« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 13 novembre 2025

L comme litanie à blanc

Sur les pas de Cécile

 

    Je trouve Augustin, le mari de Cécile, sur les listes électorales d’Angers, de 1876 à 1905 (moins quelques éclipses lorsqu’il quitte la ville – voir la lettre C de ce ChallengeAZ). Des lacunes dans le fichier des électeurs de Paris nous empêche de le suivre après son déménagement en région parisienne.

    Pendant une seconde je m’étonnais de ne pas y trouver Cécile elle-même. Pendant une seconde seulement. Car à l’instant je me rappelais que, du temps de Cécile, les femmes n’avaient pas le droit de vote. Non mais, et puis quoi encore ? Le suffrage universel, ça sonne bien, mais dans la pratique c’est souvent universel pour les mêmes : les hommes ! 

 

Suffragettes © Création personnelle d'après Bing 

 

    Faut dire que le droit de vote des hommes c'est une vieille histoire, une tradition bien ancrée, celle qui a longtemps fait croire aux mâles qu'ils étaient les seuls à avoir un cerveau capable de choisir leur destin. Le cervelet des femmes, lui, a longtemps été vu comme une un truc pas fiable, émotif, bref une bizarrerie dangereuse par les pères-la-morale. Jusqu’à ce qu’enfin on se dise que les bonnes femmes pouvaient peut-être cocher une case sans faire sauter la patrie. Pour qu’elles puissent exercer ce droit pour la première fois, il faut attendre les élections municipales du 29 avril 1945. Alléluia !

    Ça a été long comme un jour sans pain. Pour la première fois les Françaises peuvent exercer un droit dont leur pères, maris et fils usent et abusent depuis plus de 150 piges : le droit de vote. Une sacrée avancée, même si le contexte était merdique. Parce qu'à l’époque, la situation du pays ne se prête pas fêter ça dans la joie. Les Français (et les Françaises) ont bien d’autres préoccupations : le rationnement, la guerre qui n’est pas encore finie et les 2 millions de prisonniers, déportés et travailleurs qui sont encore en Allemagne et qu'on attendait avec impatience et inquiétude. Pas vraiment le moment de faire péter le champagne. 

    Ce droit, on leur avait chipé depuis le début, lorsque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait oublié que les Françaises aussi étaient des citoyennes. Pas de trace de femmes dans le précieux texte, déjà ça, c’est réglé. Personne à l’époque ne s’en était formalisé, à part quelques originaux comme Condorcet ou Olympe de Gouge (qui a quand même eu le culot d’écrire en 1791 Déclaration de la femme et de la citoyenne avec cet article X qui claque : « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ») ; quelques originaux, donc, s’étonnant que l’on puisse priver de droits civiques la moitié de l’humanité. Bon, ils parlaient dans le vide, les pauvres : au mieux on les prenait pour des illuminés, au pire on les ignoraient complètement.

    En 1848 est institué le suffrage universel (universel pour les hommes, évidemment). Les femmes, elles, on les entend à peine. Même les Communardes ne font pas grand cas pas du sujet.

    La démocratie, c'était d'abord une affaire d'hommes, une histoire de barbes et de testostérone. Les femmes ? Elles étaient faites pour la cuisine, les enfants, et l'admiration silencieuse. Elles n’existaient alors que comme épouses, filles ou mères de famille. Elles étaient sous la coupe du mari. On le devait en grande partie à l’Église catholique. Ce bon Saint Paul avait d’ailleurs de précieux conseils en la matière : « Que les femmes gardent le silence dans les assemblées, car elles n’ont pas la permission de parler ; mais qu’elles restent dans la soumission, comme le dit la Loi. » (première épitre aux Corinthiens). Ça donne envie. Avec un discours pareil, pas étonnant que des générations de femmes aient grandi en croyant qu’elles devaient fermer leur clapet. Soumises, elle n’avaient même pas l’idée de réclamer les droits qu’elles n’avaient pas. De toute façon, à quoi ça sert : on prédisait qu’elles voteraient comme le curé. Ou comme leur mari. On n’imaginait même pas qu’elles puissent voter pour elles-mêmes !

