« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 7 novembre 2025

G comme grive voyageuse

Sur les pas de Cécile

 

    Donc après l’armée Augustin, le mari de Cécile, est employé de commerce chez son (très vite) futur beau-père (voir la lettre B de ce ChallengeAZ pour ceux qui ne suivent pas). Rien ne nous dit qu’il n’aimait pas son beau-père (chez qui il vivait) ni son travail. Et rien ne nous dit le contraire. Toujours est-il que deux ans après son mariage, Augustin se fait grive (gendarme en d’autres termes). Mon hypothèse à moi c’est que c’était quand même un gars qui avait la bougeotte et voir du pays ça ne le rebutait manifestement pas. J’en veux pour preuve son engagement volontaire à l’armée (voir la lettre K : attendez un peu ça va venir) et ses multiples déménagements (lettre D : ça vous pouvez y revenir de suite, c’est déjà publié). OK nécessité fait loi (il faut nourrir sa famille), mais quand même.  


Compagnie de gendarmes © Création personnelle d'après Bing 

 

    Donc Augustin s’engage dans la gendarmerie. Comme papa. Et oui son père, Pierre Jean, était lui aussi gendarme. Originaire de Conques (Aveyron), il a été nommé direct en Corse, qui n’est pas précisément la porte à côté.

    Augustin, lui est nommé « gendarme à pied à la compagnie de Maine et Loire » (c’est moins loin vu qu’il habite à Angers) en février 1877. Je l’imagine le képi vissé sur la tête, l’uniforme impeccable, la moustache frétillante. Les critères d’admission pour un gendarme, à l'époque, c'était pas la rigolade : 1. d’être âgé de 25 ans à 45 ans ; 2. de savoir lire et écrire correctement ; 3. d’être ou d’avoir été militaire 4. d’être porteur d’un certificat de bonnes mœurs, de bravoure, de soumission exacte à la discipline militaire et d’attachement à la République ; 5. d’être au moins de la taille de 1 mètre 69 centimètres.

    Je jubile au passage de savoir que mes ancêtres avaient de bonnes mœurs.

     C'était pas écrit noir sur blanc qu’il fallait du pèze pour être admis, mais sans un rond, t’avais beau te pointer, t’avais qu’à te rhabiller : le nouveau condé ne pouvait pas être totalement à la ramasse, puisqu’il était tenu de s’équiper à ses frais. Il y avait bien des aides et des avances, mais fallait quand même pouvoir aligner entre 150 et 1 000 francs, selon l’époque et selon l’arme où tu entrais. Pas donné, hein ! Au milieu du XIXème siècle, l’hirondelle touchait environ 1 000 francs par an tout net (pendant qu'un ouvrier agricole se faisait rarement 400 francs). OK, ça vaut le coup, à condition d’avoir pu raquer pour t’offrir le harnais de grive.

    Augustin prête serment devant le tribunal de première instance d’Angers le 12 mars 1877. Ça serait cool de retrouver ça un jour. Note pour plus tard.

    Sa première affectation est à Beaufort en Vallée, à un peu plus de 30 km à l’Ouest d’Angers. Pendant son service à Beaufort, il reçoit une citation à l’ordre du jour : « Verdie, maréchal des logis, Page, Chiappini, Astié et Godu, gendarmes, à Beaufort (Maine-et-Loire). Le 2 juin, mis à l'ordre de la légion pour avoir fait preuve de beaucoup de courage et d'un grand sang-froid en sachant s'emparer sans accident d'un fou furieux qui, armé d'un couteau et après avoir tué ou blessé grièvement six personnes, causait une panique générale dans l'hôpital où il était en traitement et menaçait quiconque l'approcherait. » C’était un petit peu chaud quand même. Quand t’étais cité à l’ordre du jour, t’avais droit à un papier officiel, lu devant la troupe, mais rien de clinquant sur l’uniforme, hein, juste de la paperasse pour ton dossier, histoire de gonfler l’ego. Adieu les rêves de breloque au revers !

    Deux ans plus tard on le retrouve à la Possonière, à une cinquantaine de kilomètres à l’Est.

    Bon, la loi et l’ordre il en a sans doute vite ras la casquette (le képi pour être précis), ou bien ça ne nourrit pas assez son homme, puisqu’il démissionne dès 1880 (« congédié par acceptation de démission » au mois d'octobre). Il se retire à Angers où il devient employé de fabrique (ça c’est d’après l’acte de décès d’une de ses filles, merci la paperasse qui te balance les vérités en douce). Un autre genre de bataille, mais une bataille quand même, sans doute pour un salaire de misère. Ça me turlupine mais manque de bol je ne sais pas de quelle fabrique il s’agit. En tout cas, ça dure pas longtemps.

