« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 6 novembre 2020

#ChallengeAZ : Chapitre F

 CHAPITRE F

"Fébrile, je recevais le colis..."

 


Fébrile, je recevais le colis. Mon chat Sosa avait dû percevoir un changement d’atmosphère car il ouvrit un œil négligemment, signe caractéristique d’une extrême activité physique pour lui.
- Et oui, Sosa ! répondis-je à sa question muette. Le voilà ! 

Quelques jours après notre entretien téléphonique, Alexandre avait tenu sa promesse et m’avait envoyé les pièces du dossier en sa possession. J’avais craint un moment qu’il ne change d’avis. Puis je m’étais raisonnée : pourquoi le ferait-il puisque c’est lui-même qui m’avait contacté ? Mais j’avais toujours tendance à m’inquiéter pour un rien, c’était plus fort que moi. 

Le colis d’Alexandre se présentait sous la forme d’une grande enveloppe en papier kraft. A l’intérieur une vieille boîte en carton peu épaisse. Je l’ouvris délicatement pour sortir son contenu que j’étalai devant moi ; répétant ainsi sans le savoir les gestes qu’avait fait Alexandre quelques jours plus tôt. 

Je restai un moment à observer les fragments de vie d’Henri. Puis comme à mon habitude, ne pouvant pas m’empêcher de classer les choses, je fis plusieurs tas. Je pris encore un instant pour contempler les pièces du dossier rangées par catégories. L’émotion m’étreignit, tant à cause de la trace affective de ces témoins directs de la vie de mon ancêtre qu’à cause de la charge tragique qu’ils véhiculaient. Sur le bureau étaient rassemblés les photos, les cartes postales, les papiers administratifs, la presse, la propagande, les lettres de dénonciation et les PV de police ou de justice. 

31 pièces. 31 documents, certains petits, d’autres plus grands, qui allaient m’apprendre que mon ancêtre était un assassin. 

Avais-je envie d’apprendre cela ? Si mes mains hésitaient, ma tête avait déjà décidé : bien sûr qu’il faudrait étudier tous ces documents. Même si cela ne faisait pas plaisir. Même si j’appréhendai d’en savoir plus sur cette histoire. C’était nécessaire. De toute façon, je ne pourrais plus dormir tout en sachant que ces documents existent. Quelque soit ce qu’ils ont à révéler. 

Sosa s’était approché. Je le pris dans mes bras pour me donner du courage et me réconforter tout à la fois. Après une grande inspiration, je reposai le chat et commençai l’examen des pièces du dossier. Inconsciemment je choisis d’aller du paquet qui semblait le plus inoffensif au plus compromettant :
- D’abord les photos, Sosa. 

Mais mon chat n’avait pas apprécié que je le repose aussi vite : il s’enroula en boule sur son fauteuil préféré et décida de ne plus m’accorder son attention. 

Si c’est toujours une joie de découvrir le visage inconnu d’un ancêtre, mon enthousiasme fut ici vite modéré. Il y avait d'abord quatre photos de petit format représentant un village que je n’identifiai pas. Je reportai leur examen à plus tard. Les trois photos suivantes étaient de différentes tailles et montraient des personnes. 

Sur la première on voyait un couple dans un jardin. A l’arrière plan une maison. La végétation était assez dense et semblait indiquer une saison de printemps ou d’été. La femme, en robe sombre et ceinture blanche prenait le visage de l’homme dans ses mains et souriait. Elle était coiffée avec une frange rouleau qui dominait sa tête de toute sa hauteur. Une cascade de boucles lui tombait sur les épaules. L’homme était à demi tourné et on ne voyait pas son visage. On devinait la naissance d’un front bombé et dégagé. Il portait un costume et une cravate et tenait la femme par le coude. Tous les deux étaient assez jeunes. La bordure droite de la photo était voilée.
- Qui est-ce, Sosa ? Crois-tu que ce soient Henri et Ursule ? 

Mon chat boudait toujours. Sur la photo suivante on distinguait un couple entourant un enfant posant devant un fond végétalisé. Hélas la photo était très floue : impossible de distinguer les traits des visages. Tout au plus on devinait que l’homme était chauve ou très dégarni, la femme portait un chapeau et l’enfant ce qui semblait être un costume marin ou quelque chose d’approchant. La végétation remplissait complètement l’arrière-plan : pas la moindre construction pour donner un indice sur l’endroit où le cliché avait été pris. Les vêtements étaient plutôt passe-partout et hormis le chapeau de la femme, accessoire qui ne se portait plus guère, il était difficile de les dater. J’étouffai un soupir. 

Le dernier cliché était un peu moins flou : sept personnes posaient en premier plan et une huitième à l’arrière. Au fond on discernait les lancettes d’un chœur d’église mais le porche du premier plan ne semblait pas décoré. Les personnes étaient endimanchées, portant gants et chapeaux. La femme tout à fait à droite portait même une fourrure.
- T’inquiète pas Sosa, c’est pas du chat ! On dirait… Un renard. Je crois même qu’il y a la queue et les pattes. Bon, c’est plus trop à la mode aujourd’hui. 