    Et là, attention, la honte nationale : la France sera un des derniers pays occidentaux à autoriser le droit de vote des femmes. Dans les années 20 et 30 les femmes auraient pourtant bien des raisons de réclamer l’égalité civique, après une guerre à laquelle elles avaient largement contribué. 14/18 : la guerre qui ravage l'Europe, les hommes qui se battent, les femmes qui font tourner le pays à bout de bras, remplaçant les gars dans les bureaux, les usines et les champs… Un boulot de titan ! Cet effort de guerre a permis aux Anglaises, aux Américaines et aux Allemandes d’obtenir le droit de vote. Des pays tout neufs, apparus après la fragmentation des empires à cause du conflit mondial, pondent leur constitution toute neuve et y incluent le droit de vote des femmes (Finlande en 1906, Allemagne pareil en 1918). Angleterre et États-Unis allongent la liste en 1918 et 1920. Et nous, rien. Parce que chez nous, les institutions tenaient bon, : la stabilité nous a porté tort, un comble ! Les vieux barbons de la République avaient peur de perdre la main : n’élargissons pas le corps électoral, surtout pour un vote dont on n’est pas sûr du résultat (pour qui voteront-elles ces satanées bonnes femmes ?). Résultat : rien ne change pour les meufs. Nada. Les femmes ont été assez solides pour enterrer leurs fils tombés à Verdun, mais elles étaient jugées trop émotives pour choisir un président. On leur a tellement répété qu'elles ne comprenaient rien à la politique que certaines femmes ont fini par le croire. Même le féminisme français ne s’intéresse pas spécialement au droit de vote des femmes. Rien à voir avec les suffragettes anglaises qui, elles, ont remué ciel et terre. Et pas en vain, j'aime autant vous le dire.

    En 1919 pourtant, y’avait un p’tit vent d’espoir dans l’air. La chambre des députés, à la demande d’Aristide Briand, décide enfin d’ouvrir un bout de la porte : elle accorde le droit de vote aux Françaises (pour des élections locales uniquement, hein, faut pas pousser mémé dans le bureau de vote), et à une écrasante majorité tout de même. Mais le Sénat repousse le projet. Et trois fois, s’il vous plaît : en 1925, 1932 et 1935. Il donnait comme excuse que l’influence de l’Église serait trop grande. La vieille rengaine, quoi. Il y régnait aussi une misogynie flagrante. Le sénateur Duplantier a balancé tranquille en plein hémicycle : « Ces dames voudraient être députées ? Et bien non. Qu’elles restent ce qu’elles sont : des putains ! » (là, je suis carrément en PLS). Accorder le droit de vote aux femmes c’est faire flipper les hommes : finie la politique de bistrot entre moustachus.

    Pourtant, en 1936, le Front populaire élu, Léon Blum désigna trois femmes au gouvernement. Elles n’avaient pas le droit de voter ou d’être élues, mais pouvaient être ministre (enfin sous-secrétaire d’État, seulement, n’exagérons rien) ! N’empêche, c’était déjà un p’tit pavé dans la mare.

    En 1939, les femmes remettent activement les mains dans le cambouis. Avec les hommes elles partagent les épreuves de l’Occupation. Il devient impossible qu’elles ne partagent pas aussi la responsabilité du pouvoir et une large part de l’opinion d'accord là-dessus. Avant même la fin du conflit, tout le monde en est bien conscient, même les plus bouchés du cigare. En 1943 le Conseil National de la Résistance inclut le droit de vote des femmes dans son programme. C’est le Général De Gaulle, par l’ordonnance du 21 avril 1944, qui met un terme à plus de 150 ans d’inégalité politique (peut-être qu’Yvonne lui a soufflé à l’oreille, qui sait…). Article 17 : « les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

    Et voilà qu'un an plus tard, en avril 1945, elles exercent pour la première fois ce droit aux élections municipales. En octobre c’est l’assemblée constituante qui est élue. À l'issue de ce vote, on compte 33 femmes élues députées, soit 5,6 % du total. Pas encore la parité, mais pour une première, c’est déjà un joli pied dans la porte ! Les meufs ont attendu 1945 pour voter, mais elles voyaient clair depuis toujours. Fallait juste qu’on leur laisse un crayon.

    On notera au passage que ce droit de vote n’a pas bouleversé de façon majeure la condition des femmes dans la société. Pour ça, il faudra remettre le couvert et se battre pour les droits civils, la maîtrise du corps, le consentement, etc… Et m’est avis que c’est pas encore tout à fait fini.

