CHAPITRE K
"Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?"
Coulommiers, 02 octobre 1942
- Kergogan ! Vous dormez ou quoi ?
- Non commissaire !
- Ouais… Ben, tâchez de vous réveiller complètement : vous allez avec l’inspecteur Pochet interroger un suspect. Allez ! On se dépêche ! Et surtout, regardez-le bien et apprenez !
Le jeune policier, un blondinet à la silhouette toute en os, fraîchement arrivé de sa Bretagne natale, se leva en vitesse, attrapa sa veste et couru dans le couloir vers son collaborateur. Celui-ci ne l’avait pas attendu : il marchait d’un pas vif vers la sortie du commissariat. Kergogan arriva à la hauteur de l’inspecteur Abel Pochet. C’était la première fois qu’il travaillait en duo avec lui. Il se demandait pourquoi le commissaire l’avait changé d’affectation. Avait-il fait une bêtise ? Est-ce une sanction ou une promotion ? Il n’était pas là depuis assez longtemps pour connaître la réputation de son nouveau supérieur hiérarchique.
Du coin de l’œil le jeune homme tenta de l’observer : plutôt carré d’épaules, la mâchoire saillante, les cheveux coupés ras. Il se déplaçait vite et, de temps en temps Kergogan était obligé d’allonger son pas presque jusqu’à la course pour se maintenir à sa hauteur. L’inspecteur Pochet avait dû repérer son manège car il demanda soudain :
- Et bien Kervolan ? Qu’est-ce que vous fichez ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de corriger son supérieur :
- Kergogan, monsieur.
- Humpf…
- Je me demandai, monsieur, pourquoi j’avais été affecté à vos côtés monsieur ?
- Pourquoi, ça vous gêne Kerbogan ?
Entre ses dents il répliqua :
- Kergogan.
Puis un ton plus haut :
- Non monsieur.
- Alors taisez-vous, Kergagan !
De toute évidence, ce n’est pas aujourd’hui que l’inspecteur Pochet prononcerait correctement son nom. Il ne se fatiguerait pas non plus à lui expliquer quoi que ce soit. Kergogan se promit de se taire. Ne plus ouvrir la bouche mais laisser ses oreilles grandes ouvertes afin d’en apprendre le plus possible… et de ne pas faire de gaffe. Les deux hommes sortirent sur le perron juste au moment où une Renault Novaquatre noire faisait son entrée dans la cour du commissariat. Deux hommes en sortirent, encadrant étroitement un troisième. Ce dernier était un homme plutôt âgé (du point de vue du jeune Kergogan), le front dégarni, le visage carré. Il était vêtu d’un complet veston de couleur sombre qui avait connu des jours meilleurs. Ses yeux reflétaient son incompréhension : visiblement il ne savait pas pourquoi il était là.
Sans dire un mot, l’inspecteur Pochet fit signe aux deux agents de le suivre. Il fit demi-tour et s’engouffra dans les entrailles du commissariat. Ils commencèrent leur descente dans les sous-sols du bâtiment. L’air s’était soudain comme raréfié, devenu vicié. Kergogan se demandait s’ils allaient interroger le prisonnier dans la « cave », cette salle souterraine longue d’une dizaine de mètres, qui l’avait tant impressionné lors de sa première et unique visite.
Finalement, les cinq hommes pénétrèrent dans une pièce très étroite que ne connaissait pas le jeune agent. Elle était chichement meublée : une table avec deux chaises de part et d’autre, un classeur métallique, c’était à peu près tout. De toute façon on n’aurait pas pu y mettre grand-chose de plus. Une ampoule nue au plafond éclairait la pièce. Les murs avaient été autrefois peints en ocre mais, entre deux fissures, la couleur devenue lépreuse s’écaillait et le plâtre tombait par plaques sur le parquet usé et gondolé.
L’inspecteur Pochet s’assit d’un côté de la table. L’un des deux agents, le plus grand, fit asseoir le prisonnier d’une pression ferme sur l’épaule. Puis sans un mot il repartit avec son collègue. Le jeune Kergogan se demanda l’espace d’un instant ce qu’il devait faire et où se mettre. Finalement il décida de ne pas bouger : il resta debout le long du mur, les mains croisées dans le dos.
