« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 10 novembre 2025

I comme irrégulières éclosions

Sur les pas de Cécile

 

    Aujourd’hui les branches de l’arbre généalogique font des détours par les buissons non identifiés : autour de Cécile, on compte un certain nombre d’enfants illégitimes, des enfants de la lune, comme on disait à Paname. Un vrai méli-mélo, un sac de nœuds sentimental et légal qui ferait dresser les cheveux sur la tête, même d’un chauve comme un genou.

 

Maternité © Création personnelle d'après Bing 

 

    Sa fille Marie a donné naissance à un fils, Robert, né en 1903 « de père non dénommé ». Un môme tombé du lit sans passer par la mairie. Elle était alors lingère à Paris, la Marie. Elle a accouché à la maternité de Port Royal (Paris 14ème), temple des femmes pauvres, démunies et filles-mères. Un an et demi plus tard elle se marie avec Charles Raveneau : lors de la célébration, ni une ni deux, ils reconnaissent à l’instant que le jeune Robert est né d’eux et qu'il le tiennent désormais pour légitime. Avec ça, le Robert, c’était plus un enfant du péché, mais juste un môme avec un calendrier alternatif. La différence entre l’enfant illégitime et l’enfant reconnu c’est que le premier a un surnom l’autre a un héritage. Ça change tout, hein ?
    Cependant, malgré cette reconnaissance officielle, les relations familiales semblent, disons… particulières. Robert traîne derrière lui un nuage d'interrogations, un petit bagage de secrets. Lorsqu’il a 8 ans il vit chez le grand-oncle boucher Daniel Frète à Angers tandis que ses parents vivent à Ivry (à 300 bornes). C’est une histoire qui se répète : sa mère avait été elle-même placée à la boucherie lorsqu’elle était jeune. Mais là où ça devient vraiment louche, c'est quand l'agent recenseur qui le visite en 1911 le qualifie curieusement d'enfant adoptif. Je dis curieusement parce qu’il y n’a aucune trace d’adoption nulle part. En même temps, on sait ce que valent les informations données par les recensements, qui vont de « probables » à « n’importe quoi ». 10 ans plus tard, le bougre vit toujours là, alors que les parents, eux, sont encore à Ivry. Lorsque Robert se marie en 1922, il est légalement domicilié chez ses parents à Paris mais demeure de fait à Ivry (probablement chez son oncle Louis ou son cousin Louis qui s’appellent tous les deux Louis et vivent tous les deux à la même adresse mais pas dans le même foyer ; du coup, là, on ne peut pas être sûr de chez qui il vivait vraiment – en tout cas pas chez ses parents). Bon, tout ça fait un tas de trucs bizarres dans les relations parents-enfant. On dirait que le père l’avait reconnu, mais à contrecœur, comme un crime sans préméditation. Est-ce que c’était vraiment son géniteur d’ailleurs ? Je peux pas dire si c’est parce qu’il était illégitime ou juste si c’était normal dans la famille cette situation. Mais une chose est sûre, les autres enfants Raveneau (et il y en a eu 10 après le petit Robert, mais des légaux ceux-là) n’ont pas été traités à la même enseigne. Robert avalera sa chique à Paris en 1971.

 

    Louise Rosala et Benoît, l’avant dernier fils de Cécile, ont pris un chemin de traverse en faisant un mariage de la main gauche (ils vivaient à la colle, sans être passés devant Monsieur le Maire quoi). Louise est elle-même une fille illégitime, née sans livret de famille et faire-part doré ; du moins d’après mes recherches d’un mariage parental restées vaines. S’ils avaient été mariés je suppose que ça aurait été mentionné quelque part… Elle a aussi une sœur et un frère non déclarés au casting officiel. C'est de famille, quoi, la discrétion sur l'état-civil !

    Côté boulot, Louise est journalière (parfois précisé épileuse ou trieuse de papier). Des métiers qui ne vous rendaient pas riche, mais qui permettaient de faire bouillir la marmite, au prix de la sueur et des mains abîmées.