    Quoi qu’il en soit, ce droit de vote en 45, c’est trop tard pour Cécile, qui meurt en 1937. Elle n’aura jamais eu le privilège de l’exercer. J’ai trop le seum pour elle.

 

 

mercredi 12 novembre 2025

K comme Kœnigsberg, fichu cagna

Sur les pas de Cécile

 

    Augustin, le mari de Cécile, a passé son enfance en Corse où son paternel tenait le képi de gendarme. Un gamin élevé au soleil, mais aussi à la rigueur militaire.

    En 1867, le jeunot décide de devancer l’appel et de s’engager dans l’armée. Qu’est-ce qui a provoqué cette décision ? Voulait-il juste « voir du pays » ? Y a-t-il eu un conflit qui a provoqué ce départ précipité du domicile familial ? Je ne le pense pas, à cause de deux éléments qui me chatouillent l'intellect. D’abord, s’il y a eu des désaccords avec ses parents, ils ont dû s’apaiser car ils ont eu de nombreuses relations par la suite. Pas le genre à couper les ponts, Augustin. Ensuite lorsqu’il se porte volontaire il n’a que 16 ans. Or normalement on ne s’engage pas avant 18 ans. Bon, entre 16 et 18 c’est toléré quand même, à condition d’avoir un développement physique suffisant et l’accord de son paternel ; et c’est mon deuxième élément qui me fait dire qu’ils ne devaient pas être super fâchés. Un père fâché, il ne signe pas les papiers pour que son gamin aille se faire trouer la peau ou envoyer dans un camp de prisonniers au bout du monde !

 

Camp de prisonniers © Bing

 

    Selon sa fiche militaire il est mentionné « classe de mobilisation 1867, dispensé » mais il est aussi dit « engagé volontaire le 3 octobre 1868, arrivé au corps ledit jour ». Ça fait un grand écart entre 1867 et le 3 octobre 1868. Et je ne comprends pas bien la mention « dispensé ». Là, mon cervelet fait des vaches zigzags comme un sismographes pendant l’éruption de Pompéi… à condition que les Ritals aient eu ce genre d’appareil à ce moment-là. Mais j’en perds mes escrimes. Peut-être ne s’est-il engagé qu’à 17 ans en 1868 finalement. Bon, ça n’a pas vraiment beaucoup d’importance, mais j’aimerai éclaircir ce point un jour. C'est le genre de détail qui vous turlupine les nuits blanches, ça !

 

    Bref, il s’engage. Il est incorporé au 32ème régiment d’infanterie de ligne où il arrive le 3 octobre 1868 comme soldat de 2ème classe. Il y apprend à marcher au pas, à astiquer des pompes qui brillent comme un sou neuf, à ramper dans la gadoue et à démonter un fusil les yeux bandés. Le service militaire, on n’en ressortait pas forcément plus intelligent, mais certainement plus débrouillard. Une école de la vie, quoi, version treillis et baïonnette. Le 7 juin 1870 Augustin est nommé caporal, de 2ème classe d’abord puis de 1ère classe en août. Le caporal c’est le plus haut grade que tu peux choper quand t’es encore dans la piétaille, les hommes du rang, la base quoi. Tu commandes alors une escouade : en gros, t’as dix, vingt lascars sous ton béret, et faut que ça file droit, sinon gare aux rouspétances ! Mais attention, « la classe », c’est pas un grade c'est une distinction. Bref, c’est juste une façon de te dire où t’en es dans la bande, pas de quoi pavoiser. En octobre 1872 Augustin est nommé sergent. Là, on rigole plus : c’est un vrai sous-off (le premier grade), un chef d’escouade, un type qui mène la barque, avec un caporal pour lui filer un coup de pouce. Une belle ascension, pour un jeune volontaire ! Sauf que la vie militaire, c'est pas toujours le tapis rouge. En 1873 Augustin est remis soldat 2ème classe. Pourquoi ? Mystère et boules de gomme ! D’autant plus qu’il a reçu un certificat de bonne conduite. Une rétrogradation, une punition, une entourloupe ? Va savoir. Les papiers ne sont pas toujours bavards et les morts gardent le silence.

