« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 10 novembre 2025

I comme irrégulières éclosions

Sur les pas de Cécile

 

    Aujourd’hui les branches de l’arbre généalogique font des détours par les buissons non identifiés : autour de Cécile, on compte un certain nombre d’enfants illégitimes, des enfants de la lune, comme on disait à Paname. Un vrai méli-mélo, un sac de nœuds sentimental et légal qui ferait dresser les cheveux sur la tête, même d’un chauve comme un genou.

 

Maternité © Création personnelle d'après Bing 

 

    Sa fille Marie a donné naissance à un fils, Robert, né en 1903 « de père non dénommé ». Un môme tombé du lit sans passer par la mairie. Elle était alors lingère à Paris, la Marie. Elle a accouché à la maternité de Port Royal (Paris 14ème), temple des femmes pauvres, démunies et filles-mères. Un an et demi plus tard elle se marie avec Charles Raveneau : lors de la célébration, ni une ni deux, ils reconnaissent à l’instant que le jeune Robert est né d’eux et qu'il le tiennent désormais pour légitime. Avec ça, le Robert, c’était plus un enfant du péché, mais juste un môme avec un calendrier alternatif. La différence entre l’enfant illégitime et l’enfant reconnu c’est que le premier a un surnom l’autre a un héritage. Ça change tout, hein ?
    Cependant, malgré cette reconnaissance officielle, les relations familiales semblent, disons… particulières. Robert traîne derrière lui un nuage d'interrogations, un petit bagage de secrets. Lorsqu’il a 8 ans il vit chez le grand-oncle boucher Daniel Frète à Angers tandis que ses parents vivent à Ivry (à 300 bornes). C’est une histoire qui se répète : sa mère avait été elle-même placée à la boucherie lorsqu’elle était jeune. Mais là où ça devient vraiment louche, c'est quand l'agent recenseur qui le visite en 1911 le qualifie curieusement d'enfant adoptif. Je dis curieusement parce qu’il y n’a aucune trace d’adoption nulle part. En même temps, on sait ce que valent les informations données par les recensements, qui vont de « probables » à « n’importe quoi ». 10 ans plus tard, le bougre vit toujours là, alors que les parents, eux, sont encore à Ivry. Lorsque Robert se marie en 1922, il est légalement domicilié chez ses parents à Paris mais demeure de fait à Ivry (probablement chez son oncle Louis ou son cousin Louis qui s’appellent tous les deux Louis et vivent tous les deux à la même adresse mais pas dans le même foyer ; du coup, là, on ne peut pas être sûr de chez qui il vivait vraiment – en tout cas pas chez ses parents). Bon, tout ça fait un tas de trucs bizarres dans les relations parents-enfant. On dirait que le père l’avait reconnu, mais à contrecœur, comme un crime sans préméditation. Est-ce que c’était vraiment son géniteur d’ailleurs ? Je peux pas dire si c’est parce qu’il était illégitime ou juste si c’était normal dans la famille cette situation. Mais une chose est sûre, les autres enfants Raveneau (et il y en a eu 10 après le petit Robert, mais des légaux ceux-là) n’ont pas été traités à la même enseigne. Robert avalera sa chique à Paris en 1971.

 

    Louise Rosala et Benoît, l’avant dernier fils de Cécile, ont pris un chemin de traverse en faisant un mariage de la main gauche (ils vivaient à la colle, sans être passés devant Monsieur le Maire quoi). Louise est elle-même une fille illégitime, née sans livret de famille et faire-part doré ; du moins d’après mes recherches d’un mariage parental restées vaines. S’ils avaient été mariés je suppose que ça aurait été mentionné quelque part… Elle a aussi une sœur et un frère non déclarés au casting officiel. C'est de famille, quoi, la discrétion sur l'état-civil !

    Côté boulot, Louise est journalière (parfois précisé épileuse ou trieuse de papier). Des métiers qui ne vous rendaient pas riche, mais qui permettaient de faire bouillir la marmite, au prix de la sueur et des mains abîmées.

