Sur les pas de Cécile
Je trouve Augustin, le mari de Cécile, sur les listes électorales d’Angers, de 1876 à 1905 (moins quelques éclipses lorsqu’il quitte la ville – voir la lettre C de ce ChallengeAZ). Des lacunes dans le fichier des électeurs de Paris nous empêche de le suivre après son déménagement en région parisienne.
Pendant une seconde je m’étonnais de ne pas y trouver Cécile elle-même. Pendant une seconde seulement. Car à l’instant je me rappelais que, du temps de Cécile, les femmes n’avaient pas le droit de vote. Non mais, et puis quoi encore ? Le suffrage universel, ça sonne bien, mais dans la pratique c’est souvent universel pour les mêmes : les hommes !
Faut dire que le droit de vote des hommes c'est une vieille histoire, une tradition bien ancrée, celle qui a longtemps fait croire aux mâles qu'ils étaient les seuls à avoir un cerveau capable de choisir leur destin. Le cervelet des femmes, lui, a longtemps été vu comme une un truc pas fiable, émotif, bref une bizarrerie dangereuse par les pères-la-morale. Jusqu’à ce qu’enfin on se dise que les bonnes femmes pouvaient peut-être cocher une case sans faire sauter la patrie. Pour qu’elles puissent exercer ce droit pour la première fois, il faut attendre les élections municipales du 29 avril 1945. Alléluia !
Ça a été long comme un jour sans pain. Pour la première fois les Françaises peuvent exercer un droit dont leur pères, maris et fils usent et abusent depuis plus de 150 piges : le droit de vote. Une sacrée avancée, même si le contexte était merdique. Parce qu'à l’époque, la situation du pays ne se prête pas fêter ça dans la joie. Les Français (et les Françaises) ont bien d’autres préoccupations : le rationnement, la guerre qui n’est pas encore finie et les 2 millions de prisonniers, déportés et travailleurs qui sont encore en Allemagne et qu'on attendait avec impatience et inquiétude. Pas vraiment le moment de faire péter le champagne.
Ce droit, on leur avait chipé depuis le début, lorsque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait oublié que les Françaises aussi étaient des citoyennes. Pas de trace de femmes dans le précieux texte, déjà ça, c’est réglé. Personne à l’époque ne s’en était formalisé, à part quelques originaux comme Condorcet ou Olympe de Gouge (qui a quand même eu le culot d’écrire en 1791 Déclaration de la femme et de la citoyenne avec cet article X qui claque : « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ») ; quelques originaux, donc, s’étonnant que l’on puisse priver de droits civiques la moitié de l’humanité. Bon, ils parlaient dans le vide, les pauvres : au mieux on les prenait pour des illuminés, au pire on les ignoraient complètement.
En 1848 est institué le suffrage universel (universel pour les hommes, évidemment). Les femmes, elles, on les entend à peine. Même les Communardes ne font pas grand cas pas du sujet.
La démocratie, c'était d'abord une affaire d'hommes, une histoire de barbes et de testostérone. Les femmes ? Elles étaient faites pour la cuisine, les enfants, et l'admiration silencieuse. Elles n’existaient alors que comme épouses, filles ou mères de famille. Elles étaient sous la coupe du mari. On le devait en grande partie à l’Église catholique. Ce bon Saint Paul avait d’ailleurs de précieux conseils en la matière : « Que les femmes gardent le silence dans les assemblées, car elles n’ont pas la permission de parler ; mais qu’elles restent dans la soumission, comme le dit la Loi. » (première épitre aux Corinthiens). Ça donne envie. Avec un discours pareil, pas étonnant que des générations de femmes aient grandi en croyant qu’elles devaient fermer leur clapet. Soumises, elle n’avaient même pas l’idée de réclamer les droits qu’elles n’avaient pas. De toute façon, à quoi ça sert : on prédisait qu’elles voteraient comme le curé. Ou comme leur mari. On n’imaginait même pas qu’elles puissent voter pour elles-mêmes !