 

    Il a fait campagne contre l'Allemagne, du 19 juillet 1870 au 19 juin 1871. La guerre de 1870, la vraie, celle qui a vu nos soldats se faire dérouiller par les Prussiens. Pas de blessure ni de décoration signalée. Il a dû passer entre les balles comme un chat entre les gouttières. Il a survécu à la boucherie. Un miracle, ou une sacrée chance.

 

    Bon, avant de s’embrouiller, on arrête tout pour se remettre en mémoire la guerre de 1870, ce conflit qui a marqué les esprits et foutu un sacré bazar en Europe.

    Faut comprendre : on nage en plein dans la montée des nationalismes du XIXème siècle, en particulier du côté de l'Allemagne. Le gars Bismarck y veut se débarrasser de ses ennemis, l’Autriche et la France. Pour provoquer les Français, le fourbe, il pousse le cousin du roi de Prusse à se porter candidat au trône d'Espagne. S'il était élu, la France serait cernée par les Teutons, ce qu'elle veut absolument éviter. Niet ! Alors forcément, elle a dit : « Ah ben non, ça va pas le faire ! ». Mais Bismarck transforme cette question diplomatique mineure en camouflet pour la France, le petit malin. Se sentant insultés, les Français déclarent la guerre à la Prusse 19 juillet 1870 aussi sec. Le souci, c’est que nos troufions, eux, étaient pas super prêts, alors que les Prussiens, eux, ils marchaient au pas cadencé, le pouce sur la couture du pantalon ! L’armée allemande était mieux organisée, mieux entraînée, mieux tout, quoi. Résultat ? On se fait balayer malgré un armement plus faible que les gars d'en face. La preuve que, quand t’as de l’ordre, tu peux battre plus costaud que toi.

    La guerre de 1870 s'est déroulée autour d'étapes clés, comme la bataille de Sedan en septembre) ou le long siège de Paris. La première conduit à la chute de Napoléon III, qui s'est fait coincer comme un bleu, et à la proclamation de la République le 4 septembre. Un changement de régime en pleine débâcle, c'est ce qu'on appelle un accouchement dans la douleur. Le siège de Paris, quant à lui, dure du 20 septembre 1870 jusqu'à la fin de la guerre. Près de deux millions de Parisiens se sont pris au piège dans la capitale, cernés, gelés, affamés, pauvrement défendus par quelques dizaines de milliers de soldats. Les Parigots sont réduits à grignoter du rat et du cuir de botte. Une vraie boucherie sans armes, juste par l'usure. Il s'achève le 28 janvier 1871 avec la signature de l'Armistice.

    Et là, le bilan, mon vieux… dur à avaler : on perd l’Alsace-Lorraine, on se coltine une dette de guerre monstrueuse, l’Empire s’effondre, et la Troisième République débarque. Et, cerise sur le gâteau de la discorde, une grave animosité entre Français et Allemands déboule. Une rancune tenace, la graine des guerres à venir.

 

    Notre Augustin, lui, a eu droit à son lot de misères. Il a été fait prisonnier le 29 octobre 1870. J’ignore dans quelles circonstances exactement, mais peut-être que c'était pendant la bataille de Saint-Quentin. Cette bataille a fait partie des derniers efforts des troupes françaises pour rompre l'encerclement des forces prussiennes, victorieux après Sedan. On s’est bien mailloché la gueule ce jour-là, mais les forces françaises ont été largement dominées par les armées prussiennes. La bataille a abouti à une défaite sévère pour la France, avec de lourdes pertes, contribuant à l'effondrement du front français et précipitant la capitulation de la France quelques mois plus tard. Les régiments d'infanterie de ligne et de la garde nationale mobilisés dans cette bataille étaient mal équipés et mal commandés par rapport à leurs adversaires prussiens. Le souk, quoi ! Saint-Quentin a marqué un tournant décisif dans la guerre, avec une écrasante victoire pour les Prussiens, mieux organisés et préparés. Le 32e de ligne a participé à cette funeste bataille. Malheureusement, malgré la bravoure de ses biffins, le régiment a subi de lourdes pertes. Nombreux, parmi ceux qui n’ont pas succombé aux combats, ont été fait prisonniers. C’est le cas d’Augustin. Il a dû voir des vertes et des pas mûres ce jour-là, le pauvre.