Je ne reconnaissais aucun des protagonistes et je ne voyais pas assez l’église pour l’identifier. Cependant l’assemblée était assez chic… et retro ; ce qui cadrait bien avec les événements sensés se dérouler dans les années 1940. Au dos des photos il n’y avait aucune indication : ni lieu, ni photographe, encore moins de nom ou de date.
- Bon ! Ça va pas être facile, hein Sosa ?

De ces photos se dégageait le parfum du bonheur, des temps heureux. Avaient-elles été prises avant la tragédie ?

- Voyons les cartes postales. Une seule est écrite, les autres sont vierges. Elle est adressée à Henri... Ben, elle doit pas dater d’hier : si tu voyais l’adresse, Sosa ! « Monsieur Macréau, Mortcerf, Seine-et-Marne ». La Poste serait bien embêtée avec une adresse libellée comme ça aujourd’hui. Ah ! Là on a quelque chose : le texte est signé « Le Floch ». C’est Ursule, Sosa, c’est elle ! Je reconnais sa signature : c’est la même que sur son acte de mariage. 

Hélas elle en disait si peu. Le texte était tout à fait anodin et ne m’apprenait rien. Je retournai la carte : au recto les timbres cachaient le nom de la ville. Le cachet de la poste était trop dégradé pour connaître le lieu et la date. Vaguement déçue je la reposai sur le bureau.
- Au suivant ! Les papiers administratifs… 

Je retrouvai l’original de la carte d’identité qui m’avait été envoyée par mail. Elle datait de 1942 et hormis la mention « aryen » elle ressemblait à celles que j’avais en ma possession pour d’autres membres de ma famille. L’ausweis en revanche était plus inédit pour moi. Il datait aussi de 1942 et autorisait Henri à circuler à Coulommiers…
- « Wohnung » ?
Je réactivai mon allemand scolaire trop vite oublié.
- Où il avait son « appartement » ? J’ignorai qu’il demeurait à Coulommiers ! Pourtant sur sa carte d’identité réalisée trois mois plus tôt il habitait à Mortcerf. Étrange. 

Quant à la presse il y avait trois minces journaux, tous des fragments de La Dépêche. Ils dataient de juin/juillet 1942, au moment où Pétain faisait généreusement don de sa personne à la France. L’un était très abîmé. 

- Le cinquième tas c’est la propagande, Sosa !
Des affiches, des tracts : ils pourraient faire sourire si on ignorait leur contexte. En effet les documents sommaient les Français de rendre les pigeons, interdisait de danser et de bavarder… avec menace de prison à la clé tout de même. Le rappel des réservistes était le dernier document de ce tas, affiche qui marqua le début d’une période bien sombre pour nombre de familles. Je pensai immédiatement aux nostalgiques du passé et me fit la réflexion qu’il est des époques qu’on est bien content de n’avoir pas vécues.

Le dernier document de la pile (mais était-il dans la bonne pile ?) était une circulaire de recherche. Henri y figurait parmi les autres « terroristes » qu'il fallait surveiller étroitement en cas d'arrestation.

- Les lettres de dénonciation maintenant.
Quatre documents dénonçaient mon aïeul : le papillon dont j’avais reçu copie et qui m’avait décidé à en savoir plus, ainsi que trois lettres manuscrites. La première le désignait comme « un homme suspect écoutant la radio anglaise ». La deuxième décrivait Henri comme un homme violent, colérique, menaçant sa femme à plusieurs reprises. Elle n’était pas complète, car seule la première page avait été conservée, mais suffisamment éloquente. Elle se terminait sur un « je suis sûr qu’il lui a… » qui enflamma mon imagination : qu’il lui a… tendu un piège ? tordu le cou ? tranché la gorge ? En tout cas, après ça, le « gentil dénonciateur » disait qu’il n’avait plus jamais revu Ursule. Mais la troisième était la plus terrible : elle était adressée directement au Préfet parce que, à son goût, sa dénonciation précédente n’avait pas été suivie d’une réponse assez ferme de la part de la police. Prendre la plume une fois c’est déjà quelque chose, mais deux fois ! Ça relève de l’acharnement. 

- Enfin les PV.
Étaient-ce les lettres qui avaient déclenché une enquête ? Je l’ignorai, mais quoi qu’il en soit, j’avais devant moi le dernier paquet, celui des PV de police et de justice. Je redoutai son contenu et je dus presque me forcer pour lire les derniers documents qui m’avaient été envoyés. Plusieurs plaintes étaient citées, dont une pièce l’accusant « de façon certaine ». Henri comparaissait tantôt comme témoin tantôt comme inculpé. On avait même donné un nom à cette enquête : « l’affaire de Mortcerf ». La police avait enquêté, mais le Préfet avait aussi demandé à avoir connaissance des pièces du dossier. Si Henri niait, il était évident que la police le croyait coupable. 

Prestement je rangeai les documents dans leur boîte en carton, comme si le fait de ne plus les voir pouvaient effacer le passé. Mais l’image d’Henri en train d’assassiner sa femme s’était inscrite sur ma rétine ce jour-là. Et ne m’a jamais quitté depuis. 



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