, il se distinguait par une cicatrice à la joue gauche, sans doute un souvenir de son passé tumultueux. En effet en mai 1910 il avait déjà été condamné par le tribunal de la Seine à 4 mois de prison. Il n’a pas perdu de temps : sorti en septembre, à nouveau condamné en décembre !
  • Charles Lisseau, le second gangster, étaient deux ans plus jeune. Né lui aussi en banlieue parisienne, à Saint-Ouen, au Nord de Paris. Il était journalier. Lui aussi avait une cicatrice, à la gorge, mais elle serait d’origine médicale, trace d’une ancienne opération.
  • Jacques Favier était originaire de Seine et Marne. Âgé au moment des faits de 13 ans seulement (donc plus jeune que ce qu’indiquait la presse). Plutôt grand (1,79 m), il était garagiste.
  • Alexandre Ungeman était maçon. Il demeurait avenue des écoles à Vitry. C’est le seul que je n’ai pas retrouvé : sans doute son patronyme a subi quelques dommages lors de son passage dans la presse…
  • Georges Royer, couvreur, habitait lui aussi avenue des écoles à Ivry. Il avait 16 ans*.
  • Gustave Aveline s’appelait en fait Gustave Edeline. Originaire d’Ivry, il était journalier, avait 19 ans.

 

Comment se sont-ils rencontrés ? Ils sont de la même génération, habitent des villes voisines. Plusieurs d’entre eux sont du bâtiment (maçons, couvreur, journaliers) : peut-être se sont-ils connus sur un chantier ?

 

Et qu’en est-il de l’affaire des 8 voleurs ? Je n’ai pas trouvé trace d’un procès, mais plusieurs de nos vauriens ont été condamnés en décembre 1910 :

  • René Fabreguettes a eu 3 mois pour vol et vagabondage.
  • Charles Lisseau a été condamné à la même date à 3 mois avec sursis pour « vol, vol de récolte et vagabondage ». Récidiviste, il est à nouveau condamné pour vol à 4 mois de prison ferme en janvier 1913.
  • Jacques Favier, malgré de brillants états de service à l’armée, n’a pas perdu ses mauvaises habitudes de jeunesse : en 1957 il est condamné par le tribunal de la Seine à 15 000 francs d’amende pour vol (peine aggravée par ses deux condamnations antérieures : je n’ai pas de détails sur celles-ci, mais peut-être que l’affaire de 1910 en fait partie).
  • Gustave Edeline a été condamné à 3 mois de prison pour vol.

Ces peines sont sans doute la suite de notre affaire.

 

L’édition du 23 novembre 1910 du Petit Parisien revient sur l’affaire :

« Le jeune Benoît Astié, compromis dernièrement dans l’affaire que nous avons racontée sous le titre "la caverne des huit voleurs" n’a pas été envoyé au dépôt. Sa culpabilité en la circonstance n’ayant pas été démontrée, il a été remis en liberté par M. Carré, ainsi que trois autres des individus arrêtés. »

 

Tonton Benoit n’est donc pas passé par la case prison et n’a pas été condamné en décembre 1910. Cependant, lors de son intégration dans l’armée, en 1913, il fut envoyé dans un Bataillon d’Afrique, histoire de le mater. Les « bat d’af » recevaient les civils ayant un casier judiciaire non vierge ou recyclaient les militaires condamnés à des peines correctionnelles.

 

Mais ni l’histoire des « huit voleurs » en 1910, ni son affectation « disciplinaire » à l’armée n’ont assagi le tonton brigand, comme son casier le prouve :

  • Condamnation le 23 juin 1911 par le tribunal de la Seine à deux mois de prison pour vol.
  • Condamné par le conseil de guerre de Tunis le 11 août 1914, coupable d'abandon de poste étant de garde, à un mois de prison.
  • Condamné à nouveau le 4 février 1916 par le conseil de guerre de Tunis à un mois de prison, coupable d'avoir volontairement porté des coups et blessures sur la personne du chasseur Vasse.

 Tonton Benoît était un brigand !

Il reste cependant - aussi - un brave soldat, ayant obtenu la médaille coloniale avec agrafe "Tunisie" en 1917. Blessé une première fois en 1915, il est finalement tué sur le champ de bataille le 5 avril 1918 à Cantigny (Somme) – Mort pour la France. Sa sépulture est à la nécropole nationale de Montdidier.

 

 

* Si c’est bien lui : un léger doute subsiste.

 

 

 

vendredi 15 juillet 2022

#52Ancestors - 28 - Marie Louise Jay

Article disponible en podcast !


 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 28 : Des personnages hauts en couleur ? Marquants ?


A l'occasion de cette vingt-huitième semaine du challenge #52Ancestors dont le thème est "des personnages marquants de votre généalogie", je ressors le portrait de Marie-Louise Jay, co-fondatrice des grands magasins "La Samaritaine".  

