Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT
Mais revenons un peu en arrière. Le Sieur Philibert BARDY, bourgeois de la paroisse de Samoëns, avait bien connu le soldat Vincent REY pendant qu’il était de quartier pendant l’hiver et le printemps proche passé. Il l'avait vu passer presque tous les jours, au devant de sa maison qui est au pied du bourg de Samoëns, allant au village de Levy. « Et comme le bruit était publique qu’il aimait la femme de François JAY appelée Françoise GUILLOT je ne l’ai pas suivi pour voir où il allait, persuadé qu’il allait dans cette maison et ne m’étant pas aperçu qu’il en aye frequenté d’autre. »
Il avait entendu dire aussi, peut-être de Me REVEL magasinier de Cluses, que ledit Vincent REY venait très souvent à Samoëns pendant la nuit pour voir la Françoise GUILLOT. Et que même cette dernière était allée le trouver une fois à Cluses.
C’était connu, aussi, que le Révérend chanoine CHOMETTY allait très souvent chez François JAY, tant de jour que de nuit, que ledit François JAY soit dans la paroisse ou non.
La rumeur se précisait sur le modus operandi du meurtre : d’après Josette DUC, la servante de BARDY, c’était le Révérend chanoine CHOMETTY avec François JAY qui avait tué le soldat Vincent REY et qu’ils l’avaient mis dans un grand seau pour le porter. Mais que n’ayant pas put y entrer on l’avait mis dans un pétrissoire [pétrin, maie] pour le transporter dans l’endroit où on l’avait trouvé et ce, afin que l’on ne voit pas les traces qu’aurait put faire le sang qu’il répandait.
Le juge fit donc venir Josette DUC et lui demanda comment elle savait que CHOMETTY et JAY avaient agit ainsi. Elle répondit que c’était Claudine DUC sa sœur qui le lui avait dit le dimanche précédent en sortant de l’église. Celle-ci, interrogée à son tour, expliqua comment elle l’avait appris : « Je passais dimanche dernier un peu avant la grand messe au devant du château de Madame la baronne de St Christophle et je vis une vingtaine de personnes assemblées qui parlaient sur la mort du cadavre du soldat que l’on avait mis dans la chambre où l’on tient le conseil. Et j’entendis que le fils de feu Claude BIORD, dont j’ignore le nom de baptême, disait aux autres qui étaient assemblés avec lui que c’était Monsieur le chanoine CHOMETY avec François JAY du village de Levy qui avait tué le susdit soldat et avait porté son cadavre dans les bois du commun de Bérouze. » C’est là qu’elle avait entendu l’histoire du seau et du pétrissoire.
Le juge remonta la source de la rumeur et fit venir le fils BIORD, qui se prénommait Pierre François. Celui-ci expliqua qu’il avait fait partie des gardes envoyés par le Sieur DUSAUGEY, châtelain, pour surveiller le cadavre qu’on venait de découvrir dans les bois, couché au dessous d’un sapin dans un petit buisson. Il s’y était rendu sur environ les dix, onze heures du soir et y releva Pierre Joseph BURNIER qui était de garde depuis l’après-midi. A dix pas du cadavre on avait allumé un feu pour se réchauffer. Et étant là, il se mit à discourir sur la mort de ce cadavre avec Claude EXCOFFIER, Joseph FAVRE et Joseph TRONCHET, qui étaient comme lui venus relever les autres gardiateurs. Après être tous convenus que le soldat n’avait pas été tué sur l’endroit, puisque l’ont n’y voyait point la neige foulée ni aucune marque de sang, et que de plus on ne voyait point de traces de sang tout le long du chemin, ils convinrent qu’il fallait que le cadavre eût été apporté là dans un seau. Ou dans un pétrissoire, parce que peut-être qu’il n’avait pas pu aller dans le seau et qu’il fallait bien qu’il eut été apporté dans quelque meuble semblable. « Ce que nous dimes par conjectures et sans aucun fondement que celuy dont je viens de parler » conclu le témoin.
- Et ce ne fut aussi que comme des conjectures et comme une simple imagination que vous avez répété cela dimanche passé, au devant de la maison de madame la baronne de St Christophle ? demanda le juge.
