« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 12 novembre 2025

K comme Kœnigsberg, fichu cagna

Sur les pas de Cécile

 

    Augustin, le mari de Cécile, a passé son enfance en Corse où son paternel tenait le képi de gendarme. Un gamin élevé au soleil, mais aussi à la rigueur militaire.

    En 1867, le jeunot décide de devancer l’appel et de s’engager dans l’armée. Qu’est-ce qui a provoqué cette décision ? Voulait-il juste « voir du pays » ? Y a-t-il eu un conflit qui a provoqué ce départ précipité du domicile familial ? Je ne le pense pas, à cause de deux éléments qui me chatouillent l'intellect. D’abord, s’il y a eu des désaccords avec ses parents, ils ont dû s’apaiser car ils ont eu de nombreuses relations par la suite. Pas le genre à couper les ponts, Augustin. Ensuite lorsqu’il se porte volontaire il n’a que 16 ans. Or normalement on ne s’engage pas avant 18 ans. Bon, entre 16 et 18 c’est toléré quand même, à condition d’avoir un développement physique suffisant et l’accord de son paternel ; et c’est mon deuxième élément qui me fait dire qu’ils ne devaient pas être super fâchés. Un père fâché, il ne signe pas les papiers pour que son gamin aille se faire trouer la peau ou envoyer dans un camp de prisonniers au bout du monde !

 

Camp de prisonniers © Bing

 

    Selon sa fiche militaire il est mentionné « classe de mobilisation 1867, dispensé » mais il est aussi dit « engagé volontaire le 3 octobre 1868, arrivé au corps ledit jour ». Ça fait un grand écart entre 1867 et le 3 octobre 1868. Et je ne comprends pas bien la mention « dispensé ». Là, mon cervelet fait des vaches zigzags comme un sismographes pendant l’éruption de Pompéi… à condition que les Ritals aient eu ce genre d’appareil à ce moment-là. Mais j’en perds mes escrimes. Peut-être ne s’est-il engagé qu’à 17 ans en 1868 finalement. Bon, ça n’a pas vraiment beaucoup d’importance, mais j’aimerai éclaircir ce point un jour. C'est le genre de détail qui vous turlupine les nuits blanches, ça !

 

    Bref, il s’engage. Il est incorporé au 32ème régiment d’infanterie de ligne où il arrive le 3 octobre 1868 comme soldat de 2ème classe. Il y apprend à marcher au pas, à astiquer des pompes qui brillent comme un sou neuf, à ramper dans la gadoue et à démonter un fusil les yeux bandés. Le service militaire, on n’en ressortait pas forcément plus intelligent, mais certainement plus débrouillard. Une école de la vie, quoi, version treillis et baïonnette. Le 7 juin 1870 Augustin est nommé caporal, de 2ème classe d’abord puis de 1ère classe en août. Le caporal c’est le plus haut grade que tu peux choper quand t’es encore dans la piétaille, les hommes du rang, la base quoi. Tu commandes alors une escouade : en gros, t’as dix, vingt lascars sous ton béret, et faut que ça file droit, sinon gare aux rouspétances ! Mais attention, « la classe », c’est pas un grade c'est une distinction. Bref, c’est juste une façon de te dire où t’en es dans la bande, pas de quoi pavoiser. En octobre 1872 Augustin est nommé sergent. Là, on rigole plus : c’est un vrai sous-off (le premier grade), un chef d’escouade, un type qui mène la barque, avec un caporal pour lui filer un coup de pouce. Une belle ascension, pour un jeune volontaire ! Sauf que la vie militaire, c'est pas toujours le tapis rouge. En 1873 Augustin est remis soldat 2ème classe. Pourquoi ? Mystère et boules de gomme ! D’autant plus qu’il a reçu un certificat de bonne conduite. Une rétrogradation, une punition, une entourloupe ? Va savoir. Les papiers ne sont pas toujours bavards et les morts gardent le silence.

 

    Il a fait campagne contre l'Allemagne, du 19 juillet 1870 au 19 juin 1871. La guerre de 1870, la vraie, celle qui a vu nos soldats se faire dérouiller par les Prussiens. Pas de blessure ni de décoration signalée. Il a dû passer entre les balles comme un chat entre les gouttières. Il a survécu à la boucherie. Un miracle, ou une sacrée chance.

