« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 6 novembre 2024

E comme évadés

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le juge requit le métral (ou mestral : petit officier d’une seigneurie) nommé REMOND afin qu’il distribue différents exploits (c'est-à-dire des assignations à comparaître). Aux heures dites de leurs convocations, les témoins se présentèrent devant le juge. 56 personnes furent auditionnées au total*.

 

Le Sieur Jean André DELACOSTE, cinquante deux ans, maitre armurier natif bourgeois et habitant du présent bourg de Samoëns, ne savait rien de ce cadavre découvert dans les bois de Bérouze. D’ailleurs il ne le connaissait pas, ni lui ni aucun soldat du régiment de Séville.

Tout ce qu’il pouvait dire néanmoins c’était que la Thérèse DELACOSTE femme de Joseph DUNOYER DUPRAZ sa cousine, lui dit la veille au matin en venant à la messe que la Françoise GUILLOT, femme de François JAY habitante du village de Levy, était passée le samedi précédent, le dixième du courant mois, dans le moulin que ladite Thérèse DELACOSTE habitait et elle lui avait dit qu’il fallait qu’elle se sauve. Sur ce, elles étaient allées en delà du pont de Clevieux dans la maison qu’habite Nicolas GUILLOT, père de ladite Françoise. Cette dernière l’avait laissée là. 

 

L’Honorable Claudine BIORD, femme de Claude JAY [cousin issu de germain de François JAY] était le vingt cinq, le vingt six et encore le jour suivant du mois de janvier proche passé dans une grange que lui avait laissé son père, où elle avait soin de son bétail. Cette grange était distante d’un bon quart d’heure de la maison de son mari et, de fait, elle ne put s’apercevoir si la nuit du vingt cinq au vingt six janvier dernier on avait commis, dans la maison de François JAY, qui était contigüe à celle de son mari, l’homicide en la personne du cavalier du régiment de Séville

« Je recontrais néanmoins François JAY dans la maison de mondit mari lors de la sépulture de Charles JAY mon beau-père, qui remonte au neuf du mois de fevrier dernier. Et j’observais qu’il avait une blessure au front et qu’il souffrait par le corps, et ne marchait plus de la manière qu’il marchait cy devant. Mais je ne m’informais pas de sa maladie. » 


Évadés, création personnelle inspirée d’A. Juillard
Évadés, création personnelle inspirée d’A. Juillard


Le lendemain, dixième du mois de février, sur le bruit qui s’était répandu publiquement que l’on avait trouvé un cavalier mort dans le bois de Bérouze, François JAY avec la Françoise GUILLOT sa femme, prirent la fuite. Et après midi dudit jour, la Claudine VUAGNAT leur servante fit de même. Quand cela fut connu, on n’hésita pas dans le village de Levy et dans le bourg de Samoëns de dire que ce meurtre avait été commis dans la maison dudit JAY, et même par celui-ci. On dit aussi que les plaies qu’il avait sur son corps lui avaient été faites par ce cavalier dans la dispute qu’ils eurent ensemble lorsque ce cavalier fut tué. Et comme le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY s’était de même enfuit, on n’hésita pas à l’accuser de complicité dans cet homicide. Et l’on y était d’autant plus fondé que ce Révérend CHOMETTY fréquentait cette maison. Et ladite Claudine VUAGNAT, avant de partir, avait dit en parlant desdits mariés JAY et d’elle « Hé ! Mon Dieu nous sommes perdus ».

Elle ne l’avait ouï dire en personne, mais on le lui avait rapporté dans la maison de son mari, sans qu’elle ne puisse désigner qui exactement. Et comme ni les uns ni les autres n’étaient revenus depuis ledit jour, on continuait dans le village et dans la paroisse de les accuser de cet homicide.

 

Le dimanche onzième du courant mois, le Sieur DEHUMADAZ, officier et aide major du régiment de Séville, avait lui aussi formé des soupçons contre François JAY et Françoise GUILLOT, à l’occasion de la mort du soldat Vincent REY, puisqu’ils avaient abandonné leur maison, ainsi que leur domestique, dès que le bruit s’était répandu que l’on avait trouvé un cadavre. Il s’était donc rendu chez eux. Il était accompagné par Me DUSAUGEY, châtelain de Samoëns.