 

    Une fois chignolé, il a été expédié direct dans un camp de prisonniers, à Kœnigsberg en Prusse (Königsberg en allemand. Aujourd’hui, on dit Kaliningrad, une enclave Russe isolée entre la Pologne et la Lituanie). Le camp, c’est quelque part entre nulle part et pas mieux. Une sorte de cul-de-sac de la misère, où même les corbeaux hésitent à poser leurs plumes. Pendant la guerre de 1870, un sacré paquet de soldats français ont été capturés (plus de 400 000) et internés dans différents camps à travers l'Allemagne (environ 200). Les Allemands, ces petits malins, n’avaient pas envisagé l’ampleur de cet arrivage massif de détenus. Aucune infrastructure n’avait été prévue, pas de baraques, pas de bouffe, ce qui a entraîné des conditions de transport et de détention souvent très difficiles.

    Avant d’arriver là-bas, les captifs rejoignaient une gare à pied, parfois pendant des jours. Ils embarquaient alors dans un train pour leur destination en Allemagne, et sans doute pas dans des wagons de luxe en ligne directe, si vous voyez ce que je veux dire. Des trains à bestiaux, sûrement, avec l'odeur de la sueur et la peur au ventre. Le train vers nulle part, sans retour garanti.

     Ces camps sont l’antichambre du néant, un endroit où les jours se comptent en privations et l’homme se déshabille de sa dignité. Les conditions de vie dans ces camps variaient, mais souvent, les prisonniers faisaient face à des conditions difficiles : le froid te bouffait les doigts, la faim te rongeait le ventre, et le typhus te faisait la bise. Les installations étaient souvent rudimentaires, parfois même inexistantes : ce sont les prisonniers eux-mêmes qui devaient construire leurs baraquements. Des planches mal clouées, des tentes déchirées, et un vent d’hiver qui se faufilait partout. Des baraques souvent surpeuplées, où les prisonniers se caillaient les miches, notamment lors des hivers rigoureux de la Prusse-Orientale. La nourriture fournie était souvent insuffisante en quantité et en qualité : de la flotte tiède et deux patates à se partager, quand c’était jour de fête. Résultat : les gars maigrissaient à vue d’œil, la peau sur les os, les yeux dans le vague.
    Les maladies faisaient le reste : typhus, dysenterie… ça tombait comme des mouches, contaminant même parfois les populations locales. Les soins médicaux étaient limités ou carrément inefficaces. La faim, le froid, la maladie sont les compagnons de route du prisonnier. Ces camps, c’étaient pas des hôtels trois étoiles. C’étaient des gîtes où tu payais ton séjour en humiliations et en diarrhées collectives. Les gars y tenaient debout avec trois clopes, deux souvenirs et un peu de fierté dans les bottes. La vie n’y tient qu’à un fil de fer barbelé. Et pour combler le tout, certains captifs étaient envoyés au turbin, souvent dans des conditions difficiles, pour soutenir l'effort de guerre prussien.

    Dans les camps, t’es plus un soldat, t’es un numéro, une silhouette crasseuse avec des rêves qui tiennent dans une boîte d’allumettes. Chaque jour c’est une année. Le temps n’a plus de goût. C’est le bouillon tiède de souffrance, d’attente et de clopes roulées dans des feuilles de journaux périmés.
 

    Au fur et à mesure que le conflit avançait, des échanges de captifs ont eu lieu. Pas par bonté d’âme, non, juste parce qu’y en avait trop à nourrir. Ce qui arrange les Français bien sûr, mais aussi les Prussiens qui se débarrassent ainsi d’une partie du problème. À la fin de la guerre, un grand nombre de soldats français ont été libérés, mais le processus a été long et complexe. Certains détenus ont dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir rentrer chez eux. Augustin lui, rentre enfin le 19 juin 1871. Il a tenu huit longs mois dans cet enfer de planches et de vent glacé. De retour amaigri, vidé, sûrement brisé un peu, mais vivant.

 

    Quelle a été la vie d’Augustin durant sa captivité ? Je l’ignore précisément. Mais comme les autres, il a dû se cailler dans sa baraque, avoir la dalle, peut-être trimer comme un forçat pour même pas un bout de bidoche. Et après ? J’espère que les camps n’ont pas laissé des cicatrices indélébiles à Augustin, des souvenirs qui hantent jusqu’au milieu de la nuit peuplée de fantômes. Parce que la guerre, ça te fout en l'air une vie, même quand tu en réchappes.