    L’année suivante (1882) changement de cap : il revient dans le giron de la sécurité, mais cette fois en tant que garde particulier d’une compagnie minière, à 500 km d’Angers, à Aubin (dans le bassin minier de Decazeville). C’est sans doute papa qui lui a trouvé ce job, car il y était lui-même garde mine. Le boulot ? Surveiller les puits, empêcher les chapardages de charbon — parce qu’il faut dire qu’à l’époque, les familles crevaient la dalle, alors piquer un peu de charbon pour se chauffer, c’était tentant. Les mineurs, eux, avaient leur part, mais les paysans d’à côté, ben, y grattaient ce qu’ils pouvaient dans les tas de rebuts.

    Bon, parlons un peu du bassin minier  : Go ! La ville et le nom de Decazeville sont récents : avant, c’était qu’un ramassis de hameaux, dont le plus gros s’appelait La Salle. C’est que ça sentait encore la cambrousse à plein nez. Déjà au XVème siècle, les proprios du coin grattaient les « charbonnières », des petites mines creusées dans la colline. Leurs domestiques s’y mettaient l’hiver, histoire de ne pas se geler les miches. Au XVIIème siècle, ça commence à s’organiser la mine en France. On étaye les galeries, on descend plus profond, on devient sérieux : le charbon, c’est le nouveau trésor du pays. Et v’là qu’arrive le duc Decazes (1780-1860). Un malin celui-là, ministre sous la Restauration, qui avait mis les pognes sur des mines et découvert la sidérurgie en Angleterre. Il rachète des concessions, fonde en 1826 les « Houillères et Fonderies de l’Aveyron », et bing ! en 1834, tout le bazar (les mines et les baraques autour) devient une commune, baptisée Decazeville, du nom du bonhomme, évidemment. ça devient rapidement la plus grosse usine sidérurgique de France : en 1850, 18 hauts fourneaux crachent leurs fumées dans tout le bassin. Mais ce coin de l’Aveyron reste assez paumé. Les gars du cru, la plupart, c’était des manœuvres agricoles. Le métal, la mine, tout ça, ça les bottait pas des masses. C'était au mieux une activité secondaires, mais y passer sa vie la-dedans, ça non merci. Résultat, fallait faire venir des ouvriers d’ailleurs, payés plus cher, sinon ça tournait pas. Augustin a dû profiter de cette aubaine. Un bon plan pour un gars qui cherchait du boulot et de quoi faire vivre sa tribu.

    En 1888 Augustin (et sa famille forcément, tout le monde suit) revient à Angers. Il devient journalier au gaz (autrement dit allumeur de réverbères). Je l’imagine assez facilement, chaque soir, au crépuscule, parcourir un itinéraire spécifique pour allumer les réverbères à gaz, avec sa longue perche munie d'une mèche enflammée pour atteindre les lanternes. Puis, au lever du jour, refaire l’itinéraire en sens inverse pour les éteindre. Un de ces gagne-pain qui, avec l'avènement de l'électricité à la fin du XIXème siècle, a progressivement disparu. Un boulot un peu poétique, une sorte de ballet nocturne dans les rues sombres.

    Après ça, ça semble être la dégringolade : Augustin enchaîne les boulots, jamais plus d’un ou deux ans à la même place. Pas de sécurité, juste la promesse d'une journée de taf, d'un peu de fric pour bouffer le soir et remettre ça le lendemain. Il prend ce qui vient, sans rechigner, parce que le ventre ne ment pas et que les gamins attendent au foyer. La vie, c'était ça : une lutte constante, une course à l'emploi, une succession de petits boulots pour survivre.

    Hélas les métiers qu’exerce Augustin pendant cette période, c'est un peu comme un brouillard épais : ils sont plus flous qu'une photo prise avec des moufles. Employé (où, bon sang de bois ?), journalier (dans quoi, nom d'une pipe ?). La seule indication que j’ai c’est en 1901 : il est journalier dans la manufacture de Max Richard, une filature mécanique de chanvre d’Angers. Pas besoin de gamberger longtemps pour deviner que ça me contrarie fort de ne pas en savoir plus sur les boulots de ce brave Augustin. C'est comme avoir la recette du ragoût sans savoir quels légumes y mettre !