 

Nicolas BIORD natif et habitant au dessus du village de Levy était, sur environ les dix heures du matin, au devant de sa maison avec Claude SAUGE habitant du même village. Survint alors Jean François FERRIER qui leur dit de descendre dans la maison de François JAY. Ce que firent les deux hommes. Et étant arrivé au-devant de ladite maison, ils y trouvèrent l’officier du régiment de Séville avec Me DUSAUGEY châtelain du lieu. Ils leur ordonnèrent d’entrer dans la maison et de prendre garde qu’aucun des effets ne s’écartassent. Nicolas BIORD entra avec Claude SAUGE. Un moment après Pierre DUC les rejoignirent et ils restèrent là jusqu’au lendemain lorsque le juge et sa compagnie arrivèrent.

 

C’est pendant leur garde que furent trouvées dans la chambre, qui est à la gauche de l’entrée de la maison, une chemise d’homme et une de femme teintes de sang et mouillées dans un seau.

 

 

 

 * Les témoins furent en fait 53, mais le greffier en a inscrit 56 (sa numérotation est passée du témoin 6 à 9 par erreur).

 

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Pour en savoir plus
De la manière de procéder dans les crimes très atroces

Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« Si le criminel est pris en flagrant délit, on procédera contre lui ex abrupto, & avec toute la célérité possible, tant à l'égard des informations & actes du procès, qu’à l’égard des défenses, de manière que dès qu'il constera [qu’il sera certain] du délit & qu'on aura une semi-preuve du délinquant, on en pourra venir à la torture.

Le criminel étant condamné, l’on procédera à l'exécution de l'Arrêt avec la promptitude de les peines les plus exemplaires & publiques qui seront jugées convenables à l'atrocité du cas, afin qu'elles inspirent de l'horreur & servent de frein aux autres.

Quand les accusés des crimes très atroces, ne seront pas pris en flagrant délit, si le fait est notoire, & qu'il résulte du corps du délit comme dessus, Nous voulons que l'on procède contre ceux qui sont détenus, de la manière qu'il a été dit à l'égard de ceux qui sont pris en flagrant délit, & s'ils sont contumax [accusé ou prévenu en état de contumace. Contumace = état d’un accusé qui ne se présente pas devant la cour d’assises où il a été cité], & qu'il conste de la notoriété du fait, on procédera de même contre eux sommairement. »

 

mardi 5 novembre 2024

D comme désertion

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, soit le lendemain de la découverte du cadavre, Me BIORD le vice fiscal transmit une lettre au juge, l’avertissant d’un fait nouveau et le priant d’ouvrir officiellement une enquête :

 « A Monsieur le juge du marquisat de Samoëns remontre, je soussigné vice fiscal du Marquisat de Samoëns.

En conséquence d’un meurtre qui s’est commis rière [près de, derrière] le présent lieu, en la personne d’un cavalier du régiment de Séville, il apparaît que le Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns et le nommé François JAY et Françoise GUILLIOT sa femme se sont évadés, et ont abandonné le lieu. Ce qui fait former contre eux des soupçons d’avoir part à untel crime. Le soussigné requiert qu’il vous plaise, Monsieur, de procéder à information [enquête] sur ce délit et ses circonstances.
Signé BIORD vice fiscal
»

C’est la première fois que des soupçons sont formés officiellement contre le couple JAY. 

 

Dès le 12 février, une information fut prise suite à la requête du Sieur vice fiscal, demandeur en cas d’homicide, contre François fils de feu Claude JAY et Françoise GUILLOT, mariés de la paroisse de Samoëns, et le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la Collégiale dudit Samoëns, accusés du meurtre commis sur la personne de Vincent REY, cavalier du régiment de Séville.

 

Dans la maison du Sieur Laurent RENAND, choisie par le juge pour faire la présente procédure, le magistrat tenta de retracer les derniers faits et geste du cadavre.