___

Marie-Louise Jay se trouve un peu loin dans mon arbre : il faut remonter 12 générations pour nous trouver un ancêtre commun. Cependant elle est bien de la famille de mon arrière-arrière-grand-mère, née Jay. Cette famille est depuis la nuit des temps originaire de Samoëns (Haute-Savoie). Marie-Louise y est née le premier juillet 1838. Son père, Aimé, est maçon (une spécialité locale) et sa mère « campagnarde ». Elle est la huitième de neuf enfants. Comme nombre de Savoyards, elle quitte le domicile familial pour la capitale afin de chercher du travail. Elle est assez jeune, 15 ans semble-t-il, mais elle est accompagnée d'une tante et d'un cousin. Elle est embauchée comme vendeuse à La Nouvelle Héloïse, une boutique de lingerie féminine avant d’intégrer le personnel du Bon Marché. Rapidement elle grimpera les échelons et y deviendra première vendeuse au rayon confection. 

 

Marie-Louise Jay, 1903 © Wikipedia, Siren-Com
Marie-Louise Jay, 1903 © Wikipedia, Siren-Com 

En 1856, elle fait la connaissance d’Ernest Cognacq, un provincial lui aussi (il est originaire de l’Ile de Ré) monté à la capital pour faire fortune. Après avoir exercé divers métiers de vendeur pour un patron ou pour son propre compte, Ernest Cognacq était devenu calicot (un vendeur de nouveautés pour la clientèle féminine) dans une petite boutique sur le pont Neuf appelée « corbeille ». C’est alors qu'il s'entendit avec le propriétaire d'un petit café qu'il fréquentait rue de la Monnaie pour louer, à partir du 21 mars 1870, sa salle annexe peu utilisée et en faire un petit commerce de nouveautés : c’est la naissance de son échoppe « À la Samaritaine ». Le premier avril suivant la boutique s'agrandissait déjà. 

Le nom de la Samaritaine provient de la fontaine qui se trouvait à cet endroit. En effet, sur le Pont Neuf se situait une pompe à eau dont l’existence remontait à Henri IV. Cette pompe était décorée d'une représentation de l’épisode évoquant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine au Puits de Jacob. Le tout était surmonté d'une horloge, puis plus tard d'un carillon. Elle a été détruite en 1813. 

Marie-Louise et Ernest se marient, le 18 janvier 1872 à la mairie du Vème arrondissement. Mais Marie-Louise ne se contente pas d’être une bonne épouse et tenir le ménage pendant qu’Ernest fait fructifier les affaires : elle a aussi le titre de directrice et propriétaire du magasin. Tous deux sont dotés de la bosse du commerce, d'un indéniable don d'anticipation et d'un véritable sens de l'entreprise. La petite boutique des débuts se transforme ainsi petit à petit en véritable empire, constitué de plusieurs magasins, répartis en quatre îlots voisins. 

En effet, entre 1852 et 1870, les halles de Paris se sont modernisées avec la construction des dix pavillons de Baltard. Le couple profite de l'achèvement de ces travaux et de l'attractivité de plus en plus évidente du quartier pour agrandir et moderniser leur entreprise. Le premier magasin en 1883, puis le deuxième en 1903 sont aménagés dans un style contemporain, de type Art nouveau. À l’apogée de son rayonnement commercial, la Samaritaine se compose d’un ensemble de quatre magasins-îlots, situés entre le quai du Louvre et la rue de Rivoli. Initiées en 1883, l’installation, la construction et la reconstruction de ces édifices hétérogènes sur les bords de la Seine s’étalent sur une cinquantaine d’années. 

En matière d’architecture le couple Cognacq-Jay se révèle novateur : à partir de 1885 Ernest Cognacq fait appel à l’architecte Frantz Jourdain pour l'aménagement, l'agrandissement et la transformation des nouveaux magasins. Associés avec Marie-Louise, ils conçoivent dans les années 1903-1904, un plan directeur pour encadrer le réaménagement et l’extension des surfaces regroupées, ainsi que la colonisation des îlots voisins. Une architecture de métal et de verre à la mise en œuvre rapide se substitue de proche en proche à la construction traditionnelle. La couverture des cours au moyen de verrières et la propagation des planchers de verre permettent une colonisation des nouvelles parcelles. Le magasin y gagne en volume et en luminosité, phénomène très remarquable jusqu’à la généralisation de l’éclairage électrique. La longévité des planchers de verre jusque dans les années 1980 atteste de l’étonnante performance technique du procédé, assuré par Saint-Gobain. La Samaritaine s’enrichit ensuite de deux grands halls rectangulaires à escalier monumental qui n’ont pas leur égal dans tout Paris. Éclairé d’une immense verrière commune, cet atrium double très dessiné deviendra l’espace intérieur identitaire de l’ensemble des quatre magasins. Les proportions de cette cathédrale du commerce participent de l’exaltation d’une marchandise foisonnante et tentatrice. C’est l’invention d’une mise en scène novatrice, où la clientèle est invitée à parader : désormais on va au grand magasin autant pour voir que pour être vu. 