Acquiescement du témoin. « Mais je ne dis point que ce fut François JAY ny le Révérend chanoine CHOMETY qui eusse tué ledit cadavre. Il est bien vray qu’il y en eut un de la compagnie, sans me rappeler lequel c’est, qui dit que ce ne pouvait pas être autre que ledit Révérend chanoine CHOMETY et ledit François JAY qui eussent tué le susdit cadavre, puisqu’ils s’étaient sauvé dès le moment qu’on l’avait découvert. Et parce que ce cadavre avait beaucoup fréquenté en son vivant, pendant qu’il était de quartier icy, la maison dudit François JAY. Laquelle ledit Révérend CHOMETTY fréquentait aussi, ainsy que la chose est publique. Mais il ne parlait de même que sur ses deux conjonctures » admit-il.
Compte tenu de ces déclarations, le juge DELAGRANGE se transporta de nouveau jusqu’au village de Levy, accompagné de Me BIORD vice fiscal et Me VUARCHEX, assisté du Sieur Philibert BARDY et de Nicolas REMOND métral de la présente paroisse, pris pour témoins.
Après avoir fait prêter serment aux témoins, ils entrèrent dans la cuisine de la maison appartenant à François JAY, puis dans la chambre qui est au levant de ladite cuisine où avaient été remarqué lors de leur précédente visite deux pétrissoires. Les ayant retrouvés, ils les examinèrent de nouveau et en firent sortir un, de la longueur de cinq pieds et demi de Roy [167,64 cm] et large d’un bon pied et demi de Roy [45,72 cm], qui était fendu d’un côté à trois endroits et de l’autre d’un seul. Dedans ils remarquèrent que l’on avait pétri. Le juge le fit renverser, et remarqua que l’on avait appliqué une pièce de fer pour soutenir les trois fentes. Laquelle pièce ne tenait plus que d’un côté avec un clou. De l’autre, on avait bouché une fente avec de la peau blanche en façon d’emplâtre et quatre clous. Et du côté où était la pièce de fer, le pétrissoire était tout ensanglanté.
Le sang avait ruisselé par les trois fentes notamment auprès de la pièce de fer. On voyait qu’il était sorti de l’intérieur du pétrissoire vers le dehors, avec plus d’abondance à ces endroits là que dans les autres.
Ils s’accordèrent tous pour dire qu’il fallait que l’on eut renversé le pétrissoire pendant que le sang était encore frais pour qu’il eût coulé depuis le milieu jusqu’au bord. Et qu’il fallait encore que le sang eut été fort abondant pour se répandre de la manière constatée. Après quoi ils firent de nouveau tourner le pétrissoire pour observer s’ils voyaient des traces de sang en dedans, mais bien qu’ils l’aient correctement ratissé, ils n’y trouvèrent rien que de la pâte à pain sèche.
Cependant, en se tournant à la droite de la chambre, du côté de la paroi, ils remarquèrent dans un vieux coffre de sapin couvert, plusieurs taches de sang. Et dans la chambre, une aisse [esse=objet, crochet, agrafe en forme de S] ensanglantée.
Ayant fait apporter l’autre pétrissoire, ils le trouvèrent de la longueur de trois pieds [91,44 cm] sur un pied de large [30,48 cm], soutenu par quatre pièces de bois qui y étaient attachées. Dans ce pétrissoire, ils ne trouvèrent pas le moindre vestige de sang.
Ayant remarqué qu’il y avait un trou dans le plancher près de la paroi le juge le fit fouiller et y trouva une quantité de poils de cochons. Sur quoi il demanda si François JAY avait fait tuer un cochon mais aucun des témoins ne le savait. Claude DUNOYER DUPRAZ, qui était par hasard dans la cuisine, déclara avoir vu François JAY en faire tuer un, vers la saint Martin [11 novembre] proche passé. Sur cette déclaration, le juge enjoignit audit Claude DUNOYER DUPRAZ, à la réquisition dudit vice fiscal, de revenir en donner la déclaration authentique.
Ils ne trouvèrent aucune autre marque dans la chambre, nonobstant leurs diligentes recherches.
Le lendemain Claude DUNOYER DUPRAZ, revint déposer officiellement et déclara qu’il passait au village de Levy un matin quelques jours après la St Martin proche passé et, étant entré dans la maison du François JAY pour prendre du feu et allumer sa pipe, il vit que la Françoise GUILLOT sa femme « plumait un cochon » [sic] dans la chambre qui est au levant de ladite maison. Que ledit cochon était dans un pétrissoire qui était à peu près de la longueur de cinq pieds et demi et de la largeur d’un et demi, « qui est le même que celuy où nous trouvates du sang. […] Je puis vous assurer Monsieur que c’est bien dans ce même petrissoire où ledit cochon était. Je le reconnais à la longueur, largeur et aux deux extrémités par lequel on le porte. D’ailleurs l’autre est trop petit et le cochon n’aurait pas put y entrer parce qu’il était fort gros. »