« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 27 novembre 2025

X comme X - disparus avec éclats

Sur les pas de Cécile

 

    Ah… là, on entre dans le dur. Parce que chez les fils de Cécile, la Grande Guerre, elle n’a pas juste laissé des cicatrices — elle a carrément fauché la moitié de la fratrie. Ce pauvres bougres ont été déclarés « disparus ». Partis au front, pour des idées, des drapeaux, et même pas revenus dans des caisses. Imaginez la douleur, l'écho des clairons funèbres qui résonnaient dans son âme, à la Cécile.

 

Disparus au front © Création personnelle d'après Bing

 

    Le premier à tomber au champ d'honneur est Alexandre, le dernier de la fratrie, à peine sorti de l’enfance. Vingt piges à tout casser, 10 mois d’armée dans les pattes, et hop, disparu à Neuville St Vaast (Pas de Calais) en septembre 1915. Le pauvre gamin. Sa classe d’âge avait été appelée avec un an d’avance, le besoin de chair à canon se faisait déjà cruellement sentir. Alexandre faisait alors partie du 407e RI, un régiment tout neuf, formé au printemps, qu’on envoie direct dans la lessiveuse : la troisième bataille d’Artois. Objectif ? Prendre la crête de Vimy. Autant dire un pari suicidaire.

     Le village de Neuville Saint Vaast et ses environs c'était un vrai bourbier, un labyrinthe de tranchées, boyaux et sapes, soumis à un bombardement intensif. Un terrain saturé de boue et de ruines. Un des nombreux enfers sur terre comme la Première Guerre Mondiale a si bien su en produire à la chaîne. Au petit matin, un premier bataillon fonce sur la première ligne allemande, l’arme au poing et le courage en bandoulière, mais sans soutien d’artillerie préalable. Un suicide, quoi ! D’autres troufions suivront. Des moutons à l'abattoir. Ils tiennent ferme quatre jours face aux contre-attaques successives de soldats d’élite allemands. Les combattants endurent des conditions insoutenables : absence de munitions, pluie et boue, tranchées saturées d’eau, communication rompue. Un cauchemar éveillé. Malgré l’absence de préparation d’artillerie, le 407e a réalisé un assaut audacieux, assumant des pertes sévères tout en s’emparant de positions clés. Alexandre y laissa sa peau, avalé par la terre d’Artois. Un héros anonyme de cette boucherie.

    Un jugement de 1920 déclare, avec une froideur administrative qui vous glace le sang : « attendu que le soldat Alexandre Astié disparu le 28 septembre 1915, que l'enquête faite au retour des prisonniers n'a révélé aucun fait de nature à présumer l'existence du susnommé, que depuis sa disparition qui a pour cause un fait de guerre il s'est écoulé plus de 2 ans, par ces motifs Alexandre Astié est déclaré Mort pour la France. » Chienne de guerre, qui prend les jeunes et les réduit au silence en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

    Son nom, aujourd’hui, est gravé sur l'Anneau de la mémoire de Notre-Dame de Lorette, inauguré en 2014, parmi 58 000 autres, tombés dans le Pas de Calais. Tous unis dans le silence, sans grade, sans frontière. Un hommage à tous ceux qui ont laissé leur peau dans cette terre de souffrance.

 

    Puis vient Élie. Il avait été ajourné en 1907, et exempté en 1908, sans doute pour défaut de taille : il fallait faire au minimum plus de 1,54 m et lui mesurait… 1,54 m ! Un vrai ras des pâquerettes, mais ça ne l'a pas sauvé bien longtemps. Moins de 5 mois après le début de la guerre, ça n’a plus d’importance : il est rappelé à l’activité (ou plutôt appelé), en décembre 1914. Les besoins en chair à canon, ça ne regarde pas à la taille !