 

    Bon, avant de s’embrouiller, on arrête tout pour se remettre en mémoire la guerre de 1870, ce conflit qui a marqué les esprits et foutu un sacré bazar en Europe.

    Faut comprendre : on nage en plein dans la montée des nationalismes du XIXème siècle, en particulier du côté de l'Allemagne. Le gars Bismarck y veut se débarrasser de ses ennemis, l’Autriche et la France. Pour provoquer les Français, le fourbe, il pousse le cousin du roi de Prusse à se porter candidat au trône d'Espagne. S'il était élu, la France serait cernée par les Teutons, ce qu'elle veut absolument éviter. Niet ! Alors forcément, elle a dit : « Ah ben non, ça va pas le faire ! ». Mais Bismarck transforme cette question diplomatique mineure en camouflet pour la France, le petit malin. Se sentant insultés, les Français déclarent la guerre à la Prusse 19 juillet 1870 aussi sec. Le souci, c’est que nos troufions, eux, étaient pas super prêts, alors que les Prussiens, eux, ils marchaient au pas cadencé, le pouce sur la couture du pantalon ! L’armée allemande était mieux organisée, mieux entraînée, mieux tout, quoi. Résultat ? On se fait balayer malgré un armement plus faible que les gars d'en face. La preuve que, quand t’as de l’ordre, tu peux battre plus costaud que toi.

    La guerre de 1870 s'est déroulée autour d'étapes clés, comme la bataille de Sedan en septembre) ou le long siège de Paris. La première conduit à la chute de Napoléon III, qui s'est fait coincer comme un bleu, et à la proclamation de la République le 4 septembre. Un changement de régime en pleine débâcle, c'est ce qu'on appelle un accouchement dans la douleur. Le siège de Paris, quant à lui, dure du 20 septembre 1870 jusqu'à la fin de la guerre. Près de deux millions de Parisiens se sont pris au piège dans la capitale, cernés, gelés, affamés, pauvrement défendus par quelques dizaines de milliers de soldats. Les Parigots sont réduits à grignoter du rat et du cuir de botte. Une vraie boucherie sans armes, juste par l'usure. Il s'achève le 28 janvier 1871 avec la signature de l'Armistice.

    Et là, le bilan, mon vieux… dur à avaler : on perd l’Alsace-Lorraine, on se coltine une dette de guerre monstrueuse, l’Empire s’effondre, et la Troisième République débarque. Et, cerise sur le gâteau de la discorde, une grave animosité entre Français et Allemands déboule. Une rancune tenace, la graine des guerres à venir.

 

    Notre Augustin, lui, a eu droit à son lot de misères. Il a été fait prisonnier le 29 octobre 1870. J’ignore dans quelles circonstances exactement, mais peut-être que c'était pendant la bataille de Saint-Quentin. Cette bataille a fait partie des derniers efforts des troupes françaises pour rompre l'encerclement des forces prussiennes, victorieux après Sedan. On s’est bien mailloché la gueule ce jour-là, mais les forces françaises ont été largement dominées par les armées prussiennes. La bataille a abouti à une défaite sévère pour la France, avec de lourdes pertes, contribuant à l'effondrement du front français et précipitant la capitulation de la France quelques mois plus tard. Les régiments d'infanterie de ligne et de la garde nationale mobilisés dans cette bataille étaient mal équipés et mal commandés par rapport à leurs adversaires prussiens. Le souk, quoi ! Saint-Quentin a marqué un tournant décisif dans la guerre, avec une écrasante victoire pour les Prussiens, mieux organisés et préparés. Le 32e de ligne a participé à cette funeste bataille. Malheureusement, malgré la bravoure de ses biffins, le régiment a subi de lourdes pertes. Nombreux, parmi ceux qui n’ont pas succombé aux combats, ont été fait prisonniers. C’est le cas d’Augustin. Il a dû voir des vertes et des pas mûres ce jour-là, le pauvre.

