Sur les pas de Cécile
Cécile avait trois fils un peu fripouilles. Le vaurien, c’est pas toujours un méchant. Parfois c’est juste un gars qu’a raté le virage au bon moment, un qui a confondu raccourci et impasse.
Louis, l’aîné d’abord : le 15 septembre 1894, à 17 piges, il se prend une condamnation par le tribunal d’Angers à 8 jours de prison (Zut ! le motif n’est pas précisé). Mais il a bénéficié d’un sursis à l’exécution de sa peine, suivant la loi du 26 mars 1891, la fameuse loi Béranger, ancêtre du sursis probatoire moderne. Une mesure de clémence pour les petits malins, les types pas trop méchants, les premiers de la classe des voleurs de pains. À la fin du XIXème, la petite délinquance augmente bougrement et les prisons débordent. C'est bien simple, il y avait tellement de monde derrière les barreaux qu’on aurait pu y ouvrir un bureau de poste aux heures de pointe ! Alors, pour éviter de remplir encore plus les cabanons avec des petits délinquants primaires, sans casier judiciaire, condamnés à une peine légère (en général inférieure à 1 an), les juges pouvaient leur faire obtenir un sursis et ils ne passaient pas par la case prison, à condition qu’ils ne représentent aucun danger pour la société, bien sûr. Si, après un certain délai (5 ans à l’origine de la loi), le condamné avait filé droit, la peine était considérée comme non avenue (elle ne s’exécutait jamais). Mais en cas de récidive, là, pas de pitié : tu payais double, l’ancienne peine et la nouvelle.
Hélas pour Louis : bandit un jour, bandit toujours. Et paf, il remet ça deux ans plus tard ! Le 29 juin 1896 il est condamné à 8 jours de ballon pour rébellion, outrages et violences à agent. Un comble pour un fils de gendarme ! Ça a dû chanter à la maison, je vous dis pas la tronche du paternel.
Donc logiquement Louis dû faire 16 jours puisqu’il a récidivé pendant son sursis. Mais sur sa fiche militaire (c’est elle mon indic dans cette affaire), ces deux condamnations sont rayées. On fait ça quand le soldat a bénéficié d’une réhabilitation : les jugements sont effacés de la fiche militaire mais aussi de la partie publique de son casier judiciaire. Le condamné à une peine légère peut l’obtenir s’il s'est tenu à carreau ou a fait preuve d'héroïsme sous les drapeaux — un acte de bravoure, une médaille, ou juste un comportement exemplaire. C’est ce qu’on appelait la « rédemption par le service », particulièrement valorisée pendant les guerres du XXème (notamment 14/18).
Si Louis avait d’abord été dispensé en tant qu’aîné de 7 enfants, il est finalement incorporé au 85ème RI en 1898. Il donc fait son temps. Mais pendant son service il reçoit un certificat de bonne conduite. C’est peut-être pour ça que ses condamnations ont été effacées. Une sorte de blanchiment par l'armée, histoire de faire de lui un citoyen modèle, du moins sur le papier.
Le vaurien suivant est François, 2ème fils de Cécile. Ce gaillard-là a été condamné par jugement contradictoire de la 11ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine à une amande de 23 francs pour port d’arme prohibé en mai 1923 (voir ici pour les détails de l'affaire).
Vu ses brillants état de service (ce que vous découvrirez demain à la lettre W de ce ChallengeAZ), son casier a lui aussi été effacé. Ou peut-être est-ce grâce à l’article 2 de la loi du 3 janvier 1925 qui prévoit que toute peine pécuniaire légère infligée avant la promulgation de la loi est annulée rétroactivement (un compère de peine, jugé en même temps que lui, a bénéficié de cette loi). Concrètement, la personne condamnée pour port d’arme prohibé à une amende pas trop lourde voit sa peine effacée par l’amnistie. L’amende est annulée, mais bon, fallait pas espérer récupérer la thune si tu l’avais déjà payée — l’État ne rend pas le pognon, faut pas rêver. L’ardoise disparaît du casier judiciaire, c'est déjà pas mal. Un coup de balai législatif, pour faire table rase des petites bêtises.