 

 

 

mardi 11 novembre 2025

J comme journal intime

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile, elle se pointe qu’une seule fois en direct dans la presse

 

Presse © Bing

 

    C'est juste une liquette dans la rubrique état civil du Courrier d’Angers, qui annonce son mariage en 1875 avec Augustin. Après, pour la recroiser, faut la choper en douce, au détour de la même rubrique, dans le même canard ou dans le Petit Courrier, édition d’Angers, ou bien encore dans l’Anjou, journal de l’Ouest : là, on voit défiler sa marmaille avec les annonces de naissances (Augustin en 1888, Ernest en 1889, Thérèse en 1891, Benoît en 1892, Alexandre en 1895), les publications de mariage (François en 1904, Marie en 1905, Augustin en 1912) ou de décès (Alexandre en 1881, Thérèse en 1892).

    À chaque coup ils inscrivent l’adresse. Fichtrement pratique quand on a paumé son ancêtre !

    Deux des fistons de Cécile y pointent leur nez lors de l’appel militaire, parce que oui, en ce temps-là la presse balançaient ce genre d’info : en 1898, dans la liste des jeunots de la classe 1897 inscrits sur les tableaux de recensement de la Ville d'Angers, canton Nord-Est est cité « Astié Louis, rue de la Madeleine, 9 ». Et pan ! François, à son tour en 1905.

 

    Et la presse, c’est pas seulement des noms jetés en vrac : des fois, elle t’ouvre des petites fenêtres sur des tranches de vie que personne ne soupçonnait. Je vais vous cloquer un conseil gratis ici : ne zappez pas les gazettes quand vous fouillez votre arbre familial.

    Dans le Petit Courrier « quotidien républicain régional à grand tirage » du 24 juillet 1902 est balancé un avis de recherche : « Disparu. M. Auguste Astié, ouvrier de fabrique, rue Marceau, 12, est venu déclarer hier soir à M. le commissaire de police de permanence, que ses deux enfants, âgés l'un de 9 ans 1/2, l'autre de 7 ans 1/2, sont partis de chez lui vers 6 heures environ et depuis ne sont pas rentrés. Voici leur signalement : tête nue, vêtus tous les deux d'un sarreau à carreaux noirs et blancs, chaussés de sabots. »
    Les âges collent pile poil aux deux derniers gamins du couple, Benoît et Alexandre. On sait qu’on les a repêchés quelque part (la suite le prouve), mais va savoir où et comment… mystère et boule de gomme.

    Plus chouette sont les récompenses accordées : Augustin fils, créchant au 82 faubourg St Michel, décroche un bon d'achat de 10 balles pour son petit lopin lors du classement du concours des jardins ouvriers, en 1938. Son rejeton Daniel se fait remarquer parmi les lauréats du certif' en 1926 puis cartonne à l’École des Beaux-Arts (de 1929 à 1931), où il décroche le 2e prix du cours d’architecture en 1931 par exemple. Dans son taf à l’UDAF (Union Départementale des Associations Familiales) il est aussi épinglé régulièrement dans les colonnes locales : cérémonies, discours, etc...

    Les entrefilets parus dans les canards du XIXème sont parfois fendards : « Objets trouvés : trouvé samedi une paire de lunette boulevard du Palais, les réclamer chez M. Astié, 82 rue St Michel, Angers » (1938).

 

    Comme j’ai déjà eu l’occasion de le lâcher sur ce blog, au XIXème la presse, ça commençait à flamber : les machines tournaient à plein régime, les rotatives crachaient du papier comme un chat crache ses poils. Et tout ça, grâce à la modernisation des techniques et à l'alphabétisation qui progressait comme une tache d'huile. Et puis la réclame, hein ! La pub, la bonne vieille pub, c’est elle qui a fait dégringoler les prix de production. Du coup, les journaux se vendaient trois fois rien. Résultat ? Même le petit ouvrier pouvait se payer sa lecture du matin entre deux gorgées de café noir.