 

Il apparu, d’après le Sieur Joseph POUIROY, natif de Thomaris [Tamarite ?] dans le royaume d’Aragon, maréchal des logis au régiment de Séville, que Vincent REY s’était absenté de Scionzier, leur quartier moderne, la nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé. Mais son absence ne fut découverte que le vingt six au matin parce qu’il n’était pas venu donner l’avoine à son cheval, ni le soigner, ainsi que l’ordre lui en était donné. Étant allé sur les huit heures du matin ce jour-là dans la maison où il était logé, le propriétaire expliqua que le soldat n’avait pas reparu depuis les huit heures du soir la veille, heure à laquelle il était entré à la maison et ressorti sur le champ. En sortant, Vincent REY lui avait dit de fermer la porte parce qu’il ne reviendrait pas de la soirée, étant de garde à l’écurie.

 

Le maréchal des logis ajouta par ailleurs que, pendant qu’il était de quartier au présent bourg de Samoëns lors de l’hiver et une partie de l’été passé, il fréquentait beaucoup une maison qui se situait au village de Levy.

Le juge lui demanda des détails sur cette maison. C’est « la première que l’on rencontre pour aller audit village à main gauche en montant, qui est à une petite porté de fusil au bourg de Samoëns. J’y ai été souvent pendant que j’étais de quartier ici avec ledit Vincent REY. »

 

Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington
Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington

 

En outre, ce n’était pas la première fois que Vincent REY s’absentait de la compagnie sans autorisation. Ce fut déjà le cas vers les dix, onze ou douze novembre proche passé. Lorsqu’il revint à Cluses sur les huit heures du matin, il fut aussitôt arrêté et mis en prison. « Il nous a déclaré qu’il venait de Samoëns ou il s’etait venus promener. Comme nous étions instruit qu’il aimait la maitresse de la maison que je viens de vous designer, nous soupçonames d’abord qu’il venait de la voir ». Il resta huit jours ou environ en prison pour le punir. Après quoi un carabinier nommé Jean RODRIGUE, qui était logé dans une maison attigue [mitoyenne] à celle qu’habitait ledit Vincent REY, fut désigné afin de veiller sur sa conduite et de le réveiller tous les matins, parce qu’il y avait une porte de communication d’une maison à l’autre.

Lequel effectivement l’appela bien le vingt six janvier au matin, mais n’entra pas dans sa chambre et cru, puisqu’il ne lui avait pas répondu, qu’il pouvait être incommodé ou qu’il voulait dormir. C’est pourquoi son absence ne fut découverte que sur les huit heures du matin.

Voyant, sur les dix heures, qu’il n’était point revenu à la compagnie, le maréchal des logis reçu l’ordre de son capitaine de se rendre au bourg de Samoëns, avec deux carabiniers de sa compagnie, pour voir si Vincent REY ne serait point dans ladite maison de Lévy. Étant arrivé audit bourg de Samoëns, ils furent logés chez Michel ANDRIER, cabaretier, et après avoir soupé, sur environ les six heures du soir, ils se rendirent dans la maison de Levy pour voir s’ils ne trouveraient pas leur soldat absent. 

« Mais nous ne l’y trouvames pas et nous n’y vimes que le Révérend chanoine CHOMETTY qui sortit de la chambre qui est derriere la cuisine qu’on appelle communément le poile » Aussi appelé « poêle » ou « peile » en Savoie, c’est une pièce chauffée contiguë à la cuisine, qui est à la fois la pièce de vie et la chambre à coucher.

C’est donc le chanoine qui vint d’abord lorsqu’il entendit le maréchal des logis parler à la servante venue ouvrir la porte. « Il s’empressa de me saluer et de me demander ce que je cherchais. Lui ayant dit que c’était le soldat Vincent REY, il me repondit, comme la servante, qu’il ne l’avait pas vu. Mais ce fut d’une voix et d’une manière tout a fait tremblante. »

Les Espagnols entrèrent dans la chambre d’où sortait ledit chanoine CHOMETTY où ils trouvèrent la maîtresse du logis couchée dans le lit qui est le plus près de la fenêtre. Il fit à la femme la même demande sur ledit Vincent REY, qui répondit la même chose que les autres. Sur quoi il se retira. « Je vous dis aussi qu’il me paru que la porte de la chambre où était ledit CHOMETTY avec ladite femme était fermée et qu’il ne l’ouvrit que quand il m’entendit parler. »

 

 

 

 

 

lundi 4 novembre 2024

C comme connaissance

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, lendemain de la découverte du cadavre dans les bois de Bérouze, le juge François Joseph DELAGRANGE s’installa dans la maison de Laurent RENAND, située au bourg se Samoëns, pour mener à bien la procédure criminelle. Toujours assisté de Me BIORD, le vice fiscal, et Me VUARCHEX qui prenait note des témoignages, il commença les auditions.