    Elle apparaît comme mère de plusieurs marmots hors contrat, sans père dénommés : Marcelle en 1910, Raymond en 1912, Raymonde en 1914, un garçon non prénommé et mort-né en 1915 (tous mortibus avant leurs trois mois). Enfin, en juin 1916, elle donne naissance à Alexandre Benoît. C’est son seul enfant qui sera reconnu par un père : Benoît Astié fait cette démarche auprès de la mairie du 13e lorsqu’il reçoit une permission en décembre 1916. Comment Louise et Benoît se sont-ils connus ? Benoît est à l’armée depuis octobre 1913. Mais il a sans doute bénéficié de permissions qui lui ont permis de rejoindre sa mère à Paris. Or Louise demeure à la même adresse que Cécile en janvier 1913 semble-t-il, puis à nouveau en 1914 et en 1916 (mais en l’absence de recensements parisiens pour cette période c’est coton de dire si elles habitent ensemble ou juste dans le même immeuble). Quoi qu’il en soit, elles se connaissaient puisque Cécile a, par exemple, assisté à la naissance de l'éphémère petite Raymonde en 1914 et à celle d’Alexandre son petit-fils officiel. Elles partagent la même adresse jusqu’en 1926 au moins. Peut-être plus. Elles se quittent ensuite puisqu'en 1936 Louise habite dans le 14e avec un « ami » livreur. Elle clamse en 1946, sans s’être jamais mariée. Benoît, lui, est Mort pour la France en 1918, sans avoir connu son gosse clandestin. Alexandre, le petit, a été reconnu pupille de la Nation. Lorsqu’il a une quinzaine d’année on le sait placé en foyer pour pupilles dans l’Eure et Loire. C’était un taiseux, qui ne racontait rien sur sa vie, gardant ses secrets bien enfouis. Tout juste sait-on qu’il s’est marié en 1946 et qu’il a eu plusieurs enfants. Il est décédé en 1977 dans le Vaucluse.


    Ouvrons ici une page culture, parce que c’est intéressant et ça va vous éclairer sur les mœurs de nos ancêtres, qui n'étaient pas toujours aussi sages qu'on le croit. Jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, des gosses qui arrivaient sans que le curé ait dit oui, c'était pas fréquent. Un truc de marginaux, quoi. Faut dire que faire des marmots sans passer par la mairie ou l’église, c’était vu comme une drôle de manière. Pas très catholique, si tu vois ce que je veux dire. Ces naissances, appelées « illégitimes » ou « naturelles », augmentent ensuite comme la misère sur le pauvre monde alors que l’Europe s’industrialise et s’urbanise. Le concubinage n’est pas rare dans les milieux urbains et ouvriers. Faut pas oublier aussi que le mariage, c’était pas donné. Pour se passer la bague au doigt, fallait aligner facile un mois de salaire ! Alors les pauv’gars et les pauv’filles, ben, ils se mariaient pas… mais ils s’aimaient quand même, hein ! Et des fois, pouf, un mioche pointait le bout de son nez sans que personne ait crié « Vive les mariés ! ». La naissance illégitime n’est donc pas forcément synonyme de célibat. 


    Dans l'ombre des industries qui crachent leur fumée et les villes qui grossissent, une population indigente et sans instruction a commencé à fleurir comme les pissenlits au printemps. Elle est vulnérable et souvent isolée (en particulier les femmes). Les « filles-mères » comme on disait, elles en voyaient des vertes et des pas mûres. C'étaient souvent des bonnes chez les bourgeois ou des servantes à tout faire, qu'étaient isolées justement, déracinées. Elles se retrouvaient souvent foutues à la porte illico, la honte sur les épaules, à devoir nourrir un marmot sans papa déclaré. 

    On sait aussi que les chiffres de l’illégitimité les plus élevés se retrouvent dans les arrondissements et banlieues de Paris où la pratique religieuse est la plus faible. Moins de curés, plus de liberté, vous pigez le truc ? Et y’en avait des occasions ! Des amours d’ouvriers avant mariage, des femmes mariées qui se laissaient aller, des filles qui faisaient commerce de leur charme… ou pire, des histoires pas drôles du tout, avec la force et les pleurs. Bref, la vie, la vraie, pas celle qu’on raconte aux petits enfants dans les chaumières à la veillée. 