Plan des 4 magasins de la Samaritaine © amc-archi.com
Plan des 4 magasins © amc-archi.com 

Marie-Louise Jay et Ernest Cognacq font partie de ces grands entrepreneurs commerciaux du XIXème qui révolutionnent le mode de consommation. Comme Marguerite et Antoine Boucicaut qui ont développé « Au Bon marché » (lire ou relire Au bonheur des Dames de Zola qui s’inspire de leur histoire pour s’imprégner de cette véritable révolution commerciale), les Cognacq-Jay comme on les appelle - car ils sont indissociables l’un de l’autre - savent que pour réussir il convient d'innover et d'offrir aux clients une nouvelle conception du commerce. Ils structurent leurs magasins en rayons autonomes, placé sous l'autorité d'un véritable responsable. Ils inaugurent une politique de faibles marges et développent la vente à crédit aux mêmes prix que les achats au comptant - ce qui ne se faisait pas ailleurs. S'inspirant des pratiques commerciales des Boucicaut, ils instaurent des périodes de promotion pour certains produits : deux fois par an, à l'automne et à la fin de l'hiver, ils organisent ainsi une vente d'articles nouveaux. Les prix sont fixes, et clairement affichés : on ne vend plus « à la tête du client ». C’est la révolution dans les rayons ! En revanche, plus question de négocier, de marchander, de discuter des remises : les prix sont les mêmes pour tous. Cependant les clientes pourront essayer les vêtements et, si elles le souhaitent, échanger la marchandise défectueuse. 

Ils développent également la vente par correspondance et la livraison à domicile : des catalogues sont édités afin que les clientes puissent faire leurs choix puis, à partir d'un entrepôt situé quai des Célestins, ils envoient les commandes grâce au chemin de fer et au bateau au départ de Marseille pour l'outre-mer. 

Catalogue A la Samaritaine, 1920 © tresorsdugrenier.canalblog.com
Catalogue A la Samaritaine, 1920 © tresorsdugrenier.canalblog.com 

Le couple confectionne méticuleusement un fichier de clients pour leur expédier un catalogue des produits de La Samaritaine. Les adresses sont collectées au fur et à mesure des gros achats opérés dans leurs magasins. Ils installent également un grand atelier de confection de vêtements pour hommes, où travaillent près de 500 ouvrières, afin de produire à coûts moins élevé. La politique de Marie-Louise et Ernest consiste à ne pas fermer complètement les magasins le dimanche afin que les familles qui se promènent ou déambulent dans le centre de Paris puissent y faire des achats. 

Les Cognacq-Jay ne sont cependant pas de bons samaritains (sans mauvais jeu de mot) : si des ristournes importantes, de l'ordre de 15 %, sont peuvent être accordées aux employés de La Samaritaine, ce n’est pas sans arrière-pensée mais pour qu'ils achètent sur place ce dont ils ont besoin et n’aillent pas à la concurrence. Tout employé à La Samaritaine a droit à quinze jours de congé par an. Par contre les Cognacq-Jay exigent beaucoup de leurs employés : un parfait professionnalisme et une tenue impeccable sont indispensables. Un carnet est remis à chaque employé, précisant ses obligations. Ainsi, il est obligatoire pour les hommes le port "de vêtements de nuance foncée; pas de cols mous ni de chemises de couleur. Les chaussures sont noires". Le personnel féminin doit revêtir des lainages discrets ; le noir et le blanc sont les seules couleurs admises. Un corps d’inspecteurs est recruté pour surveiller les étalages, mais aussi les employés ! Ils doivent veiller à la politesse du personnel à l'égard des clients et à leur tenue : "Pas de mains dans les poches ni de jambes croisées". Les Cognacq-Jay imposent en effet à leurs vendeurs une courtoisie sans faille. Ils sont persuadés que si les clients sont bien reçus, s'ils sont satisfaits de l'accueil, ils reviendront à La Samaritaine. "Quand un des rayons sous sa surveillance est encombré, l'inspecteur ne doit pas hésiter à prélever du personnel dans les rayons où il y a peu de clientes pour les faire débiter ou faire des ventes dans ceux où il y a foule. Une prime est accordée pour chaque débit", indique le règlement. Les instructions précisent aussi à chaque vendeur qu'il "ne doit sous aucun prétexte" quitter une cliente avant de "s'assurer qu'un autre employé s'occupe d'elle". La discipline est sévère, les écarts ne sont guère tolérés. Pendant le travail, les employés ne doivent pas bavarder entre eux, si ce n'est pour les nécessités du service. Naturellement, les absences sans motif ou répétées ne sont pas acceptées. Il n'est pas bon, dans ces conditions, de contester l'organisation ou les méthodes, ni de critiquer la discipline. Lorsqu'un salarié affiche trop ouvertement une appartenance syndicale, il est vite repéré et, s'il persiste, tout est mis en œuvre pour qu'il quitte l'entreprise. 

