« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mardi 5 novembre 2024

D comme désertion

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, soit le lendemain de la découverte du cadavre, Me BIORD le vice fiscal transmit une lettre au juge, l’avertissant d’un fait nouveau et le priant d’ouvrir officiellement une enquête :

 « A Monsieur le juge du marquisat de Samoëns remontre, je soussigné vice fiscal du Marquisat de Samoëns.

En conséquence d’un meurtre qui s’est commis rière [près de, derrière] le présent lieu, en la personne d’un cavalier du régiment de Séville, il apparaît que le Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns et le nommé François JAY et Françoise GUILLIOT sa femme se sont évadés, et ont abandonné le lieu. Ce qui fait former contre eux des soupçons d’avoir part à untel crime. Le soussigné requiert qu’il vous plaise, Monsieur, de procéder à information [enquête] sur ce délit et ses circonstances.
Signé BIORD vice fiscal
»

C’est la première fois que des soupçons sont formés officiellement contre le couple JAY. 

 

Dès le 12 février, une information fut prise suite à la requête du Sieur vice fiscal, demandeur en cas d’homicide, contre François fils de feu Claude JAY et Françoise GUILLOT, mariés de la paroisse de Samoëns, et le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la Collégiale dudit Samoëns, accusés du meurtre commis sur la personne de Vincent REY, cavalier du régiment de Séville.

 

Dans la maison du Sieur Laurent RENAND, choisie par le juge pour faire la présente procédure, le magistrat tenta de retracer les derniers faits et geste du cadavre.

 

Il apparu, d’après le Sieur Joseph POUIROY, natif de Thomaris [Tamarite ?] dans le royaume d’Aragon, maréchal des logis au régiment de Séville, que Vincent REY s’était absenté de Scionzier, leur quartier moderne, la nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé. Mais son absence ne fut découverte que le vingt six au matin parce qu’il n’était pas venu donner l’avoine à son cheval, ni le soigner, ainsi que l’ordre lui en était donné. Étant allé sur les huit heures du matin ce jour-là dans la maison où il était logé, le propriétaire expliqua que le soldat n’avait pas reparu depuis les huit heures du soir la veille, heure à laquelle il était entré à la maison et ressorti sur le champ. En sortant, Vincent REY lui avait dit de fermer la porte parce qu’il ne reviendrait pas de la soirée, étant de garde à l’écurie.

 

Le maréchal des logis ajouta par ailleurs que, pendant qu’il était de quartier au présent bourg de Samoëns lors de l’hiver et une partie de l’été passé, il fréquentait beaucoup une maison qui se situait au village de Levy.

Le juge lui demanda des détails sur cette maison. C’est « la première que l’on rencontre pour aller audit village à main gauche en montant, qui est à une petite porté de fusil au bourg de Samoëns. J’y ai été souvent pendant que j’étais de quartier ici avec ledit Vincent REY. »

 

Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington
Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington

 

En outre, ce n’était pas la première fois que Vincent REY s’absentait de la compagnie sans autorisation. Ce fut déjà le cas vers les dix, onze ou douze novembre proche passé. Lorsqu’il revint à Cluses sur les huit heures du matin, il fut aussitôt arrêté et mis en prison. « Il nous a déclaré qu’il venait de Samoëns ou il s’etait venus promener. Comme nous étions instruit qu’il aimait la maitresse de la maison que je viens de vous designer, nous soupçonames d’abord qu’il venait de la voir ». Il resta huit jours ou environ en prison pour le punir. Après quoi un carabinier nommé Jean RODRIGUE, qui était logé dans une maison attigue [mitoyenne] à celle qu’habitait ledit Vincent REY, fut désigné afin de veiller sur sa conduite et de le réveiller tous les matins, parce qu’il y avait une porte de communication d’une maison à l’autre.

Lequel effectivement l’appela bien le vingt six janvier au matin, mais n’entra pas dans sa chambre et cru, puisqu’il ne lui avait pas répondu, qu’il pouvait être incommodé ou qu’il voulait dormir. C’est pourquoi son absence ne fut découverte que sur les huit heures du matin.

Voyant, sur les dix heures, qu’il n’était point revenu à la compagnie, le maréchal des logis reçu l’ordre de son capitaine de se rendre au bourg de Samoëns, avec deux carabiniers de sa compagnie, pour voir si Vincent REY ne serait point dans ladite maison de Lévy. Étant arrivé audit bourg de Samoëns, ils furent logés chez Michel ANDRIER, cabaretier, et après avoir soupé, sur environ les six heures du soir, ils se rendirent dans la maison de Levy pour voir s’ils ne trouveraient pas leur soldat absent. 