    Les p’tits bouts hors mariage, c’était surtout le symptôme d’un monde qui changeait. Le contrôle des curés, des familles, tout ce beau monde qui voulait fliquer les amours, ben ça s’effritait grave, surtout dans les grandes villes où ça bougeait dans tous les sens. Faut dire, à Paname, c’était pas comme dans les bleds paumés où tout le monde te regarde de travers dès que tu souris à quelqu’un. Dans la capitale, y’avait du bruit, du boulot, des usines, des bals, des chambres de bonnes, et… ben voilà, la vie, quoi. Les cœurs s’emballaient plus vite que les curés pouvaient les bénir ! Alors forcément, les chiffres y causent : dans les campagnes, à peine quatre mômes sur cent pointaient leur nez sans alliance au bout du doigt des parents. En ville, par contre, on grimpait facile à onze pour cent, et à Paname, accroche-toi, ça montait jusqu’à un tiers ! Des chiffres qui claquent, hein ? Faut dire que dans la capitale, les sermons se faisaient moins entendre que les sifflets des locomotives.

   Bon, les chiffres, ça varie selon le contexte. Par exemple, le nombre de naissances illégitimes chute de 10 points à Paris entre 1817 et 1901, en particulier durant la Restauration (1815/1830) et la Monarchie de Juillet (1830/1848). Mais faut dire que ça, c'est des périodes où l’Église et l’État serrent la vis un max à la populace, du coup, y'a plus moyen de fauter, ou presque. Au début du XXème siècle le taux d’illégitimité dans la capitale est d'environ 25 ou 28 % (pour une moyenne nationale de 11,5 % en 1901 seulement). Cette différence s’explique en partie par le fait que les pauvresses de banlieue venaient accoucher à Paris intra-muros, histoire de pas se faire remarquer chez elles. Ça gonflait les stats, forcément !

    À partir de la fin du XIXème siècle, ça se calme un peu, les pratiques se modifient. Les gens apprennent à se protéger, si tu vois ce que je veux dire, pis d'autres, ben, font appel à des faiseuses d'anges. C'est pas de gaité de cœur et ça te tue l'âme à petits feux, mais au moins ça règle le problème de façon définitive. Bref, on essaye de limiter la casse. 

    Et petit à petit, ça passe mieux dans les mœurs. Un seul de ces gosses sur quatre est reconnu à la naissance par son père au début du siècle et un sur sept à la fin. Eh ouais, on commence à se dire qu’un môme, c’est pas la honte du siècle, et que vaut mieux un père un peu tardif que pas de père du tout. Alors de plus en plus on se marie après coup, histoire de régulariser l’affaire. Un peu de régularisation, ça ne fait jamais de mal. Les papas se mettent à reconnaître leurs gosses, même si c’est un an ou deux après leur naissance, notamment à l’occasion de l’union postérieure de la mère. La mentalité évolue : la honte se fait la malle. Moins de doigts pointés, plus de cœurs serrés. Du coup, en 1901 le nombre d’enfants légitimés par l’union des parents a été multiplié par 16 par rapport à 1817. Ces les mariages « de rattrapage » se font plusieurs années après la naissance, ce ne sont donc pas des unions rapides pour « effacer le péché ». Juste un signe des temps. Des temps nouveaux.

 

    La société bouge, à sa façon. Doucement, comme une charrette dans la boue, mais elle avance. Et les mômes, eux, finissent par avoir droit à un nom, à une place, et p'tet même à un petit sourire. Eh ouais, les mœurs, ça se fait pas en un jour, mais à force de vivre, on se détend la morale.

 

 

 

samedi 8 novembre 2025

H comme hélas vient la mort

Sur les pas de Cécile 


    Cécile a été entourée par la mort, cette vieille roublarde qui l’a suivie à distance, les mains dans les poches, l’air de rien. Elle s’est incrustée sans toquer dans la vie de Cécile, comme une cousine indésirable. Elle est venue quand elle a voulu, et elle est repartie sans se retourner. C’est une histoire bien triste, une litanie de départs qui vous donnerait le cafard même sous les tropiques.  


Enterrement © Création personnelle d'après Bing 

 

    Si elle n’a probablement pas connu ses grands-parents paternels, restés en Aveyron, elle a sans doute connu ceux de la branche maternelle. Elle était adolescente lorsqu'ils ont claqué leur bilan. Peut-être a-t-elle assisté à leurs obsèques, qui ont eu lieu à Candé (à une quarantaine de kilomètres d’Angers). Un petit voyage pour un dernier adieu, dans une charrette qui sentait la sciure et la tristesse.