L’inspecteur Pochet fixa le prisonnier, sans un mot. Celui-ci n’hésita pas à lui rendre son regard mais il n’ouvrit pas la bouche : ses tentatives ayant été vaines dans la voiture, il se doutait qu’il en serait de même ici. Par ailleurs, dans ces circonstances il pensait qu’il valait mieux attendre qu’on l’interroge plutôt que d’être le premier à parler.
Au bout d’un moment qui paraissait une éternité au jeune Kergogan, l’inspecteur demanda d’un ton doucereux :
- Monsieur Macréau, comment va votre femme ?
Kergogan sursauta : il ne s’attendait pas à une telle entrée en matière. Ensemble Henri Macréau et Abel Pochet tournèrent leurs visages vers lui. Le premier était interrogatif, une lueur vaguement amusée dans l’œil. L’autre était carrément furieux. Kergogan rentra la tête dans les épaules, tâchant de se faire oublier.
- Monsieur Macréau ? insista l’inspecteur.
- Bien je pense, répondit Henri Macréau.
- Vous pensez ? Pourtant, votre femme n’était pas à votre domicile quand mes collègues sont venus vous chercher, n’est-ce pas ? Alors de quelle façon pouvez-vous savoir comment elle se porte ?
- Et bien, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles elle se portait bien et je n’ai pas de raison de douter qu’il n’en soit pas encore ainsi.
- Où est votre femme, monsieur Macréau ?
Kergogan retenait sa respiration.
Henri fixa l’inspecteur un instant avant de répondre d’une voix blanche :
- En voyage.
Abel Pochet fit comme s’il n’avait pas entendu sa réponse et demanda ensuite :
- Connaissez-vous la fontaine Saint-Leu, Monsieur Macréau ?
Henri fut surpris de ce changement de sujet.
- A Tigeaux ? Oui, bien sûr ! Chez nous on l’appelle le puits de Saint-Leu. Lors de la fête patronale, le premier dimanche du mois de septembre, une procession se rend de l’église au puits. On y boit son eau qui aurait des vertus miraculeuses : elle guérirait les maladies des yeux et protègerait les gens de la peur.
- Votre femme y a été vue : aurait-elle une raison de sentir le besoin de conjurer sa peur ?
- Pas que je sache. Mais si je puis me permettre, on vénère le saint aussi pour la protection contre les maladies des yeux, comme je vous le disais à l’instant. Or ma femme a la vue qui baisse de plus en plus. L’âge, vous comprenez ?
- C’est important la famille à vos yeux, monsieur Macréau ?
- C’est primordial.
Henri n’était pas vraiment inquiet. Malgré des lieux peu adaptés à une conversation mondaine, l’inspecteur n’était pas agressif avec lui. Il lui répondait donc volontiers, se demandant toujours ce qu’il faisait là et pourquoi on parlait de sa femme. Henri n’aimait pas parler de sa femme à des inconnus. Abel Pochet enchaîna les questions pendant plusieurs heures sans se départir de son ton doucereux qui, à la longue, finissait par paraître menaçant.
L’atmosphère était de plus en plus pesante et Kergogan se sentait étouffer, comme si c’était lui qu’on interrogeait. Toujours muet, il osait à peine bouger de peur de briser le fragile équilibre de l’atmosphère. Henri, lui, commençait à se sentir épuisé par le feu roulant des questions. Faisant de plus en plus d’effort pour maîtriser la colère qui l’envahissait, il avait baissé les yeux sur ses mains croisées dont il tordait les doigts à s'en faire blanchir les jointures. Cependant il persistait à répondre de la même façon aux mêmes questions qui lui étaient posées encore et encore.
Puis, aussi brutalement que cette journée avait commencé, l’inspecteur annonça soudain que c’était terminé.
- Vous pouvez vous en allez, monsieur Macréau. Je n’ai pas besoin de vous raccompagner, n’est-ce pas ?
- N… Non, ça ira.
Quoique légèrement surpris, Henri se leva et se dirigea vers la sortie. Au moment où il atteignait la porte, Abel Pochet demanda d’une voix forte :
- Au fait ! Une dernière question : avez-vous tué votre épouse monsieur Macréau ?