    Derrière cette errance, je sens pointer la pauvreté, comme une maladie insidieuse qui te tombe dessus sans prévenir et qui te cloue au sol. C'est le ventre serré par la faim, le loyer qui pèse comme une enclume, la dignité qui fout le camp à chaque fin de mois. C'est une vie d'adaptation, de débrouille. Il galère, mais Augustin se bat tous les jours, pour un repas, un toit, un peu de chaleur humaine. Une vraie vie de chien, quoi, mais avec la rage de vaincre.

    J’en veux pour preuve sa décision de partir pour la région parisienne, à pinces selon la légende familiale, afin de trouver du travail, puisque l’horizon semble bouché à Angers. Et ça, c'est pas une mince affaire ! Pourquoi à pied ? Il n’avait sans doute pas les moyens de se payer un billet de train, le pauvre. Il faut alors une dizaine de jours pour rejoindre Paname. Plutôt courageux comme démarche, je trouve. Ça, c'est un homme qui ne recule devant rien pour faire bouillir la marmite ! Il se fixe d’abord à Ivry, ce coin de banlieue où de grandes usines drainent une main d’œuvre nombreuse : les automobiles Panhard et Levassor, les forges Lemoine, l'usine SKF de roulements à billes, les tuileries Muller, la Compagnie générale des lampes à incandescences, et j'en passe. Un nid à boulots, mais des boulots de force.  Il y sera journalier. Il travaille sans doute dans l’une d’elles, là où y a besoin d’un mec qui ferme sa gueule et qui soulève plus que ce qu’il peut. Et ça, y en a toujours. Il termine sa vie à Paris, dans le 13ème (arrondissement qui jouxte Ivry), toujours journalier, juste avant la Grande  Guerre, en juin 1914. Il avait 62 ans.

 

 

jeudi 6 novembre 2025

F comme feuille en boîte

Sur les pas de Cécile

 

    Si la Cécile adulte connaissait l’alphabet du quotidien (B pour bouillir, C pour coudre, D pour durer…), elle avait fréquenté l’école dès son enfance, comme toute sa famille.  


En classe © Création personnelle d'après Bing

 

    J'en profite pour vous causer un peu de l’éducation au XIXème :

    Avant 1789, c'était le grand désordre, le Far West de l'éducation. Il n’y avait pas de véritable organisation de l’éducation. Les mioches, pour apprendre deux-trois bricoles, allaient dans de « petites écoles », des trucs payants et pas obligatoire. Autant dire que très peu de gosses y mettaient les pieds. Il n’y avait pas vraiment de salle de classe. L’enseignement se faisait chez le maître, dans un coin de sa piaule, ou dans une pièce à côté de l’église, voire carrément dans une grange avec les poules qui caquètent à côté. Pour les meubles et le matos, c'est peau d'zeb : une table bancale, deux bancs pour 20 gosses et basta. Les enfants apprenaient d’abord à lire, et quand y savaient aligner trois mots, les vieux devaient repasser à la caisse pour qu’ils apprennent ensuite à écrire. Et si jamais ils avaient encore un peu d'oseille planquée sous le matelas, ils pouvaient en remettent une louche pour que leurs gamins apprennent à compter ! Pour les rupins, eux, pas de soucis : ils se faisaient instruire à domicile par des maîtres écrivains ou des percepteurs.


    Puis vint la grande révolution, sur le papier du moins : à partir de 1833, avec les fameuses lois Guizot. Toutes les communes de plus de 500 pékins doivent se bricoler une école pour les p'tits gars. C’est la naissance d’un véritable enseignement primaire public. Les salles de classes commencent à ressembler à quelque chose, un peu moins crasseuses et un poil plus pratiques (quand la mairie avait des ronds, naturellement, et la volonté). Les mioches, y grattaient leur lecture et leur écriture en même temps, avec leur plume d’oie qui faisait des pâtés d’encre partout, tout en se faisant les nerfs sur le calcul. On rangeait les gosses par niveau, et zou ! tout l’monde faisait les mêmes exos, bien au garde-à-vous devant le tableau noir.

    Mais attention, faut pas se leurrer ! Pour vous rappeler un peu l’ambiance de l’époque, en 1841 est votée la première loi sur le travail des enfants et l’interdiction de bosser pour les moins de 8 ans. En gros, quand la loi Guizot passe, une dizaine d’années avant ça, le bahut c’est pas le souci premier des gosses, vu que la plupart sont au taf 12 à 14 heures par jour, dès 6 ou 8 ans, souvent dans des conditions dangereuses et insalubres. Alors, l'école, hein… Les municipalités de leurs côtés ne sont pas toujours motivées pour payer écoles et maîtres.