Et là, attention, la honte nationale : la France sera un des derniers pays occidentaux à autoriser le droit de vote des femmes. Dans les années 20 et 30 les femmes auraient pourtant bien des raisons de réclamer l’égalité civique, après une guerre à laquelle elles avaient largement contribué. 14/18 : la guerre qui ravage l'Europe, les hommes qui se battent, les femmes qui font tourner le pays à bout de bras, remplaçant les gars dans les bureaux, les usines et les champs… Un boulot de titan ! Cet effort de guerre a permis aux Anglaises, aux Américaines et aux Allemandes d’obtenir le droit de vote. Des pays tout neufs, apparus après la fragmentation des empires à cause du conflit mondial, pondent leur constitution toute neuve et y incluent le droit de vote des femmes (Finlande en 1906, Allemagne pareil en 1918). Angleterre et États-Unis allongent la liste en 1918 et 1920. Et nous, rien. Parce que chez nous, les institutions tenaient bon, : la stabilité nous a porté tort, un comble ! Les vieux barbons de la République avaient peur de perdre la main : n’élargissons pas le corps électoral, surtout pour un vote dont on n’est pas sûr du résultat (pour qui voteront-elles ces satanées bonnes femmes ?). Résultat : rien ne change pour les meufs. Nada. Les femmes ont été assez solides pour enterrer leurs fils tombés à Verdun, mais elles étaient jugées trop émotives pour choisir un président. On leur a tellement répété qu'elles ne comprenaient rien à la politique que certaines femmes ont fini par le croire. Même le féminisme français ne s’intéresse pas spécialement au droit de vote des femmes. Rien à voir avec les suffragettes anglaises qui, elles, ont remué ciel et terre. Et pas en vain, j'aime autant vous le dire.
En 1919 pourtant, y’avait un p’tit vent d’espoir dans l’air. La chambre des députés, à la demande d’Aristide Briand, décide enfin d’ouvrir un bout de la porte : elle accorde le droit de vote aux Françaises (pour des élections locales uniquement, hein, faut pas pousser mémé dans le bureau de vote), et à une écrasante majorité tout de même. Mais le Sénat repousse le projet. Et trois fois, s’il vous plaît : en 1925, 1932 et 1935. Il donnait comme excuse que l’influence de l’Église serait trop grande. La vieille rengaine, quoi. Il y régnait aussi une misogynie flagrante. Le sénateur Duplantier a balancé tranquille en plein hémicycle : « Ces dames voudraient être députées ? Et bien non. Qu’elles restent ce qu’elles sont : des putains ! » (là, je suis carrément en PLS). Accorder le droit de vote aux femmes c’est faire flipper les hommes : finie la politique de bistrot entre moustachus.
Pourtant, en 1936, le Front populaire élu, Léon Blum désigna trois femmes au gouvernement. Elles n’avaient pas le droit de voter ou d’être élues, mais pouvaient être ministre (enfin sous-secrétaire d’État, seulement, n’exagérons rien) ! N’empêche, c’était déjà un p’tit pavé dans la mare.
En 1939, les femmes remettent activement les mains dans le cambouis. Avec les hommes elles partagent les épreuves de l’Occupation. Il devient impossible qu’elles ne partagent pas aussi la responsabilité du pouvoir et une large part de l’opinion d'accord là-dessus. Avant même la fin du conflit, tout le monde en est bien conscient, même les plus bouchés du cigare. En 1943 le Conseil National de la Résistance inclut le droit de vote des femmes dans son programme. C’est le Général De Gaulle, par l’ordonnance du 21 avril 1944, qui met un terme à plus de 150 ans d’inégalité politique (peut-être qu’Yvonne lui a soufflé à l’oreille, qui sait…). Article 17 : « les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».
Et voilà qu'un an plus tard, en avril 1945, elles exercent pour la première fois ce droit aux élections municipales. En octobre c’est l’assemblée constituante qui est élue. À l'issue de ce vote, on compte 33 femmes élues députées, soit 5,6 % du total. Pas encore la parité, mais pour une première, c’est déjà un joli pied dans la porte ! Les meufs ont attendu 1945 pour voter, mais elles voyaient clair depuis toujours. Fallait juste qu’on leur laisse un crayon.
On notera au passage que ce droit de vote n’a pas bouleversé de façon majeure la condition des femmes dans la société. Pour ça, il faudra remettre le couvert et se battre pour les droits civils, la maîtrise du corps, le consentement, etc… Et m’est avis que c’est pas encore tout à fait fini.
Quoi qu’il en soit, ce droit de vote en 45, c’est trop tard pour Cécile, qui meurt en 1937. Elle n’aura jamais eu le privilège de l’exercer. J’ai trop le seum pour elle.

Bravo. Tout est dit ! La séparation de l'Eglise et de l'Etat n'était pas ancrée partout en France. Monsieur le curé était omniprésent et dictait sa loi. Cela arrangeait bien les politiques.
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