    Elle a 21 ans quand son père prend un billet aller simple, direct, sans escale, vers l'inconnu. Un voyage pour lequel il n’a pas eu le temps de faire ses valises. Ça dû être plutôt brutal, vu qu’il n’avait de 47 ans. Cécile était déjà mariée et vivait alors à la gendarmerie de la Possonière avec son mari, à une vingtaine de kilomètres d’Angers. A-t-elle pu assister à son enterrement (elle était enceinte de 6 mois de son 3ème enfant) ? Mystère et boule de gomme. Les routes étaient longues, les ventres ronds, les charrettes cahoteuses.

    Sa mère plie son parapluie en 1909 à Angers. Mais Cécile habite alors en région parisienne : elle ne fait probablement pas le déplacement pour les funérailles vu qu’elle donne procuration pour l’inventaire après décès.

 

    Mais si la mort des générations précédentes reste normale (bien que douloureuse), c’est celle des descendants qui est plus tragique. Or Cécile a perdu de nombreux gosses.

    4 sont décédés en bas âge : Ernest n’a vécu que 9 semaines, Thérèse et Marie 17 mois, Alexandre 5 ans. Deux de ces enfants sont décédés à 12 jours d’intervalle, autant dire que l’année 1881 a dû être vachement difficile pour Cécile. Un coup de poignard en plein cœur, deux fois de suite. Ça, c'est le genre de truc qui te marque une femme à vie.

    Faisons ici un rapide point scientifique : faut savoir que pendant des plombes, les maladies et les fièvres, ça faisaient un carnage chez les marmots. À peine sortis du berceau qu’ils passaient l’arme à gauche, les pauvres chéris. Évidemment les prières ou les recettes à base de jaune d’œuf prescrites par les guérisseurs c'était pas la panacée. Appeler un toubib, c’était rarissime — et souvent trop tard : quand il débarquait, le mioche avait déjà tiré sa révérence. Dans les années 1860, le taux de mortalité infantile en France est de 22 % (avec diverses disparités régionales). Un gosse sur cinq qui calanchait avant de souffler sa première bougie, ça calme, non ? À partir de 1870, on commence à piger deux-trois trucs : les accouchements se font à l’hosto, on se nettoie les mains, on stérilise l’bazar, on vaccine les loupiots et on surveille les nourrices d’un peu plus près. Bref, c'est le progrès ! Et ça améliore vachement les conditions de (sur)vie des nouveau-nés. A la veille de la Première Guerre mondiale la mortalité infantile est tombée à 11 % à peu près. Pas parfait, mais c’est toujours ça de pris. Hélas la Faucheuse restait une invitée régulière dans les foyers.

    Ces morts répétées de nourrissons, les gens ne les voyaient pas comme nous. Un môme qui partait trop tôt, c’était triste, ouais, mais c’était dans l’ordre des choses. Faut dire qu'à l'époque, l’individu était moins valorisé que de nos jours : sa survie personnelle comptait moins que celle de la famille, la lignée. On se doutait qu’il y en aurait toujours un pour reprendre la relève. Dans la tête des anciens, la vie, c’était comme une chaîne qui doit perpétuer l’espèce : chacun son tour, un maillon après l’autre. Tu nais, tu bosses, tu donnes la vie, pis un jour, tu tires ta révérence pour que les suivants prennent ta place. On n’existe que si on a vécu assez longtemps pour donner la vie à son tour. Chaque morpion qui naît est destiné à remplacer un de ses grands-parents déjà âgé, ou sur le point de caner. C’est pour ça que le fatalisme accompagne les familles et la société, qui voient chaque année calancher des dizaines de milliers de nourrissons. C’était pas la fin du monde — juste la vie qui continuait, comme d’hab. Voilà, le point scientifique c’est fini.

 

    Mais les épreuves ne sont pas terminées pour Cécile : son mari clamse en mai 1914. Elle 56 berges et se retrouve probablement à la rue, vu qu’en août elle s’est déjà fait la malle.