 

Afin d'identifier le cadavre, le juge fit comparaître deux soldats espagnols, les Sieurs Noël SERRANOZ et Joseph RAMOZ ; le premier brigadier du régiment de Séville, de quartier à Scionzier, et le second carabinier, cantonné à Taninges. Les deux hommes reconnurent au premier abord le cadavre découvert la veille.

Après leur avoir fait prêter serment sur les saintes écritures, en conformité des Royales constitutions [voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus sur ce sujet], il leur demanda s’ils reconnaissaient le cadavre et s’il pouvaient en dire son nom, surnom, âge, patrie et tout autre moyen de reconnaissance qu’ils pouvaient avoir.

 

Le cavalier du régiment de Séville, création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)
Le cavalier du régiment de Séville,
création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)

 

Lesquels, parlant très bien la langue française, déclarèrent qu’ils reconnaissent très bien le cadavre qui était là étendu plié dans son manteau : c’était celui d’un nommé Vincent REY. Il était peut-être natif de Mallagoz [Malaga ?] dans l’Andalousie. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il était soldat dans le régiment de Séville depuis environ une année et demie. Il était de la même compagnie que le premier témoin, celle du Sieur capitaine MINDOZ, qui était de quartier à Scionzier. Il se rappelait lui « avoir toujours donné la paye pendant qu’il était dans le régiment et l’avoir vu tous les jours à toutes heures matin et soir ». Et qu’il était absent de la compagnie depuis la nuit du vingt cinq au vingt six janvier passé. Il était parti après avoir fait boire et donné l’avoine à son cheval, d’après les rumeurs.

 

Le deuxième témoin confirma les dires du premier et ajouta qu’ils étaient « même assez amis ensemble quoy qu’il fut de la compagnie de Monsieur MINDOZ et que je sois de celle D’AGUILLARD ». Il le reconnaissait « aux traits du visage et en toute sa personne ». Il savait bien qu’il était de l’Andalousie, mais pas de quelle ville exactement. 

 

Le Sieur Jean François FERRIER, menuisier natif de Faucognan en Franche Comté, désormais habitant au bourg de Samoëns (l’un de ceux qui ont été envoyés pour vérifier s’il y avait bien un cadavre dans les bois de Bérouze – voir à la lettre A de ce ChallengeAZ) reconnu lui aussi le soldat REY. Il l’avait vu très souvent chez lui pendant les cinq à six mois qu’il avait été de quartier au bourg de Samoëns. Il venait faire l’ordinaire chez lui avec les autres soldats, ses camarades. Lorsque l’on a découvert le visage du cadavre qui était plié dans son manteau au pied d’un sapin dans le bois, il l’a reconnu à l’instant.

 

Le Sieur François Joseph ROUGE, avait vu passer le matin sur un traîneau un cadavre qui était plié dans un manteau blanc. Il avait suivi toute la compagnie jusque dans la chambre où le conseil de paroisse s’assemblait, et dans laquelle on avait reposé le cadavre. Et après l’avoir examiné il avait reconnu que c’était celui de Vincent REY, soldat dans la compagnie de Monsieur MINDOZ capitaine du régiment de Séville. Il l’avait reconnu parfaitement parce que Vincent REY venait faire ordinaire chez lui de quinze en quinze jours, et quelques fois de dix jours en dix jours. Outre cela, il l’avait logé pendant environ six semaines pendant le courant de l’hiver précédent lorsqu’il était de quartier en cette paroisse avec son régiment. « De sorte que je vous assure que c’est bien le cadavre dudit Vincent REY que l’on a porté dans la maison de ville du présent lieu. »