- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -
Semaine 47 : Vos ancêtres et la justice
Malgré toute la rigueur que l’on peut avoir, des fois, on se fait des films ! Ainsi, moi, avec Garin François VULLIEZ – ou devrais-je dire Maître Garin François VULLIEZ – je m’étais imaginé un certain nombre de choses.
Il est mon sosa 1612, XIème génération. Il a vécu au Biot (Haute-Savoie) entre 1657 et 1728. Je trouvais son nom suffisamment original (Garin…) mais pas ridicule (bonjour le cousin Ildefonce !). Élégant, quoi. Il était notaire, fils de notaire, père de notaire. Il exerça aussi la charge de procureur d'office c'est-à-dire que c’était un officier nommé par le seigneur, chargé de poursuivre un justiciable devant la cour de justice seigneuriale (l’équivalent du ministère public). Il faisait immanquablement partie des notables de la paroisse. D’ailleurs il était dit « égrège », titre savoyard signifiant « homme d'un grand savoir et d'une grande probité », donné aux notables ruraux ou aux personnes exerçant des professions du droit telles que les notaires; plus ou moins synonymes de sieur ou honorable. Il avait une belle signature. Je m’imaginais, pour aller avec tout ça, un beau costume, de belles manières, une belle prestance. Bref, c’était la classe !
Or, la réalité paraît plus nuancée… Cet article fait suite à celui de la semaine 32. Alex et Sasha ont accepté d’aller aux archives pour moi (je les remercie, d’autant plus que consulter des documents aux archives de Savoie semble bien compliqué…).
En ce mois de mai 1682, Garin François VULLIEZ (prénommé ici seulement Garin pour des questions de commodité) a 25 ans. Il n’est pas encore marié. Mais il occupe déjà la charge de notaire ducal. Il demeure au Biot.
Le Biot est une paroisse qui fait la liaison entre la vallée
d'Aulps et la vallée d'Abondance, à 800 m d’altitude (1 870 mètres au plus
haut), proche du Valais Suisse, à une vingtaine de kilomètres au Sud de Thonon
(aujourd’hui Thonon les Bains). Pays rural, d’alpage, d’économie agropastorale,
les habitants vivaient de l’élevage, de l’exploitation des forêts, du tannage
du cuir. Le Biot organisait foires et marchés qui attiraient la population des
deux vallées (la halle est toujours visible aujourd’hui), disposait de ses
propres mesures. Il y avait plusieurs notaires (dont mes ancêtres, donc). La
paroisse comptait 300 feux en 1605, soit environ 1 500 personnes.
En cette fin de XVIIème, ce territoire appartient au duché
de Savoie, dont la capitale est alors à Turin. Il n’est pas encore occupé par
la France, comme il le sera entre 1703 et 1713 (ces événements s’inscrivent
dans la guerre de succession d’Espagne qui voit ce territoire alternativement
indépendant ou sous occupation française).
Le duché de Savoie est émaillé de châtellenies, gérées par
des châtelains, aux mains de plusieurs familles nobles de la région et de
baillages. Le bailli possède le contrôle direct de la châtellenie où il réside,
surveille également les châtelains qui lui sont rattachés. La justice est
rendue par un juge, elle a lieu quatre fois par an pour chacune des
châtellenies.
Hormis les courtes biographies, les événements relatés sont tirés en intégralité de la pièce BO4541 (conservée aux archives départementales de Savoie), procédure d’appel de l’affaire criminelle présentée au Sénat de Savoie [= cour de justice du duché de Savoie] ; ce qui explique le vocabulaire et les tournures de phrases parfois un peu curieuses. En cas de nécessité j’ajouterai une parenthèse en italique pour expliquer un mot ou apporter une précision.
A 2 km au Nord du bourg du Biot se situe le hameau de Gys
(se prononce « ji »), où se trouve une hostellerie. Celle-ci
appartient à Jean Vulliez Cadet. Malgré un patronyme proche, je n’ai pas trouvé
de lien entre « mes » Vulliez et les Vulliez Cadet.
Le 24 mai Garin y goûtait avec des proches [dîner précoce ? Il y a du vin à table].