    Elle apparaît comme mère de plusieurs marmots hors contrat, sans père dénommés : Marcelle en 1910, Raymond en 1912, Raymonde en 1914, un garçon non prénommé et mort-né en 1915 (tous mortibus avant leurs trois mois). Enfin, en juin 1916, elle donne naissance à Alexandre Benoît. C’est son seul enfant qui sera reconnu par un père : Benoît Astié fait cette démarche auprès de la mairie du 13e lorsqu’il reçoit une permission en décembre 1916. Comment Louise et Benoît se sont-ils connus ? Benoît est à l’armée depuis octobre 1913. Mais il a sans doute bénéficié de permissions qui lui ont permis de rejoindre sa mère à Paris. Or Louise demeure à la même adresse que Cécile en janvier 1913 semble-t-il, puis à nouveau en 1914 et en 1916 (mais en l’absence de recensements parisiens pour cette période c’est coton de dire si elles habitent ensemble ou juste dans le même immeuble). Quoi qu’il en soit, elles se connaissaient puisque Cécile a, par exemple, assisté à la naissance de l'éphémère petite Raymonde en 1914 et à celle d’Alexandre son petit-fils officiel. Elles partagent la même adresse jusqu’en 1926 au moins. Peut-être plus. Elles se quittent ensuite puisqu'en 1936 Louise habite dans le 14e avec un « ami » livreur. Elle clamse en 1946, sans s’être jamais mariée. Benoît, lui, est Mort pour la France en 1918, sans avoir connu son gosse clandestin. Alexandre, le petit, a été reconnu pupille de la Nation. Lorsqu’il a une quinzaine d’année on le sait placé en foyer pour pupilles dans l’Eure et Loire. C’était un taiseux, qui ne racontait rien sur sa vie, gardant ses secrets bien enfouis. Tout juste sait-on qu’il s’est marié en 1946 et qu’il a eu plusieurs enfants. Il est décédé en 1977 dans le Vaucluse.


    Ouvrons ici une page culture, parce que c’est intéressant et ça va vous éclairer sur les mœurs de nos ancêtres, qui n'étaient pas toujours aussi sages qu'on le croit. Jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, des gosses qui arrivaient sans que le curé ait dit oui, c'était pas fréquent. Un truc de marginaux, quoi. Faut dire que faire des marmots sans passer par la mairie ou l’église, c’était vu comme une drôle de manière. Pas très catholique, si tu vois ce que je veux dire. Ces naissances, appelées « illégitimes » ou « naturelles », augmentent ensuite comme la misère sur le pauvre monde alors que l’Europe s’industrialise et s’urbanise. Le concubinage n’est pas rare dans les milieux urbains et ouvriers. Faut pas oublier aussi que le mariage, c’était pas donné. Pour se passer la bague au doigt, fallait aligner facile un mois de salaire ! Alors les pauv’gars et les pauv’filles, ben, ils se mariaient pas… mais ils s’aimaient quand même, hein ! Et des fois, pouf, un mioche pointait le bout de son nez sans que personne ait crié « Vive les mariés ! ». La naissance illégitime n’est donc pas forcément synonyme de célibat. 


    Dans l'ombre des industries qui crachent leur fumée et les villes qui grossissent, une population indigente et sans instruction a commencé à fleurir comme les pissenlits au printemps. Elle est vulnérable et souvent isolée (en particulier les femmes). Les « filles-mères » comme on disait, elles en voyaient des vertes et des pas mûres. C'étaient souvent des bonnes chez les bourgeois ou des servantes à tout faire, qu'étaient isolées justement, déracinées. Elles se retrouvaient souvent foutues à la porte illico, la honte sur les épaules, à devoir nourrir un marmot sans papa déclaré. 

    On sait aussi que les chiffres de l’illégitimité les plus élevés se retrouvent dans les arrondissements et banlieues de Paris où la pratique religieuse est la plus faible. Moins de curés, plus de liberté, vous pigez le truc ? Et y’en avait des occasions ! Des amours d’ouvriers avant mariage, des femmes mariées qui se laissaient aller, des filles qui faisaient commerce de leur charme… ou pire, des histoires pas drôles du tout, avec la force et les pleurs. Bref, la vie, la vraie, pas celle qu’on raconte aux petits enfants dans les chaumières à la veillée. 