 

    Il semble qu’il y a eu une école à Saint-Patrice (où est née Cécile, vous vous rappelez ?) avant 1833. Toujours est-il que malgré la loi Guizot sur l'enseignement, la municipalité refuse de casquer pour un instituteur et lui fournir un logement : « en ce qui concerne les enfants à envoyer à l'école à la charge de la commune, le conseil est d'avis que l'on ne peut satisfaire à cette charge et que Madame la duchesse de Dino (voir lettre A de ce ChallengeAZ, pour les têtes en l'air) veut bien en faire admettre six gratuitement à l'école ». Mais malgré son manque de motivation, la municipalité doit se plier aux exigences de la loi : à la fin de l'année, elle envisage la location d'un bâtiment dans le bourg. Des travaux de construction commencent en 1839, semble-t-il pour une école de garçons.

 

    Cécile est née en 1857, soit une vingtaine d’année après les lois Guizot qui ont fait pousser les écoles comme des champignons. Des lois qui ne concernent que les pisseux. Pas les pisseuses – vous pigez ? Il faut attendre 1850, et la loi Falloux, pour que les communes soient « incitées » à ouvrir des écoles pour les filles. Et même là, c'était pas la joie. Pour que les gamines puissent entrer au collège et au lycée, il a fallu attendre 1880 ! Une vraie bataille, la scolarisation des filles, une lente révolution.

    En 1850, on promeut un « enseignement libre » : tout citoyen peut ouvrir une école secondaire s’il possède les titres requis. L’Église catholique fait ainsi son grand retour sur la scène éducative. C’est la grande époque où les curés et les instituteurs publics (« les hussards noirs de la République ») se bouffent le nez, chacun voulant tirer la couverture à soi. Une guerre des religions version craie et tableau noir.

    À Saint-Patrice, les filles sont accueillies dans une école libre. En 1879, l'inspecteur d’académie rédige un rapport très favorable à leur sujet, d'autant que des travaux d'agrandissement sont prévus grâce à des fonds de la marquise de Castellane : « les religieuses de Saint-Patrice sont estimées, elles rendent des services à la population, leur école est entièrement gratuite. » Bref, il est trop content. Du coup pas question de créer une école communale pour les filles parce qu’elle « ne réunirait qu'un petit nombre d'enfants et serait une charge considérable pour l'État ». Les relations entre partisans d’une école laïque et ceux d’une école religieuse sont houleuses et il faudra plusieurs décennies encore avant de voir la création d’une école communale.

    Cécile a-t-elle fréquentée l’école libre de Saint-Patrice ? Si oui, elle était encore très jeune car elle a environ 5 ans lorsqu’elle déménage à Angers. C’est plus sûrement là-bas qu’elle apprend ses lettres. Là je convoque mon petit doigt pour une conférence secrète et nous tombons d’accord pour décréter que c’est trop compliqué pour moi, pour l’instant, de savoir jusqu’où elle est allée dans son parcours scolaire, parce que je ne suis pas sur place et qu’il n’y a rien en ligne à ce sujet. Néanmoins, je sais qu’elle savait signer, de même que sa sœur, ce qui nous indique une volonté parentale d’instruire leurs mominettes.

 

    Petit à petit, le nombre d’écoles augmente et on sépare vite les poulettes et les coquins, parce que c’est pas moral de les garder ensemble. C’est péché. La mixité, c’est pas pour tout de suite.

 

    Lorsque Cécile devient mère à son tour, elle donne une éducation à ses enfants. Ils bénéficient des lois Ferry (1881/1882) qui rendent l'école laïque, obligatoire et gratos. Fallait s'y pointer de 6 à 13 piges, sauf si t’avais ton certif (créé en 1882) en poche avant, alors là tu pouvais filer bosser.