A partir de là, les versions diverges. Les témoins, comme Blaise Plumex (un
habitant de Gys d’une quarantaine d’années) ou Jean Gindre (maréchal de Gys âgé
d’une trentaine d’années) se sont parfois rétractés, ou des variations de
témoignages sont apparues au fil des interrogatoires.
Une altercation a opposé Garin et un personnage nommé Claude
Cochenet. Dans les documents en ma possession ce dernier est dit paysan. Selon
les généalogies sur internet il serait marchand, mais les lacunes nombreuses de
l’état civil du Biot ne me permettent pas de le confirmer, et qualifié d’honorable
[= titre que l'on donne à ceux qui n'en
ont point d'autres, et qui n'ont ni charge ni seigneurie qui leur donne une
distinction particulière, mais qui bénéficient d'une certaine aisance, par
exemple les bourgeois, les marchands et les artisans.]. Néanmoins son
identité ne fait pas de doute : son père, ses enfants et son domicile y
sont attestés. Claude a environ 53 ans. Il a une dizaine d’enfants (dont Claude,
Claude François – 22 ans – et Noël que nous reverrons ensuite). Les deux
familles se connaissent et entretiennent des liens amicaux : le parrain de
Claude François Cochenet est Claude Vulliez, le père de Garin, par exemple.
Cinq jours plus tard, le 29 mai, Claude Cochenet porta
plainte auprès du greffe du Biot, représenté par André Merlin. Probablement âgé
d’une quarantaine d’année, ce greffier est issu d’une famille de notables
originaire d’Evian, où il réside.
C’est Me Noel Rolaz, procureur d'office, qui a été chargé des
poursuites contre Garin. Il a une quarantaine d’années. Il est aussi notaire.
Garin fit, très rapidement (dès le 3 juin), une tentative de
récusation du procureur d'office, Me Noel Rolaz (s’excusant au passage de
douter de son intégrité !) ; sans succès. L’un des arguments était
que le procureur d'office pouvait être partial à cause des « divers procès
avec honorable Claude Vulliez son père ».
[Gloups ! Quoi ? En plus Garin est en (multiple) procès contre son père ! Aïe, aïe, aïe ! L’image idéale se corne encore un peu plus.]
Bon, la récusation n’aboutira pas : Garin est débouté
le 6 juin. L’intégrité notoire du procureur ne faisant aucun doute, nul ne
pouvait l’accuser d’aucune malversation dans la fonction de sa charge de
procureur d’office ni autrement. De plus les procès qu’il a contre son père étant
purement civils, ils ne regardaient aucunement les intérêts dudit Garin en sa
cause criminelle.
L’affaire est traitée en première instance au banc du droit
de la cour de châtellenie du Biot par devant Guillaume Mudry, le châtelain d’Aux [ancienne forme de (Saint Jean) d’Aulps]. Celui-ci est aussi notaire ducal. Il a une quarantaine
d’années. Son père était également le (précédent) châtelain d’Aulps.
Pour certains, c’est mon ancêtre qui a exercé une tyrannie sur Claude, tandis que celui-ci aurait fait preuve d’une grande modération.
Mais que s’est-il passé ? La scène se passe donc dans l’hostellerie de Gys, le 24 mai 1682. Il est seize heures environ. Garin mange avec des amis : Jacques Muffat [non identifié], son beau frère nommé… Jean Jacques Cochenet [j’ignore néanmoins quels liens unissent Claude et Jean Jacques Cochenet] et Jean Gindre qui payait du vin pour eux. Claude Cochenet, le plaignant, les avait rejoints à la même table.
Comme il fut levé pour se retirer, Garin demanda à voir
Claude dans une chambre particulière dudit logis où il n’y avait personne.
Après trois demandes successives, croyant que Garin avait quelques affaires à
lui proposer, il le suivit. Garin lui demanda s’il ne voulait pas l’accompagner
dans l’exaction des censes [= perception
des impôts] pour Monseigneur Dom Anthoine de Savoie abbé d’Aux.