    Bien sûr, le journalisme c'était pas ce que vous lisez aujourd'hui dans vos journaux bien léchés. On était encore loin d’un jargon journalistique typique, avec ses codes (hiérarchie codifiée de l’information, rôle et place de l’anecdote, titre, chapeau). Nan, là on parlait d’une presse foutraque, vivante, un joyeux bazar ! Ni règles, ni Dieu ni maître. Les rédactions étaient moins grosses, avec moins de journaleux embauchés. D'ailleurs la profession de journaliste n’existait pas encore vraiment. Les types, c’étaient des plumitifs, des écrivains de hasard qu’on appelait « écrivains de journal ». Des gars qui savaient baratiner comme pas deux avec un brin de fantaisie, juste pour faire jaser. C’était la foire aux nouvelles où le vrai et le faux se frottaient sans vergogne, comme deux clochards sous un pont. Chacun y allait de sa petite ritournelle, sortant autant de scoops bétons que de vérités arrangées à la sauce du chef. Ils vendaient du sensationnel, du scandale, du croustillant, tout ce qui faisait vibrer la ménagère et l’ouvrier. Et ça marchait à fond. Les ventes grimpaient comme la mousse d’un demi bien tiré et, pendant ce temps, le populo oubliait que le monde continue de tourner à l'envers.

    Faut dire qu’à cette époque, la frontière entre journalisme (information, chronique) et littérature (conte, fiction) n'était pas plus épaisse qu’un papier à cigarette. Un article, un roman, un conte ? Tout se mélangeait gaiement, comme un dimanche aux guinguettes. Les journaux influençaient la littérature (les écrits, jusqu’alors argumentatifs, deviennent narratifs) et inversement. Bref, les journaux piquaient des idées aux romanciers, les romanciers racontaient des faits divers comme s’ils y étaient, et tout ce beau monde se donnait la réplique dans les colonnes à la une. D'ailleurs, des écrivains travaillaient au sein des feuilles de chou. Certains d’entre eux se sont fait connaître grâce aux « feuilletons », ces histoires publiées par épisodes dans les quotidiens, comme Les Mystère de Paris, d’Eugène Sue, véritable carton plein en 1841/42. Si la partie feuilleton était clairement identifiée comme une partie imaginaire, des éléments fictionnels dégoulinaient aussi dans les articles sérieux. C’était un joyeux mix entre le roman-feuilleton et le procès public. En plus, ces écrivains signaient aussi des coups de gueule politiques ou artistiques, en direct avec la clientèle. Un vrai melting-pot où tout se mélangeait, pour le plus grand plaisir des lecteurs avides de sensations fortes et de débats de bistrot. Et le public en redemandait !

    Les publications faisaient souvent 4 pages, pas plus à cette époque. Les pages 2 et 3 étaient appelées le « ventre mou du journal ». C’était là que traînaient des articles pas signés et qui étaient souvent republiés dans plusieurs canards (ce que les lecteurs savaient pertinemment, mais ça ne les empêchait pas de les dévorer comme des croissant au petit déjeuner !). Ces articles cartonnaient parce qu’ils étaient poignants, tordaient les tripes ou qu’ils grattaient l’envie de frissonner. Et pis surtout parce que ça collait pile-poil aux angoisses du moment et ça faisait vendre. Du drame humain, du fait divers, du glauque, tout ce qui fait saliver le lecteur. Le journalisme d'hier, c'était ça : du sensationnel, de l'émotion. C’était pas de la grande rigueur, mais qu’est-ce que c’était vivant ! Ça sentait l’encre, la sueur et le canular. Les mots s’entrechoquaient, les idées fusaient, et les lecteurs en redemandaient.

     C’est là que l’on retrouve l’histoire de Benoîtl’un des petits derniers de Cécile, « la caverne des 8 voleurs » comme l'a baptisée la pressepubliée dans plusieurs titres comme c’est l’usage :