 

    Une fois chignolé, il a été expédié direct dans un camp de prisonniers, à Kœnigsberg en Prusse (Königsberg en allemand. Aujourd’hui, on dit Kaliningrad, une enclave Russe isolée entre la Pologne et la Lituanie). Le camp, c’est quelque part entre nulle part et pas mieux. Une sorte de cul-de-sac de la misère, où même les corbeaux hésitent à poser leurs plumes. Pendant la guerre de 1870, un sacré paquet de soldats français ont été capturés (plus de 400 000) et internés dans différents camps à travers l'Allemagne (environ 200). Les Allemands, ces petits malins, n’avaient pas envisagé l’ampleur de cet arrivage massif de détenus. Aucune infrastructure n’avait été prévue, pas de baraques, pas de bouffe, ce qui a entraîné des conditions de transport et de détention souvent très difficiles.

    Avant d’arriver là-bas, les captifs rejoignaient une gare à pied, parfois pendant des jours. Ils embarquaient alors dans un train pour leur destination en Allemagne, et sans doute pas dans des wagons de luxe en ligne directe, si vous voyez ce que je veux dire. Des trains à bestiaux, sûrement, avec l'odeur de la sueur et la peur au ventre. Le train vers nulle part, sans retour garanti.

     Ces camps sont l’antichambre du néant, un endroit où les jours se comptent en privations et l’homme se déshabille de sa dignité. Les conditions de vie dans ces camps variaient, mais souvent, les prisonniers faisaient face à des conditions difficiles : le froid te bouffait les doigts, la faim te rongeait le ventre, et le typhus te faisait la bise. Les installations étaient souvent rudimentaires, parfois même inexistantes : ce sont les prisonniers eux-mêmes qui devaient construire leurs baraquements. Des planches mal clouées, des tentes déchirées, et un vent d’hiver qui se faufilait partout. Des baraques souvent surpeuplées, où les prisonniers se caillaient les miches, notamment lors des hivers rigoureux de la Prusse-Orientale. La nourriture fournie était souvent insuffisante en quantité et en qualité : de la flotte tiède et deux patates à se partager, quand c’était jour de fête. Résultat : les gars maigrissaient à vue d’œil, la peau sur les os, les yeux dans le vague.
    Les maladies faisaient le reste : typhus, dysenterie… ça tombait comme des mouches, contaminant même parfois les populations locales. Les soins médicaux étaient limités ou carrément inefficaces. La faim, le froid, la maladie sont les compagnons de route du prisonnier. Ces camps, c’étaient pas des hôtels trois étoiles. C’étaient des gîtes où tu payais ton séjour en humiliations et en diarrhées collectives. Les gars y tenaient debout avec trois clopes, deux souvenirs et un peu de fierté dans les bottes. La vie n’y tient qu’à un fil de fer barbelé. Et pour combler le tout, certains captifs étaient envoyés au turbin, souvent dans des conditions difficiles, pour soutenir l'effort de guerre prussien.

    Dans les camps, t’es plus un soldat, t’es un numéro, une silhouette crasseuse avec des rêves qui tiennent dans une boîte d’allumettes. Chaque jour c’est une année. Le temps n’a plus de goût. C’est le bouillon tiède de souffrance, d’attente et de clopes roulées dans des feuilles de journaux périmés.
 

    Au fur et à mesure que le conflit avançait, des échanges de captifs ont eu lieu. Pas par bonté d’âme, non, juste parce qu’y en avait trop à nourrir. Ce qui arrange les Français bien sûr, mais aussi les Prussiens qui se débarrassent ainsi d’une partie du problème. À la fin de la guerre, un grand nombre de soldats français ont été libérés, mais le processus a été long et complexe. Certains détenus ont dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir rentrer chez eux. Augustin lui, rentre enfin le 19 juin 1871. Il a tenu huit longs mois dans cet enfer de planches et de vent glacé. De retour amaigri, vidé, sûrement brisé un peu, mais vivant.

 

    Quelle a été la vie d’Augustin durant sa captivité ? Je l’ignore précisément. Mais comme les autres, il a dû se cailler dans sa baraque, avoir la dalle, peut-être trimer comme un forçat pour même pas un bout de bidoche. Et après ? J’espère que les camps n’ont pas laissé des cicatrices indélébiles à Augustin, des souvenirs qui hantent jusqu’au milieu de la nuit peuplée de fantômes. Parce que la guerre, ça te fout en l'air une vie, même quand tu en réchappes.

 

 

 

1 commentaire:

  1. Ces camps font froid dans le dos, je pense que personne n'en revient vraiment indemne...

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