Celui-ci était l’un des fils naturel du duc Charles-Emmanuel
Ier de Savoie, né vers 1626. Abbé de Saint-Michel-de-la-Cluse, puis
de Saint Jean d'Aulps, et enfin d'Hautecombe où il est enterré. Dès ses seize
ans, et par faveur spéciale due probablement à son origine nobiliaire, il fut
nommé abbé commendataire [abbé qui a le
titre – et perçoit les revenus – mais n’est pas forcément religieux et n’est
pas tenu de demeurer sur place]. Il est nommé à Aulps en 1646. Il fut un
des rares abbés comandataires à s’intéresser réellement à l’abbaye : il
commença notamment les travaux de la construction de la première aile d'un
nouveau cloître afin de recloîtrer les religieux qui vivaient dans des maisons
individuelles disséminées sur le domaine et travailla à un retour à une réelle
observation de la Règle qui avait tendance à se relâcher.
Mais revenons à notre histoire. Claude refusa de traiter
l’affaire avec Garin, alors que selon celui-ci c’était une promesse que Claude
lui avait faite les jours précédents.
Selon Claude, Garin, à cet instant, lui aurait sauté dessus
le tenant d’une main par les cheveux et de l’autre lui mettant la paume au col
à dessein de l’étrangler. Il l’aurait renversé contre une table puis fait
tomber à terre en le maltraitant à coups de pied et le traitant de fripon et
pendard. Claude cria miséricorde. A sa voix Jacques Muffat, Jean Vulliez,
Claude et Claude François Cochenet (les fils de Claude) accoururent et les
séparèrent.
Selon Garin au contraire c’est ledit Claude, voyant qu’il se
retirait avec Jean Gindre, qui lui sauta à grands coups dessus et s’attacha
avec violence à ses cheveux alors qu’il ne lui avait fait aucune offense. Et
c’est encore Claude qui, avec Claude et Claude François Cochenet ses enfants,
maltraitèrent beaucoup le notaire, le trainant par les cheveux dans la chambre
en l’appelant bougre. S’il n’avait été enlevé de leurs mains par les assistants
ils l’auraient beaucoup maltraité davantage. Non content de cela, comme Garin rentrait
quelques temps plus tard dans la maison de son père à la Moille, il fut attendu
sur le chemin au lieu de Richebourg devant la maison desdits Cochenet (qui est
joignante au grand chemin) par les trois hommes.
Lesquels sans mot dire, lui sautèrent dessus à grands coups
de pied et de bâton, s’attachant à ses cheveux en sorte qu’ils le jetèrent par
terre où ils le trainèrent longtemps dans un bourbier avec grande effusion de
sang tant par la bouche que sur les mains où ils lui firent beaucoup de plaies.
Sans l’assistance de Jean Gindre et d’autres qui y accoururent lesdits Cochenet
auraient peut-être laissé Garin [mort]
sur place, le père sollicitant toujours de plus en plus fort sesdits enfants de
le maltraiter en l’appelant bougre, larron, fils de larron et beaucoup d’autres
injures, comme ils avaient déjà fait auparavant à l’auberge ; lui ayant même
fait perdre son chapeau [ !]. La
préméditation est soutenue par Garin qui souligne que Claude et ses fils, ayant
bu dans une chambre proche de celle où était le notaire, et après avoir fait
leurs comptes, ils sortirent de ladite chambre et vinrent se mettre à la table
Garin. Le père lui aurait beaucoup cherché querelles et lui fit quantité
d’injures. Il l’avait même voulu faire boire malgré lui, par force.
Dans la version de Claude, lui et ses fils s’en revinrent
chez eux à Richebourg à une vingtaine de minutes de l’auberge. Garin, ne
s’étant pas contenté de sa première saillie, et n’ayant pu alors exécuter son mauvais
dessein, serait revenu à la charge : il serait allé chercher, avec ledit
Gindre, chacun un gros bâton et seraient revenus à l’hostellerie. L’hôtelier,
croyant que Claude Cochenet s’y trouvait encore, ils le cherchèrent dans toutes
les chambres. Voyant qu’il n’y avait plus personne, ils rentrèrent chez eux.