    Les écoliers apprennent à gribouiller propre, à faire leurs comptes sans se planter de colonne, et à pas massacrer l’orthographe. On leur collait aussi des leçons de morale et d’instruction civique, histoire de leur fourrer dans le citron comment devenir des bons citoyens, polis et droits dans leurs godasses. On commence aussi à leur causer d’histoire, de géographie et de sciences naturelles. Sans oublier la gym, hein ! Faut qu’ça bouge, se dégourdir les guibolles. Et même un brin d’artistique, tiens ! Du dessin, de la musique, pour leur donner du goût et pas que des additions plein la caboche. Et quelques taloches aussi sans doute, parce que l'autorité, ça se respectait ! Mais filles et garçons n’apprennent pas toujours la même chose. On n’additionne pas les choux et les carottes. Les filles font des travaux de broderie et de couture, par exemple. Bah, oui : normal ! (clin d’œil à ceux qui disent que c’était mieux avant).

    Les gosses écrivent avec des porte-plume, les plumes d’oies ayant été envoyées à la benne vers 1850 et remplacées par des plumes métalliques, qui faut pas appuyer trop fort sinon tu fais un trou dans ton cahier. Les cantines scolaires n’existent pas toujours. À midi, ceux qu’habitaient pas loin rentraient becqueter chez eux. Les autre ramenaient leur gamelle qu’ils faisaient réchauffer sur le poêle qui servait à pas geler les arpions l’hiver. Et pour pas s’en foutre plein la trogne avec l’encre, tous les mômes portaient une blouse, un « sarrau », l'uniforme de l’époque, quoi : gris, moche, mais pratique.

 

    Tous les enfants de Cécile savent signer : leurs signatures sont plutôt déliées, ce qui nous indique une certaine aisance dans l’écriture (c’est pas juste quelqu’un qui aligne des lettres malhabiles, n’a pas l’habitude et ne sait écrire rien d’autre que son nom, vous voyez ?). Et, pour les gars, comme on a le plaisir de les retrouver au service militaire, on connaît leur niveau scolaire grâce à l’armée qui est fortiche pour renseigner ce genre de petits détails. Tous n’ont pas été logés à la même enseigne : certains ne savent que lire et écrire (niveau 2), d’autres savent compter en plus (niveau 3). Mais ils n’ont pas dû user très longtemps leurs culottes sur les bancs de l’école étant donné que pas un n’a obtenu le brevet de l’enseignement primaire (niveau 4). Vu l’enfance nomade de ces enfants (voir la lettre D de ce ChallengeAZ), ça dû être chaud pour eux de suivre une scolarité normale. Ou peut-être qu’ils trouvaient que le bahut était une vraie boîte à chagrin et que c’était par leur truc.

 

    À la génération suivante, je sais par la presse que l’un des petits-fils de Cécile, Daniel (mon grand-père) a été reçu aux examens du certificat d'études primaires qui ont eu lieu à l'école des garçons de la Madeleine, canton Angers Nord-Est, en 1926.

    J’ai aussi retrouvé le matricule scolaire d’un autre des petits-fils de Cécile, Alexandre, pour l’année scolaire 1927/1928 à l’école primaire de la rue de Tolbiac, Paris 13e. Mais la colonne « observation cool » est vide : on ne saura rien de sa tenue en classe, son « intelligence », ses progrès, ses résultats scolaires d’après ce document.

 

 

mercredi 5 novembre 2025

E comme enfants pluriels

Sur les pas de Cécile

 

    Chez Cécile, les mômes, ça arrive plus vite que le salaire. Elle en a couvé onze, comme une poule dans un courant d’air. Onze petites vies qu'elle a portées, nourries, aimées. Ça fait une naissance tous les 20 mois en moyenne. 15 mois est le temps le plus court entre deux naissances. 32 mois le plus long. Faut dire, à l’époque, on faisait les gosses comme on allume les chandelles : en espérant qu’ils tiennent plus de deux Noëls. 


Une fratrie nombreuse © Création personnelle d'après Bing 

 

    Cécile a eu 3 filles et 8 garçons. Sur la fratrie, deux lardons ont été prénommés Alexandre et deux autres Marie. Et je ne parle pas des Augustin et des Augustine intergénérationnels. Le genre de doublons qui mettent les généalogistes dans des états pas possibles. De nos jours, ça ne passerait pas trop, mais hier c’était courant (voir ici les critères qui déterminent le choix des prénoms au XIXème siècle). On ne jugera pas nos ancêtres sur ce point, même si à nos yeux de contemporains, on trouve qu’ils abusent carrément.

     Ces gosses, c’est un peu de tendresse dans une pelle de boue. Ils te prennent en otage avec un sourire édenté et des cris stridents. Mais le destin, ce vieux grincheux, n'avait pas fini de s'amuser avec Cécile. Tous ces gosses n’ont pas vécu la belle vie, loin de là. Quatre sont décédés en bas âge – quatre petites tombes plus profondes que le désespoir - et trois autres pendant la Première Guerre Mondiale (j’y reviendrai dans un autre article). Sept occasions d’avoir le cœur brisé.