« La caverne des huit voleurs - Des plaintes affluaient depuis quelque temps dans les bureaux de M. Carré, commissaire de police d'Ivry. Ce n'étaient que déprédations et larcins. En vain depuis des mois cherchait-on les voleurs. Le hasard donna le mot de l'énigme et dès la première heure la police faisait hier irruption dans une cabane s'élevant non loin du fort d'Ivry, dans un terrain vague, et mettait en état d’arrestation tous les locataires. Ils étaient huit. On apprit alors que ces garnements, venus d’un peu partout, s’étaient réunis un beau jour, avaient décidé de se construire un repaire. Ils avaient, à cet effet, dévalisé les entrepôts de bois — emportant madriers et planches. En quelques jours, la cabane avait surgi de terre. Tous durent prendre le chemin du dépôt. Ce sont : René Fabreguettes, dessinateur, sans domicile ; Charles Liseau, domicilié place Bernard-Palissy, à Ivry ; Jacques Favier ; Alexandre Ungeman, maçon, et Georges Royer, couvreur, tous deux habitant avenue des Écoles à Vitry ; Benoît Astier, maçon, rue Raspail, à Ivry ; enfin, Gustave Aveline, 25, rue Parmentier, également à Ivry. Le plus âgé de ces malfaiteurs a vingt ans et le plus jeune dix-sept. » (Le Petit Parisien, 17/11/1910) – Article republié tel quel le 24 dans le Parisien.

« Bonne capture - Depuis quelques temps, des déprédations étaient faites dans les chantiers de glaise et dans les petits jardins garnissant de fleurs et de légumes potagères, les jolis pavillons de Vitry et des environs de la gare et de l'hospice. M. Carrié, notre sympathique commissaire de police, en fut prévenu et désigna pour surveiller sur ces modestes propriétés une partie de sa brigade mobile. La semaine dernière, les inspecteurs Barbut et Gascard eurent enfin la main heureuse car ils réussissaient à capturer les auteurs de ces méfaits. Ceux-ci, les nommé Fabregettes (Marcel), 20 ans; Nugemach (Léon), 17 ans; Lisseau (Charles), 19 ans; Favier (René), 17 ans, tous quatre sans domicile, ainsi que leurs compagnons Edeline (Gustave), 25 rue Parmentier, 19 ans; Astié (Benoît), 17 ans, 45 rue Raspail et Roger (Georges), 16 ans, 35 avenue des Écoles à Vitry étaient entre les mains de M. Carrié, commissaire, qui a fait diriger les aînés au Dépôt où il ont maintenant un domicile et les jeunes chez leurs parents où ils attendront leur convocation pour la Correctionnelle. Nos félicitations aux auteurs de cette importante capture. Paulin Broquet. » (La Petite Banlieue, Organe de la Seine (hors Paris) du 26/11/1910). Les noms ont un peu changé : je vous l'ai dit, la rigueur, c'était pas la préoccupation principale.

« Ivry : Le jeune Benoît Astié, compromis dernièrement dans l'affaire que nous avons racontée sous le titre "la Caverne des huit voleurs" n'a pas été envoyé au dépôt. Sa culpabilité en la circonstance n'ayant pas été démontée, il a été remis en liberté par M. Carrié, ainsi que trois autres des individus arrêtés. » (Le Petit Parisien du 23/11/1910)

    S’il s’est pas retrouvé à l’ombre pour cette embrouille-là, t’inquiète, ça viendra fissa : moins d’un an plus tard, il se fera embarquer pour une autre magouille. J'en reparle plus tard, promis.

 

     Et pour finir tout ça en beauté, je vous sors un dernier p’tit bonbon trouvé dans les canards, pour la route : la cavale du petit-fils de Cécile : « La fugue du pupille - Informée par un employé de chemin de fer qu'un jeune homme venait de descendre du train de Paris, à 5 heures, sans billet, sans argent et sans pièce d'identité, la gendarmerie se rendit à la gare et interrogea ce jeune homme qui déclara se nommer Astié Alexandre, 15 ans, né le 17 juin 1916 à Paris (13e arrondissement) et avoir quitté l'Office des Pupilles du centre de Courtalain (Eure et Loire). Il était descendu à Châteaubriant sans savoir où il se trouvait. Conduit devant le Procureur de la République, le jeune homme fut confié à l'hôpital de Châteaubriant, en attendant que le centre des pupilles auquel il appartient vienne le prendre. Des renseignements recueillis, il résulte que le jeune Astié a déjà fait plusieurs fugues. » (l'Ouest Éclair du 19/11/1931).

    Cet article m’a permis de découvrir comment Alexandre avait été fourré en foyer… et que cela ne le branchait pas des masses, visiblement.