Mais sur le chemin ils passèrent à Richebourg où ils aperçurent Claude Cochenet,
endormi sur les degrés [= marches] de
sa maison. Ils l’assaillir alors : Garin
le frappa à la tête du gros bâton qu’il portait. Il voulait redoubler encore un
coup mais il en fut empêché par un des fils de Claude, lequel voyant le mauvais
dessein du notaire, lui sauta dessus et lui enleva son bâton, à Garin et audit Gindre,
après beaucoup de résistance. Claude fut délaissé tout étourdi du premier coup
qu’on lui bailla à la tête, ne sachant plus ce qu’il avait subi.
A raison de quoi Claude aurait été contraint d’en porter
plainte à la justice du seigneur abbé d’Aux contre ledit Me Vulliez lequel (sans
prétendre de la qualité de notaire) est coutumier de commettre divers mauvaises
actions et dont il aurait été ci devant fait prisonnier par autorité du Sénat.
Témoignent pour Garin : Jean Gindre, son beau frère et
son frère (prénommé Garin).
Le premier juge est Me François DUFRESNE docteur es droit,
avocat au sénat de Savoie, en cette partie député en l’absence du sieur juge
d’Aux. Il s’est exprès transporté, sur la demande de Garin, depuis la ville de
Thonon (lieu de son domicile) jusqu’audit lieu du Biot, le 2 juin, accompagné
de M. André Merlin greffier d’Evian. Neufs jours sont nécessaires pour
auditionner les témoins, entendre la requête de récusation de Me Rolaz,
finalement non aboutie. Neufs jours pendant lesquels Me Dufresne et Merlin font
les allers-retours à cheval ; parfois pour rien, Garin ayant, par exemple,
le 2 juin prétendu présenter des témoins qu’il n’a jamais produits ou le 9 juin
où il ne s’est carrément pas présenté.
Le 12 juin une nouvelle requête est déposée au Sénat par Garin
pour dessaisir le juge, croyant par ce moyen que l’affaire demeurerait au croc
et que le crime dont il est accusé resterait temporisé [= retardé].
Pourtant Garin est condamné une première fois.
Il fait appel. C’est alors le Président au Sénat de Savoie*, noble et spectable [= titre donné notamment aux docteurs en droit] Philippe Bally, qui juge une nouvelle fois l’affaire. Il considéra (encore) que Garin n’avait exposé la vérité du fait et fut convaincu d’avoir porté les insultes et, dans le logis de Jean Vulliez hôte [= hôtelier], saisi ledit Cochenet par les cheveux ; et quelques temps après l’avoir battu de divers coups de bâton pendant que ledit Cochenet dormait sur les degrés. Pour réparation de quoi il fut condamné à une amende de cent livres de dommages et intérêts pour Claude, cinquante livres envers le seigneur abbé d’Aux et mille livres de frais de justice pour avoir commis semblable excès.
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Malgré ces activités judiciaires quelques peu houleuses, la bonne entente entre les deux familles ne sera pas rompue : Claude Cochenet passera par Garin pour rédiger le contrat de mariage de sa fille Charlotte en 1691 et, de son côté, Garin accepta de donner son fils Pierre François en mariage à Françoise Cochenet, fille de Noël et petite-fille de Claude…
Quant à moi, suis-je déçue par mon ancêtre ? Je crois que non. La belle image que je m’étais construite autour de lui a, semble-t-il, résisté à ses malversations. De toute façon, il ne m’appartient pas de juger des faits et des personnes qui ont vécu 300 ans avant moi. J’ai encore un autre procès à transcrire, cette fois par les syndics et communiers (= habitants) du Biot contre Garin. Et il faut que cherche les procédures civiles qui l’opposent à son père. Et que je transcrive la procédure qui oppose son fils aux sieurs Vignet. Et il existe aussi une procédure contre Françoise, l’épouse de Garin, pour voie de faits dans l’église ! Ma parole c’étaient tous les voyous ces beaux notaires du Biot !
* Je ne suis pas sûre du rôle exact qu'ont joué tous ces avocats, procureurs et juges (les documents étant un peu flous en la matière), mais cela ne change rien à l'histoire...