    Cécile a vu 4,5 de ses enfants mariés. Oui, je sais 4,5 c’est bizarre. En fait 4 se sont vraiment mariés et 1 autre était à la colle avec une meuf et a eu une descendance sans être marié officiellement. Comme j'ai pas toute la journée et que vous non plus, on va commencer tout de suite le petit tour d'horizon des gosses de Cécile, enfin ceux qu’ont eu la chance d’avoir une vie.

 

    L’aîné, Louis Prosper, n'était pas pressé de passer la bague au doigt. Il a attendu ses 37 ans pour se caser avec une femme dont le mari avait disparu des radars depuis une vingtaine d’années, avec qui elle avait eu deux loupiots – une histoire aussi claire qu'un jus de chaussettes que je détaillerai à la lettre U de ce ChallengeAZ. Ensemble ils n’ont pas eu de descendance. Côté boulot, Louis a été scieur de long (1897), emballeur (1923) puis préparateur (1931). Après l’errance domiciliaire de son enfance (voir à la lettre D), il a jeté l'ancre principalement à Ivry, cette banlieue parisienne où l'on entassait le populo. À la cinquantaine, en 1931, on le retrouve à Gentilly (toujours en banlieue parisienne). Ensuite, je n'ai plus trop de nouvelles de lui. En 1933 sa bourgeoise perche à Viry Châtillon (on le sait parce qu’elle est témoin au mariage d’une nièce de son légitime). En 1936, demeurant à Paris 11e, elle est dite veuve. Mon cerveau a fait des heures supplémentaires, mes neurones ont chauffé comme des pistons de locomotive, mais impossible de mettre la main sur le décès de son mari. Y a pourtant pas longtemps entre 31 et 36, mais rien à faire. Que dalle. Pourtant j’ai bien cherché. Et je suis sûre qu’il est décédé à un moment donné, vu qu’il est né en 1877 et que, s’il n’était pas mort, ça le ferait super vieux aujourd’hui, un vrai centenaire avec des poils dans les oreilles ! Mais non, les registres sont muets, le silence est d'or, et moi, je me retrouve le bec dans l'eau.

 

    Marie Euphrasie est la seule fille de Cécile à avoir planté ses guêtres assez longtemps sur cette terre pour atteindre l'âge adulte. Elle a été en partie élevée chez sa grand-mère Marie Anne Puissant, puis chez sa tante Élisabeth Rols et son mari Daniel Frète. La bougresse n'a pas commencé sa vie comme une fleur. Premier coup de semonce : à tout juste 20 piges, en 1903, un mouflet, Robert, dont le père est resté un parfait inconnu, pointe son nez. En 1905, elle se case enfin, avec un certain Charles Raveneau. Lors du mariage, ce Charles a reconnu le fils illégitime de Marie comme étant le sien. L’était-il vraiment ? J’en sais autant là-dessus qu’un astrologue sur la troisième constellation à gauche du bureau de tabac. En tout cas, ce petit Robert a surtout été élevé par les Frète. Et ce qui est sûr c'est qu'avec Charles, la smala s'est agrandie, et pas qu'un peu ! Dix mômes ont pointé ont déboulé, dix petites bouches à nourrir, dix destins à couver. Mais la vie, la chienne, n'a pas épargné Marie Euphrasie : quatre de ces gosses n'ont pas atteint leur majorité. Encore des deuils, encore des larmes, encore des coups de poignard dans le cœur.
    Elle aussi a beaucoup déménagé : Ivry, Angers, Paris. Elle a trimballé ses maigres affaires et sa marmaille au gré des opportunités et des misères. Elle a été lingère et journalière. Son mari n'avait pas peur de se salir les mains pour faire bouillir la marmite, un vrai modèle de polyvalence forcée par la nécessité. Il a enfilé les jobs : ouvrier de fabrique (1889, 1905), ouvrier d'usine (1906), journalier (1907, 1909, 1915), livreur (1918), employé de chemin de fer (1920), manœuvre (1922), peaussier (1923). Plein de trucs, quoi, mais ça sent plutôt les tafs qui payent pas. Marie fait le grand voyage, sonne le coup de sifflet final, en 1970 dans le Val de Marne, après 37 ans de veuvage.