    Et en août, c’est aussi le début la Première Guerre Mondiale. Vous me voyez venir, avec mes gros sabots ? Le grand bordel, la boucherie, le carnage. Ses fils qui avaient fait leurs temps militaires sont rappelés à l’activité. Ceux qui avaient été ajournés sont finalement acceptés. Et ceux qui n’avaient pas encore été appelés l’ont été plus vite que prévu. Bref, les 6 fils encore vivants de Cécile ont tous été sur les champs de bataille de 14/18. Et devinez quoi ? C’était chaud pour leurs fesses. Spoiler : trois n’en sont pas revenus. Pour savoir comment ça s’est (mal) passé pour eux, rendez-vous aux lettres W et X de ce ChallengeAZ. Préparez vos mouchoirs, ça va chialer dans les chaumières.

    Petit tour de piste de qui est là et qui est pas là après la Première Guerre Mondiale (je donne que les premiers prénoms, sinon on va pas s’en sortir) :

    Cécile est veuve de son mari Augustin ; Alexandre, Marie, Élie, Ernest, Thérèse, Benoît et Alexandre sont claqués. Restent Louis, Marie, François et Augustin (le fils, qui s’appelle comme son père tant qu’à faire, histoire de semer la confusion).

    Bref, c’est pas super rigolo pour Cécile de perdre tant d’enfants. Et c’est pas parce que c’était courant à l’époque que ça rend la chose plus fastoche. La douleur, elle, ne se mesure pas à l'aune des statistiques.

    Et la mort n’en n’a pas fini avec Cécile : à la génération suivante, elle perd de 11 de ses petits-enfants. Elle a elle-même déclaré le décès de deux d’entre eux. J’espère que dans la balance, la douleur a pesé moins que les souvenirs heureux gravés dans le cœur des vivants.

    Trop triste, j’vous disais. Une vie entière à enterrer les siens, c'est pas une vie, c'est un chemin de croix.

 

 

 

vendredi 7 novembre 2025

G comme grive voyageuse

Sur les pas de Cécile

 

    Donc après l’armée Augustin, le mari de Cécile, est employé de commerce chez son (très vite) futur beau-père (voir la lettre B de ce ChallengeAZ pour ceux qui ne suivent pas). Rien ne nous dit qu’il n’aimait pas son beau-père (chez qui il vivait) ni son travail. Et rien ne nous dit le contraire. Toujours est-il que deux ans après son mariage, Augustin se fait grive (gendarme en d’autres termes). Mon hypothèse à moi c’est que c’était quand même un gars qui avait la bougeotte et voir du pays ça ne le rebutait manifestement pas. J’en veux pour preuve son engagement volontaire à l’armée (voir la lettre K : attendez un peu ça va venir) et ses multiples déménagements (lettre D : ça vous pouvez y revenir de suite, c’est déjà publié). OK nécessité fait loi (il faut nourrir sa famille), mais quand même.  


Compagnie de gendarmes © Création personnelle d'après Bing 

 

    Donc Augustin s’engage dans la gendarmerie. Comme papa. Et oui son père, Pierre Jean, était lui aussi gendarme. Originaire de Conques (Aveyron), il a été nommé direct en Corse, qui n’est pas précisément la porte à côté.

    Augustin, lui est nommé « gendarme à pied à la compagnie de Maine et Loire » (c’est moins loin vu qu’il habite à Angers) en février 1877. Je l’imagine le képi vissé sur la tête, l’uniforme impeccable, la moustache frétillante. Les critères d’admission pour un gendarme, à l'époque, c'était pas la rigolade : 1. d’être âgé de 25 ans à 45 ans ; 2. de savoir lire et écrire correctement ; 3. d’être ou d’avoir été militaire 4. d’être porteur d’un certificat de bonnes mœurs, de bravoure, de soumission exacte à la discipline militaire et d’attachement à la République ; 5. d’être au moins de la taille de 1 mètre 69 centimètres.

    Je jubile au passage de savoir que mes ancêtres avaient de bonnes mœurs.