Le 3ème vaurien est Benoît, l’avant-dernier marmouset de Cécile. Lui, c’est le gredin de la famille. Un gentil gredin : il n’a pas tué, mais a été envoyé à l’ombre plusieurs fois. Il a commencé petit. À l’âge de 10 ans, il a fait une fugue avec son petit frère de 3 ans son cadet. Ils sont partis de chez leurs parents un soir de juillet vers 6 heures environ et le lendemain ils n’étaient toujours pas rentrés. Inquiet, le père a déclaré leur disparition au commissaire de police de permanence et un entrefilet est paru dans la presse. On ne sait pas quand ils sont rentrés à la maison. Premier signe de rébellion.
À 18 ans, il a de mauvaises fréquentations : une bande s’est constituée à Ivry, commettant déprédations et larcins dans les chantiers de glaise, les petits jardins potagers garnis de fleurs et de légumes, les jolis pavillons de Vitry et des environs de la gare et de l'hospice. Avec ses potes les apaches, 8 garnements âgés de 17 à 20 ans, venus d’un peu partout, ils s’étaient réunis un beau jour et avaient décidé de se construire un repaire, non loin du fort d'Ivry, dans le terrain vague où ils zonaient. Pour ça, ils avaient dévalisé les entrepôts de bois — emportant madriers et planches. En quelques jours, la cabane avait surgi de terre. Les crapules semaient le boxon sur les fortifs. Devant l’afflux de plainte, une brigade mobile de condés avait été désignée par le commissaire pour surveiller les modestes propriétés de la banlieue parisienne. Les canailles se sont fait pécho en novembre 1910. Leur affaire est connue sous le nom de « la caverne des 8 voleurs » et a fait les beaux jours de la presse (voir la lettre J de ce ChallengeAZ). 5 de ces brigands, les aînés, ont été envoyés au dépôt directement après leur arrestation, tandis que les plus jeunes ont été renvoyés chez maman-papa pour y attendre leur convocation de la Correctionnelle. Selon l’un des canards, Benoît a échappé au dépôt, sa culpabilité en la circonstance n'ayant pas été démontrée, et a été remis en liberté par M. Carrié, roussin en chef d'Ivry, ainsi que trois autres des individus arrêtés. Plusieurs de ces voyous ont été condamnés pour vol et vagabondage à une peine de 3 mois.
Vaurien c’est pas un métier, c’est une vocation. Une vocation du côté obscur de la force, celle qui te pousse à flirter avec la ligne jaune, à titiller les limites du permis et du défendu. Le Benoît, il l’a la vocation. L’affaire des 8 voleurs n’a pas servi de leçon à cette tête de pioche : 6 mois plus tard, il est à nouveau en délicatesse avec la justice. Les cognes le reprennent la main dans le sac. La chance, c’est comme les clopes : ça s’use vite. Cette fois, il est condamné par le tribunal de la Seine à 2 mois de cabane pour vol. Direction l'hôtel sans étoiles, le club de vacances forcé.
Vu le profil et son passif bien chargé, lors de l’appel sous les drapeaux l’année suivante, Benoît est envoyé direct dans un Bat’ d’Af’. La spécificité de ces bataillons d’Afrique c'est que ses recrues étaient des gars avec un casier judiciaire aussi épais qu’un dictionnaire. Les Bat' d’Af', c’était pas la colonie de vacances, hein, c’était l’armée des fortes têtes. D’ailleurs, au moins deux de ses acolytes de la caverne des 8 voleurs y seront aussi versés ! Mais les ennuis ne sont pas finis pour Benoît. Il arrive encore à se faire remarquer… mais pas dans le bon sens. Il empile les sanctions comme d’autres les médailles — cette fois, c’est le conseil de guerre de Tunis qui s’en charge. :
- en août 1914, pour abandon de poste alors qu’il était de garde : 1 mois de prison.
- en février 1916, pour coups et blessures : retour au gnouf pour 1 mois.
Benoît est le seul des trois frères qui ne verra pas son casier effacé, un casier judiciaire qui tenait plus debout que lui. Il laisse l’image d’un vaurien à la gueule de travers mais au cœur pas toujours pourri, séjournant en taule comme dans une maison d’hôtes pour habitués. Un môme qu’a grandi trop vite. Un frère sans boussole. C’était pas un méchant, juste un type qui s’était trompé de trottoir toute sa vie. Et comme y’avait pas de panneau, il avait continué à marcher. Du moins, c’est comme ça que je l’imagine.

La pauvre Cécile a dû s'en faire, des cheveux blancs !
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