 

    Vient ensuite François Jean Antoine. Lui aussi change de bicoque régulièrement (18 adresses) : Angers, Ivry, retour à Angers, Paris, retour à Ivry, Paris, Thiais. Ça sent la misère et le labeur. Au grès des déménagements il change de turbin (ou est-ce l’inverse ?) : ouvrier de fabrique (1905), maçon (1904, 1909, 1916, 1946), journalier (1906, 1911), employé de chemin de fer (1921). Des emplois pour les petites mains, les gros bras, les forçats des temps modernes. Des boulots qui te laissaient les mains calleuses, le dos brisé, et le porte-monnaie léger comme une plume. En 1904 il épouse Françoise Bodin, dont il a 10 enfants. Dix bouches à nourrir, dix petits êtres à élever dans la galère. Mais le sort s'acharne, huit d'entre eux meurent en bas âge. Huit petites vies fauchées avant d'avoir eu le temps de vraiment vivre. Françoise signe un reçu pour solde de tous comptes et déménage au cimetière en 1928. Une quinzaine d’années plus tard François (57 ans) épouse en secondes noces Amélie Gicquelais, une petite jeune de 15 ans de moins que lui, qui était bonne à tout faire en 1936. Lui aussi je perds sa trace, après 1946. J’ai cherché son décès, fouillé les registres, remué ciel et terre, mais je reste dans le goudron. Que dalle ! Pas une info, pas un papier. Amélie, elle, souffle sa veilleuse en 1986 à Poitiers, elle est alors dite veuve, ce qui n’est guère étonnant car si François vivait encore il aurait 102 ans ! Si vous trouvez le décès de François, signalez, ça fera plaisir.

 

    Augustin Daniel (mon AAGP), un gaillard souvent prénommé Auguste, est né en 1888. Lors de son enfance il a été temporairement élevé par son oncle Daniel Frète (le mari d’Élisabeth Rols, la sœur de Cécile ; ceux qui ne suivent pas, on vous voit). Sa sœur et son frère Élie ont suivi le même chemin pendant un moment. J’ai déjà raconté comment Augustin père, quand il n'avait plus de job, mettait ses enfants et ses effets sur une charrette à bras, et partait avec toute la famille à pied à la recherche d'un nouvel emploi. Si un parent avait besoin d'un coup de main il lui laissait un enfant. C'est ainsi qu'Augustin (fils) s'est retrouvé commis boucher boulevard St Michel à Angers chez son oncle Frète.

    La mémoire familiale raconte des trucs qui feraient pâlir un vampire : le gamin allait chercher des quartiers de viande à l'abattoir d'Angers, situé dans le quartier de la Doutre, avec une charrette à bras. À l'occasion il buvait un bol de sang frais pour se ravigoter. Vrais ou faux ces souvenirs dégoutaient ses petits-enfants quand il le leur racontait... On imagine la scène, les gosses verts de peur et de dégoût, face à ce grand-père un peu sanguinaire !

    Un peu maçon, un peu menuisier, il a finalement posé ses outils à l’usine Bessonneau, grande usine d’Angers, au cardage du chanvre. Imaginez l'ambiance, la poussière, l'odeur âcre, le bruit des machines. Un boulot de forçat, pour sûr.

    Il s’est marié à Angers en 1912 avec Louise Lejard. 

 

Mariage Augustin Astié et Louise Lejard, 1912 © Collection personnelle
A gauche Robert Raveneau, fils naturel de Marie Astié; puis Daniel Frète [témoin] et son épouse Élisabeth Rols; les mariés; le frère aîné de la mariée (son père est déjà décédé) [témoin], la mère de la mariée (remarquez sa coiffe angevine); derrière la mariée le frère d'Augustin, Élie [témoin]; à droite Célestine Lejard sœur de la mariée et son époux Victor Jamois [témoin].

 

    Augustin et Louise ont eu un fils en 1913, puis la guerre a rattrapé le jeune père. Il est parti au front, dans la boucherie (et pas celle de son oncle, si vous voyez ce que je veux dire). Quand il revient (au printemps 1919 seulement), le petit garçon, qui avait grandi sans lui, a demandé qui était ce monsieur qui vivait maintenant avec sa mère ! Le couple n’a pas eu d’autres enfants ; la légende familiale raconte que Louise aurait eu un accident à l’usine Bessonneau (où elle travaillait aussi), un coup d’une machine reçu dans le bas ventre, qui l’aurait empêchée de concevoir à nouveau. Une histoire triste, mais plausible, dans ces usines où la sécurité était un luxe et la vie humaine, une variable d'ajustement.