     C'était pas écrit noir sur blanc qu’il fallait du pèze pour être admis, mais sans un rond, t’avais beau te pointer, t’avais qu’à te rhabiller : le nouveau condé ne pouvait pas être totalement à la ramasse, puisqu’il était tenu de s’équiper à ses frais. Il y avait bien des aides et des avances, mais fallait quand même pouvoir aligner entre 150 et 1 000 francs, selon l’époque et selon l’arme où tu entrais. Pas donné, hein ! Au milieu du XIXème siècle, l’hirondelle touchait environ 1 000 francs par an tout net (pendant qu'un ouvrier agricole se faisait rarement 400 francs). OK, ça vaut le coup, à condition d’avoir pu raquer pour t’offrir le harnais de grive.

    Augustin prête serment devant le tribunal de première instance d’Angers le 12 mars 1877. Ça serait cool de retrouver ça un jour. Note pour plus tard.

    Sa première affectation est à Beaufort en Vallée, à un peu plus de 30 km à l’Ouest d’Angers. Pendant son service à Beaufort, il reçoit une citation à l’ordre du jour : « Verdie, maréchal des logis, Page, Chiappini, Astié et Godu, gendarmes, à Beaufort (Maine-et-Loire). Le 2 juin, mis à l'ordre de la légion pour avoir fait preuve de beaucoup de courage et d'un grand sang-froid en sachant s'emparer sans accident d'un fou furieux qui, armé d'un couteau et après avoir tué ou blessé grièvement six personnes, causait une panique générale dans l'hôpital où il était en traitement et menaçait quiconque l'approcherait. » C’était un petit peu chaud quand même. Quand t’étais cité à l’ordre du jour, t’avais droit à un papier officiel, lu devant la troupe, mais rien de clinquant sur l’uniforme, hein, juste de la paperasse pour ton dossier, histoire de gonfler l’ego. Adieu les rêves de breloque au revers !

    Deux ans plus tard on le retrouve à la Possonière, à une cinquantaine de kilomètres à l’Est.

    Bon, la loi et l’ordre il en a sans doute vite ras la casquette (le képi pour être précis), ou bien ça ne nourrit pas assez son homme, puisqu’il démissionne dès 1880 (« congédié par acceptation de démission » au mois d'octobre). Il se retire à Angers où il devient employé de fabrique (ça c’est d’après l’acte de décès d’une de ses filles, merci la paperasse qui te balance les vérités en douce). Un autre genre de bataille, mais une bataille quand même, sans doute pour un salaire de misère. Ça me turlupine mais manque de bol je ne sais pas de quelle fabrique il s’agit. En tout cas, ça dure pas longtemps.

    L’année suivante (1882) changement de cap : il revient dans le giron de la sécurité, mais cette fois en tant que garde particulier d’une compagnie minière, à 500 km d’Angers, à Aubin (dans le bassin minier de Decazeville). C’est sans doute papa qui lui a trouvé ce job, car il y était lui-même garde mine. Le boulot ? Surveiller les puits, empêcher les chapardages de charbon — parce qu’il faut dire qu’à l’époque, les familles crevaient la dalle, alors piquer un peu de charbon pour se chauffer, c’était tentant. Les mineurs, eux, avaient leur part, mais les paysans d’à côté, ben, y grattaient ce qu’ils pouvaient dans les tas de rebuts.

    Bon, parlons un peu du bassin minier  : Go ! La ville et le nom de Decazeville sont récents : avant, c’était qu’un ramassis de hameaux, dont le plus gros s’appelait La Salle. C’est que ça sentait encore la cambrousse à plein nez. Déjà au XVème siècle, les proprios du coin grattaient les « charbonnières », des petites mines creusées dans la colline. Leurs domestiques s’y mettaient l’hiver, histoire de ne pas se geler les miches. Au XVIIème siècle, ça commence à s’organiser la mine en France. On étaye les galeries, on descend plus profond, on devient sérieux : le charbon, c’est le nouveau trésor du pays. Et v’là qu’arrive le duc Decazes (1780-1860). Un malin celui-là, ministre sous la Restauration, qui avait mis les pognes sur des mines et découvert la sidérurgie en Angleterre. Il rachète des concessions, fonde en 1826 les « Houillères et Fonderies de l’Aveyron », et bing ! en 1834, tout le bazar (les mines et les baraques autour) devient une commune, baptisée Decazeville, du nom du bonhomme, évidemment. ça devient rapidement la plus grosse usine sidérurgique de France : en 1850, 18 hauts fourneaux crachent leurs fumées dans tout le bassin. Mais ce coin de l’Aveyron reste assez paumé. Les gars du cru, la plupart, c’était des manœuvres agricoles. Le métal, la mine, tout ça, ça les bottait pas des masses. C'était au mieux une activité secondaires, mais y passer sa vie la-dedans, ça non merci. Résultat, fallait faire venir des ouvriers d’ailleurs, payés plus cher, sinon ça tournait pas. Augustin a dû profiter de cette aubaine. Un bon plan pour un gars qui cherchait du boulot et de quoi faire vivre sa tribu.