    Il intègre le 26 régiment d’infanterie et disparait quelques mois plus tard à l’Ouest de Maurepas, le 30 juillet 1916. Il avait 30 ans. En pleine bataille de la Somme, autant dire l’un des coins les plus infernaux du front, le 20e corps d’armée, auquel appartenait le 26e RI, avait reçut l’ordre de reprendre les tranchées allemandes du secteur de Maurepas. Le village et les collines avoisinantes étaient des points d’appui cruciaux, ouvrant la route vers le village voisin de Combles. À l’aube du 30 juillet, les vagues d’assaut s’élancent, baïonnette au clair. En face, les Boches sont retranchés dans des fortifications bétonnées, bardées de fils de fer et de mitrailleuses. Le résultat, on le connaît : des centaines de types fauchés en quelques minutes, des bataillons (le 2e et 3e,) rayés des registres, signalés comme « totalement décimés » par l'historique du régiment. Le 26e dut faire retraite en arrière pour réorganisation et reconstitution de son effectif. Élie fait partie du lot de ceux qui sont pas revenus, sans doute réduit en charpie par les balles et les obus.

    Un jugement du tribunal civil daté de 1920, valant acte de décès, l'a déclaré Mort pour la France. Il a été transcrit dans les registres d'état civil en 1921.

 

    J’espère que Cécile n’a pas attendu 1921 pour apprendre le décès de son fils, sinon bonjour l’angoisse ! Attendre des années pour savoir que son gamin est mort pour la patrie, ça, c'est une torture qui ne dit pas son nom.

 

    Enfin c’est au tour de Benoît, l’avant-dernier enfant de Cécile. Comme il n’avait pas été très sage dans sa jeunesse (pour les détails croustillants, retournez voir la lettre V de ce ChallengeAZ), il avait été envoyé direct en 1913 dans un Bataillon d’Afrique, sanction courante pour toutes les racailles de l'époque. Stationné en Tunisie, il embarque en décembre 1914 pour se battre contre l’Allemagne. Il tombe à Cantigny (Somme) en avril 1918. L’objectif était de prendre les hauteurs au nord de Cantigny et établir une tête de pont solide pour enrayer la poussée allemande près de Montdidier. 

    Le 5 avril à 15 h, ça démarre. Les gars avancent en vagues successives, bien ordonnées, dans le silence de l’artillerie ennemie. La tension devait être palpable, à couper au couteau. Et soudain, la foudre : alors que les hommes avancent, un barrage nourri de mitrailleuses allemandes, positionnées sur des meules, les silos et dans le village, inflige des pertes sévères, forçant les assaillants à se terrer. Un déluge de feu s’abat sur les soldats, tandis que des avions mitrailleurs allemands les survolent. Vers 4 h du matin, ordre est donné : le bataillon se replie vers le bois Saint‑Éloi, ayant arrêté l’élan ennemi sans parvenir à une percée décisive. Bien que l’avancée n’ait pas été prolongée, le bataillon a brisé la poussée allemande. Benoît, lui, reste sur le terrain, à seulement 25 ans. Un gentil marlou fauché en pleine jeunesse.

    Il est déclaré Mort pour la France et enterré à la nécropole nationale de Montdidier (sépulture individuelle n°4808). C’était une gentille canaille et c’est triste qu’il soit mort car, sans le connaître, je m’étais attachée à lui (ou à l’image que je me suis faite de lui).

 

    Trois fils partis en uniforme et revenus en silence. Juste des lettres officielles et des médailles pourries, que Cécile a peut-être rangées dans une boîte à sucre avec des mèches de cheveux et des petits chaussons des quatre petiots qu’elle avait déjà enterrés. Elle n’a pas dû souvent sourire après ça. Ces trois fistons morts au combat, ça tirerait des larmes à un seau de charbon. Alors imaginez un peu Cécile. En pensant à elle, j’en ai gros. Le destin est parfois une vraie saloperie.

 

 

1 commentaire:

  1. Quel gâchis, quel drame... Toutes ces histoires de la première guerre mondiale me laissent toujours le même goût amer dans la bouche. RIP

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