    Les souvenirs de famille, ça ne s'arrête pas là : Comme il était interdit de fumer à l’usine, Augustin chiquait. Quand on lui offrait une cigarette il la mettait dans sa bouche avec le papier (la cigarette à bout filtre n'existait pas alors) et la mastiquant avec plaisir à grands crachats de jets de salives par terre comme dans les films de cowboys. Au repas il plaçait sa chique dans la doublure de sa casquette ou sous la table ce qui rendait sa femme furieuse. Il était payé à la semaine mais la paye finissait souvent au café du coin. Comme excuse il disait que son frangin, qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau (Élie, lui aussi sur sa photo de mariage), s'était fait passer pour lui pour récupérer la Sainte Touche (sa paye) ou bien qu'il avait perdu son porte-monnaie. Sa meuf devait gérer la pénurie ce qui explique leur faible niveau de vie. C'était la dure réalité des ménages ouvriers, où la paye du mari disparaissait souvent dans le gosier du café. Et quand il était en colère, attention, ça chauffait ! Il lançait sa casquette, en jurant d'un « non d'une pipe de peau d'chien vert » c'était un signal d'un grand mécontentement et qu'il fallait se tenir à carreau. Heureusement il avait aussi de très bons côtés. On n'est pas tout noir ou tout blanc, n'est-ce pas ?

 

    Le dernier de la couvée de Cécile à avoir eu une descendance est Benoît. Mais son histoire ne rentre pas dans les cases bien rangées du curé. Il a eu un fils avec Louise Rosala, dont il n’était pas marié. Alexandre est né en 1916, en plein milieu du grand bordel de la Première Guerre mondiale. Pendant que le gamin pointait ramenait sa fraise, Benoît était sur le front, à se prendre des obus et à bouffer de la boue. Une naissance sans le père, une enfance qui commence par une absence. Néanmoins, 6 mois après la naissance du loupiot, bénéficiant d’une permission, le paternel a été reconnaître son minot à la mairie. Mais deux ans plus tard il décède sur un champ de bataille de la Somme : le jeune Alexandre ne connaîtra pas son père. Louise Rosala, la mère d'Alexandre, elle, a eu une sacrée force. Elle a longtemps vécu avec Cécile (au moins une dizaine d’années, peut-être même plus mais je n’ai pas de tuyau sur le lieu où elle crèche entre 1926 et 1936). Une cohabitation entre la belle-fille et la belle-mère, une solidarité forcée par les circonstances et la misère. D’ailleurs c’est Cécile qui déclare la naissance de son petit-fils « ayant assisté à l’accouchement ». Ensuite les deux femmes se séparent. En 1936 Louise vit avec un « ami » dans le 11e arrondissement de Paris tandis que Cécile vit dans le 13e. Chacune sa route, son destin, ses nouvelles galères.

 

    Cécile a eu 11 enfants et si vous avez bien suivi, j'en ai cité que 5. Ceux qu'ont eu une descendance. Le reste ça sera pour plus tard, soyez patients.

 

    Vous avez lu cette liste sans piquer du nez ? Facilitations ! Vous avez les nerfs solides. Sinon, retenez simplement que Cécile a eu 11 enfants, une belle ribambelle. Mais la vie n'a pas été tendre. Seulement 4 d'entre eux ont été mariés, et 5 ont eu une descendance. La généalogie, c'est aussi ça : les branches qui s'éteignent avant d'avoir vraiment poussé. Au total, elle a eu 23 petits-enfants, mais là encore, le sort s'est acharné : 13 d'entre eux sont décédés avant leurs 22 ans. Des vies fauchées trop tôt, des deuils à répétition qui devaient marquer les cœurs et les esprits à jamais. 

 

    Sans baragouiner, je peux vous dire que les enfants de Cécile occupaient des emplois précaires (souvent ouvriers ou journaliers), déménageant régulièrement et subissant bien trop de deuils infantiles. Ils sont de ceux qui se lèvent avant le soleil, avalant leur tartine de misère, vivant au jour le jour, la sueur au front et l'incertitude au cœur et finissant la journée rincés comme une serpillère de cantine. Le lendemain, rebelote. Pas besoin de sortir de Saint-Cyr pour supposer qu’ils en ont bavé des ronds de chapeaux. En résumé ils ont eu, comme Cécile, des existences modestes et pas toujours rigolboches.