    Les p’tits bouts hors mariage, c’était surtout le symptôme d’un monde qui changeait. Le contrôle des curés, des familles, tout ce beau monde qui voulait fliquer les amours, ben ça s’effritait grave, surtout dans les grandes villes où ça bougeait dans tous les sens. Faut dire, à Paname, c’était pas comme dans les bleds paumés où tout le monde te regarde de travers dès que tu souris à quelqu’un. Dans la capitale, y’avait du bruit, du boulot, des usines, des bals, des chambres de bonnes, et… ben voilà, la vie, quoi. Les cœurs s’emballaient plus vite que les curés pouvaient les bénir ! Alors forcément, les chiffres y causent : dans les campagnes, à peine quatre mômes sur cent pointaient leur nez sans alliance au bout du doigt des parents. En ville, par contre, on grimpait facile à onze pour cent, et à Paname, accroche-toi, ça montait jusqu’à un tiers ! Des chiffres qui claquent, hein ? Faut dire que dans la capitale, les sermons se faisaient moins entendre que les sifflets des locomotives.

   Bon, les chiffres, ça varie selon le contexte. Par exemple, le nombre de naissances illégitimes chute de 10 points à Paris entre 1817 et 1901, en particulier durant la Restauration (1815/1830) et la Monarchie de Juillet (1830/1848). Mais faut dire que ça, c'est des périodes où l’Église et l’État serrent la vis un max à la populace, du coup, y'a plus moyen de fauter, ou presque. Au début du XXème siècle le taux d’illégitimité dans la capitale est d'environ 25 ou 28 % (pour une moyenne nationale de 11,5 % en 1901 seulement). Cette différence s’explique en partie par le fait que les pauvresses de banlieue venaient accoucher à Paris intra-muros, histoire de pas se faire remarquer chez elles. Ça gonflait les stats, forcément !

    À partir de la fin du XIXème siècle, ça se calme un peu, les pratiques se modifient. Les gens apprennent à se protéger, si tu vois ce que je veux dire, pis d'autres, ben, font appel à des faiseuses d'anges. C'est pas de gaité de cœur et ça te tue l'âme à petits feux, mais au moins ça règle le problème de façon définitive. Bref, on essaye de limiter la casse. 

    Et petit à petit, ça passe mieux dans les mœurs. Un seul de ces gosses sur quatre est reconnu à la naissance par son père au début du siècle et un sur sept à la fin. Eh ouais, on commence à se dire qu’un môme, c’est pas la honte du siècle, et que vaut mieux un père un peu tardif que pas de père du tout. Alors de plus en plus on se marie après coup, histoire de régulariser l’affaire. Un peu de régularisation, ça ne fait jamais de mal. Les papas se mettent à reconnaître leurs gosses, même si c’est un an ou deux après leur naissance, notamment à l’occasion de l’union postérieure de la mère. La mentalité évolue : la honte se fait la malle. Moins de doigts pointés, plus de cœurs serrés. Du coup, en 1901 le nombre d’enfants légitimés par l’union des parents a été multiplié par 16 par rapport à 1817. Ces les mariages « de rattrapage » se font plusieurs années après la naissance, ce ne sont donc pas des unions rapides pour « effacer le péché ». Juste un signe des temps. Des temps nouveaux.

 

    La société bouge, à sa façon. Doucement, comme une charrette dans la boue, mais elle avance. Et les mômes, eux, finissent par avoir droit à un nom, à une place, et p'tet même à un petit sourire. Eh ouais, les mœurs, ça se fait pas en un jour, mais à force de vivre, on se détend la morale.

 

 

 

2 commentaires:

  1. Encore des informations intéressantes et surprenantes qui donnent un sens à quelques unes de mes interrogations. Merci beaucoup.

    RépondreSupprimer
  2. Billet très intéressant. On a tous des enfants illégitimes dans nos arbres, et on se pose tous des milliers de questions à leur sujet. C'est bien de remettre les choses dans leur contexte.

    RépondreSupprimer