« Mais nous ne l’y trouvames pas et nous n’y vimes que le Révérend chanoine CHOMETTY qui sortit de la chambre qui est derriere la cuisine qu’on appelle communément le poile » Aussi appelé « poêle » ou « peile » en Savoie, c’est une pièce chauffée contiguë à la cuisine, qui est à la fois la pièce de vie et la chambre à coucher.

C’est donc le chanoine qui vint d’abord lorsqu’il entendit le maréchal des logis parler à la servante venue ouvrir la porte. « Il s’empressa de me saluer et de me demander ce que je cherchais. Lui ayant dit que c’était le soldat Vincent REY, il me repondit, comme la servante, qu’il ne l’avait pas vu. Mais ce fut d’une voix et d’une manière tout a fait tremblante. »

Les Espagnols entrèrent dans la chambre d’où sortait ledit chanoine CHOMETTY où ils trouvèrent la maîtresse du logis couchée dans le lit qui est le plus près de la fenêtre. Il fit à la femme la même demande sur ledit Vincent REY, qui répondit la même chose que les autres. Sur quoi il se retira. « Je vous dis aussi qu’il me paru que la porte de la chambre où était ledit CHOMETTY avec ladite femme était fermée et qu’il ne l’ouvrit que quand il m’entendit parler. »

 

 

 

 

 

lundi 4 novembre 2024

C comme connaissance

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, lendemain de la découverte du cadavre dans les bois de Bérouze, le juge François Joseph DELAGRANGE s’installa dans la maison de Laurent RENAND, située au bourg se Samoëns, pour mener à bien la procédure criminelle. Toujours assisté de Me BIORD, le vice fiscal, et Me VUARCHEX qui prenait note des témoignages, il commença les auditions.

 

Afin d'identifier le cadavre, le juge fit comparaître deux soldats espagnols, les Sieurs Noël SERRANOZ et Joseph RAMOZ ; le premier brigadier du régiment de Séville, de quartier à Scionzier, et le second carabinier, cantonné à Taninges. Les deux hommes reconnurent au premier abord le cadavre découvert la veille.

Après leur avoir fait prêter serment sur les saintes écritures, en conformité des Royales constitutions [voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus sur ce sujet], il leur demanda s’ils reconnaissaient le cadavre et s’il pouvaient en dire son nom, surnom, âge, patrie et tout autre moyen de reconnaissance qu’ils pouvaient avoir.

 

Le cavalier du régiment de Séville, création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)
Le cavalier du régiment de Séville,
création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)

 

Lesquels, parlant très bien la langue française, déclarèrent qu’ils reconnaissent très bien le cadavre qui était là étendu plié dans son manteau : c’était celui d’un nommé Vincent REY. Il était peut-être natif de Mallagoz [Malaga ?] dans l’Andalousie. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il était soldat dans le régiment de Séville depuis environ une année et demie. Il était de la même compagnie que le premier témoin, celle du Sieur capitaine MINDOZ, qui était de quartier à Scionzier. Il se rappelait lui « avoir toujours donné la paye pendant qu’il était dans le régiment et l’avoir vu tous les jours à toutes heures matin et soir ». Et qu’il était absent de la compagnie depuis la nuit du vingt cinq au vingt six janvier passé. Il était parti après avoir fait boire et donné l’avoine à son cheval, d’après les rumeurs.

 

Le deuxième témoin confirma les dires du premier et ajouta qu’ils étaient « même assez amis ensemble quoy qu’il fut de la compagnie de Monsieur MINDOZ et que je sois de celle D’AGUILLARD ». Il le reconnaissait « aux traits du visage et en toute sa personne ». Il savait bien qu’il était de l’Andalousie, mais pas de quelle ville exactement. 

 

Le Sieur Jean François FERRIER, menuisier natif de Faucognan en Franche Comté, désormais habitant au bourg de Samoëns (l’un de ceux qui ont été envoyés pour vérifier s’il y avait bien un cadavre dans les bois de Bérouze – voir à la lettre A de ce ChallengeAZ) reconnu lui aussi le soldat REY. Il l’avait vu très souvent chez lui pendant les cinq à six mois qu’il avait été de quartier au bourg de Samoëns. Il venait faire l’ordinaire chez lui avec les autres soldats, ses camarades. Lorsque l’on a découvert le visage du cadavre qui était plié dans son manteau au pied d’un sapin dans le bois, il l’a reconnu à l’instant.