    En 1888 Augustin (et sa famille forcément, tout le monde suit) revient à Angers. Il devient journalier au gaz (autrement dit allumeur de réverbères). Je l’imagine assez facilement, chaque soir, au crépuscule, parcourir un itinéraire spécifique pour allumer les réverbères à gaz, avec sa longue perche munie d'une mèche enflammée pour atteindre les lanternes. Puis, au lever du jour, refaire l’itinéraire en sens inverse pour les éteindre. Un de ces gagne-pain qui, avec l'avènement de l'électricité à la fin du XIXème siècle, a progressivement disparu. Un boulot un peu poétique, une sorte de ballet nocturne dans les rues sombres.

    Après ça, ça semble être la dégringolade : Augustin enchaîne les boulots, jamais plus d’un ou deux ans à la même place. Pas de sécurité, juste la promesse d'une journée de taf, d'un peu de fric pour bouffer le soir et remettre ça le lendemain. Il prend ce qui vient, sans rechigner, parce que le ventre ne ment pas et que les gamins attendent au foyer. La vie, c'était ça : une lutte constante, une course à l'emploi, une succession de petits boulots pour survivre.

    Hélas les métiers qu’exerce Augustin pendant cette période, c'est un peu comme un brouillard épais : ils sont plus flous qu'une photo prise avec des moufles. Employé (où, bon sang de bois ?), journalier (dans quoi, nom d'une pipe ?). La seule indication que j’ai c’est en 1901 : il est journalier dans la manufacture de Max Richard, une filature mécanique de chanvre d’Angers. Pas besoin de gamberger longtemps pour deviner que ça me contrarie fort de ne pas en savoir plus sur les boulots de ce brave Augustin. C'est comme avoir la recette du ragoût sans savoir quels légumes y mettre !

    Derrière cette errance, je sens pointer la pauvreté, comme une maladie insidieuse qui te tombe dessus sans prévenir et qui te cloue au sol. C'est le ventre serré par la faim, le loyer qui pèse comme une enclume, la dignité qui fout le camp à chaque fin de mois. C'est une vie d'adaptation, de débrouille. Il galère, mais Augustin se bat tous les jours, pour un repas, un toit, un peu de chaleur humaine. Une vraie vie de chien, quoi, mais avec la rage de vaincre.

    J’en veux pour preuve sa décision de partir pour la région parisienne, à pinces selon la légende familiale, afin de trouver du travail, puisque l’horizon semble bouché à Angers. Et ça, c'est pas une mince affaire ! Pourquoi à pied ? Il n’avait sans doute pas les moyens de se payer un billet de train, le pauvre. Il faut alors une dizaine de jours pour rejoindre Paname. Plutôt courageux comme démarche, je trouve. Ça, c'est un homme qui ne recule devant rien pour faire bouillir la marmite ! Il se fixe d’abord à Ivry, ce coin de banlieue où de grandes usines drainent une main d’œuvre nombreuse : les automobiles Panhard et Levassor, les forges Lemoine, l'usine SKF de roulements à billes, les tuileries Muller, la Compagnie générale des lampes à incandescences, et j'en passe. Un nid à boulots, mais des boulots de force.  Il y sera journalier. Il travaille sans doute dans l’une d’elles, là où y a besoin d’un mec qui ferme sa gueule et qui soulève plus que ce qu’il peut. Et ça, y en a toujours. Il termine sa vie à Paris, dans le 13ème (arrondissement qui jouxte Ivry), toujours journalier, juste avant la Grande  Guerre, en juin 1914. Il avait 62 ans.