Marie-Louise et Ernest règnent, dirigent, ordonnent, veillent et surveillent en permanence. Pour eux, la vie, c'est d'abord et presque exclusivement le travail. Pendant que l'un prend son repas, l'autre assure une présence visible de tous. La Samaritaine est leur revanche sur la vie et sur leurs débuts difficiles ; c'est l'enfant qu'ils n'ont pu avoir, car leur mariage est resté infécond, sur lequel ils veillent jalousement et sans partage, attentifs à sa croissance. Marie-Louise est, de ce point de vue, l’égale de son époux. 

 Les Cognacq-Jay, devenus riches, vivent dans un hôtel particulier avenue du Bois-de-Boulogne. Mais cette réussite, ils entendent la partager avec leur personnel. En effet, s’ils peuvent se montrer durs et intransigeants, ils savent aussi être reconnaissants du travail effectué. À l'instar des Boucicaut, ils instituent l'intéressement aux bénéfices. En plus de leur salaire, les employés reçoivent un pourcentage sur le chiffre d'affaires réalisé dans leur rayon. C’est ainsi que 65 % des bénéfices sont redistribués chaque année. Les Cognacq-Jay cèdent la moitié du capital aux salariés et l'autre moitié à la Fondation qu'ils créent en 1916 pour financer de nombreuses œuvres sociales et caritatives. Cette Fondation a pour mission de faire fonctionner une maternité, une maison de retraite, un "pouponnat" prenant en charge 40 enfants d'employés jusqu'à l'âge de cinq ans, un orphelinat pour 50 enfants, une maison de repos et de cure en montagne, des colonies de vacances à la mer et à la montagne pour les enfants du personnel, un musée, etc... Des allocations sont accordées aux familles dont l'un des parents travaille à La Samaritaine; elles varient en fonction du nombre d'enfants à charge. Des indemnités de maladie sont versées aux employés non assurés. Le prix Cognacq-Jay a été créé grâce à un don de 20 000 francs or donné à l'Institut de France, destiné aux familles nombreuses. 

 

Deux créateurs, une œuvre © encheres.parisencheres.com
Deux créateurs, une œuvre © encheres.parisencheres.com 

Marie-Louise n’a pas oublié son village natal de Samoëns : elle a apporté son aide à différentes actions (restauration de l’église par exemple) et a fondé la Jaÿsinia en 1906, jardin botanique alpin ouvert au public, classé jardin remarquable de France qui se visite encore aujourd’hui et permet d’admirer plus de 5 000 espèces végétales issues des différentes zones montagneuses des cinq continents. 

En 1920, pour ses actions d’œuvres de bienfaisance, Marie-Louise est nommée Chevalier de la Légion d’honneur. Elle reçoit la prestigieuse médaille grâce au rapport rendu par le Ministre de l’Hygiène, l’Assistance et la Prévoyance sociale… et en dépit d’une lettre calomnieuse signée d’un bon commerçant de la rue de la Monnaie ! Le motif d’attribution de la distinction sont les dotations attribuées aux familles nombreuses, la fondation Cognacq-Jay pour l’entretien d’œuvres existantes et la création d’œuvres nouvelles. 

On notera que son époux a été élevé au grade de chevalier de la légion d’honneur dès 1898, officier en 1903 et commandeur en 1922; lui aussi pour ses œuvres de bienfaisance. 

Alors que La Samaritaine prospère près du pont Neuf, les Cognacq-Jay visent à toucher une nouvelle clientèle, plus aisée : ils font construire dans un autre quartier de Paris un nouveau magasin inauguré en octobre 1917, boulevard des Capucines. Obéissant à un nouveau concept, La Samaritaine de luxe, est faite pour attirer une clientèle plus fortunée ou étrangère et populariser le luxe. 

Marie-Louise s’éteint dans son hôtel particulier du Bois de Boulogne, le 27 décembre 1925. C'est ainsi que disparaît une pionnière du commerce moderne. Son mari la rejoindra le 21 février 1928. 

À leur mort, le couple laisse une entreprise florissante de quelque 8 000 employés et de 48 000 m², la plus importante en terme de surface de vente. 

 

Sources : Wikipédia (dont M. Germain : Personnages illustres de Haute-Savoie), base Léonore, amc-archi.com