 

Le Sieur François Joseph ROUGE, avait vu passer le matin sur un traîneau un cadavre qui était plié dans un manteau blanc. Il avait suivi toute la compagnie jusque dans la chambre où le conseil de paroisse s’assemblait, et dans laquelle on avait reposé le cadavre. Et après l’avoir examiné il avait reconnu que c’était celui de Vincent REY, soldat dans la compagnie de Monsieur MINDOZ capitaine du régiment de Séville. Il l’avait reconnu parfaitement parce que Vincent REY venait faire ordinaire chez lui de quinze en quinze jours, et quelques fois de dix jours en dix jours. Outre cela, il l’avait logé pendant environ six semaines pendant le courant de l’hiver précédent lorsqu’il était de quartier en cette paroisse avec son régiment. « De sorte que je vous assure que c’est bien le cadavre dudit Vincent REY que l’on a porté dans la maison de ville du présent lieu. »

 

 

samedi 2 novembre 2024

B comme blessures

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


Dans les bois de Bérouze, Me DELACOSTE, le chirurgien, fit valoir qu’il n’était pas facile de procéder à la visite [autopsie] du cadavre sur la neige et dans les buissons où il était couché et plié. Le juge en convint et ordonna à un paroissien de prendre son cheval et de préparer un traîneau pour conduire le cadavre au bourg de Samoëns. Ce qui fut sur le champ exécuté : les témoins le mirent sur le traîneau et tous s’acheminèrent jusqu’au devant de la maison où s’assemble le conseil de la paroisse située près de la place du bourg. Ensuite le cadavre fut transporté dans la chambre pour que le chirurgien en fasse l’autopsie.

 

Blessures, création personnelle inspirée de V. Wagner
Blessures, création personnelle inspirée de V. Wagner

Toujours assisté comme on l’a dit ci-devant [c'est-à-dire hier à la lettre A de ce ChallengeAZ] le juge fit prêter serment à Me Noël DELACOSTE, le chirurgien, de procéder fidèlement à la visite du cadavre et de déclarer ensuite le genre et la cause de sa mort, avec toutes les circonstances qu’il croyait pourvoir être rencontrées, s’il avait perdu la vie avec arme ou autrement.

Non sans avoir, préalablement, rappelé l’importance du serment et les peines qu’encourent les parjures, « tant par les loix divines humaines que par la disposition des Royales Constitutions ».*

 

Me DELACOSTE, assisté de deux témoins, effectua l’examen et fit son rapport au juge. Plusieurs coups furent constatés :

- un à la tempe, de la largeur d’un petit doigt, et pénétrant jusqu’ à l’os, sans doute fait avec un couteau ou un stylet.

- au côté droit, une plaie à côté de l’oreille sans doute faite avec un instrument contondant comme une pierre ou un bâton.

- une autre « playe du costé droit de l’estomach ».

 

Le chirurgien pensait que ces trois blessures étaient chacune plus que suffisante pour avoir causé la mort au cadavre.

 

Il avait, par ailleurs, trouvé une douzaine de plaies dans la cuisse droite, toutes pénétrantes jusqu’au fémur ; lesquelles, ainsi que celle de l’estomac, avaient été faites avec un couteau ou stylet et avec le même instrument puisqu’elles étaient toutes de la même largeur.

Une autre plaie avait été trouvée au dessus du genou droit et deux contusions sur l’épaule gauche et « sur les humerusse de l’homme platte » [humérus de l’omoplate].

 

Le chirurgien pensait que, de toutes les plaies et contusions qu’il avait constatées, il n’y avait que celle de la tête et de l’estomac qui avaient pu causer la mort du cadavre, et provoqué l’écoulement de sang qu’ils avaient vu répandu dans la chemise, son manteau et sa culotte. 

 

Le juge ordonna ensuite à Me VUARCHEX de plier la gaine de cuir trouvée sur le cadavre dans du papier et de le cacheter en deux endroits différents avec son sceau, représentant trois poules et un chevron sur cire rouge**, pour en conserver l’identité.

 

Le cadavre fut ensuite inhumé dans le cimetière de la paroisse de Samoëns***.

 

 

 

 

 

 

* Pour mémoire ces Royales Constitutions sont un ensemble de textes régissant le droit privé en Savoie (voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus).

** Le juge DELAGRANGE décrit trois fois son sceau au cours de la procédure et chaque fois d’une manière différente. Il est donc difficile de se faire une idée précise dudit sceau, d’autant plus qu’il utilise des termes qui ne sont pas conformes aux lois de l’héraldique.

*** Selon l’instruction : il n’en est pas fait mention dans le registre paroissial des actes de sépultures de la paroisse.