« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 14 novembre 2025

M comme ménagère majeure

Sur les pas de Cécile

 

    La plupart du temps, Cécile est dite sans profession. C’est le cas à 17 ans, lors de son mariage. D’une grande partie de la période où elle met au monde ses enfants. Et lorsqu’elle décède en 1937. Mais ça ne veut pas dire qu’elle a passé sa vie à se rouler les pouces, loin de là ! Bon, d’abord, elle a élevé 11 enfants ce qui, en soit, est un métier. C’est d’ailleurs ce que disent une demi-douzaine d’actes de cette période où elle est qualifiée de ménagère. La ménagère doit ici être vue comme la femme qui tient son ménage, un métier qui consiste à transformer des sous en miracles et des miettes en festins. Comprenez : esclave des corvées, fée du logis sans la baguette magique, à nettoyer, astiquer, raccommoder, et faire bouillir la marmite avec trois fois rien. Une vie réglée sur le soleil, les saisons et les besoins des bouches à nourrir.

 

    Laissons la grande historienne Michelle Perrot nous en causer, parce qu'elle, elle sait de quoi elle parle : dans les classes populaires urbaines du XIXème siècle, la vraie star du quotidien, c’est pas le mec à la casquette qui rentre du boulot en tirant la gueule, non : c’est la ménagère. Majoritaire et majeure, qu’elle dit Michelle. Majoritaire, parce que c'est la condition du plus grand nombre des femmes vivant en couple, mariées ou non, notamment quand elles ont des enfants. Une vraie armée de l'ombre, quoi. Majeure, parce que la ménagère a, en fait, beaucoup de pouvoirs, d'une nature différente de ceux des hommes : elle tient la baraque, la rue, le quartier, tout un monde avec deux bras et pas un rond. Une vraie cheffe d’état domestique, sans le bureau ni le salaire. Son réseau, y se développe à l'extérieur. Son royaume, c’est la ville (marché, fontaine, lavoir...), pas la cuisine. La femme « au foyer » ne veut donc pas du tout dire « à l'intérieur ».

    La ménagère est investie de toutes sortes de fonctions, un vrai couteau suisse de la survie familiale. D'abord la mise au monde et l'entretien des jeunes enfants qu'elle transporte avec elle et qui l'escortent partout dès qu'ils savent marcher. Seconde fonction : l'entretien de la famille, les « travaux de ménage », expression qui a un sens très large, impliquant nourriture, chauffage, entretien du logement et du linge, quête de l'eau, etc... Tout cela représente des allées et venues, un temps, une besogne considérable. Un travail non comptabilisé et non rémunéré pour la ménagère. Une esclave domestique, mais à son compte, si vous voyez ce que je veux dire. Et comme si ça suffisait pas, la voilà qui s'efforce aussi de ramener des sous. ; ressources marginales en période normale, vitales en cas de crise puisqu'il faut compenser le salaire défaillant du père de famille quand il se retrouve à sec ou malade. Ce « salaire d'appoint », qui entraîne toujours un surcroît d'activité féminine, provient essentiellement d'activités de services : elle fait des ménages, du blanchissage, des courses pour les autres (la porteuse de pain est un exemple de ces coursières), parfois elle revend trois oignons ou un bout de tissu au marché  (femmes étalagistes ou revendeuses au panier). La plupart de ces tâches impliquent un déplacement. Une vraie femme orchestre qui parcourait la ville en long, en large et en travers ! Levées tôt, couchées tard, les bras dans la bassine et la tête pleine de comptes à faire.

 

Porteuse de lait © Bing

 

    L’emploi du temps de Cécile est donc blindé un max. On parlait pas de « charge mentale » en ce temps-là, mais elle l’avait toute sur les épaules, la Cécile. Et sans profession ne veut pas dire sans occupation, de toute évidence. « Sans profession », le genre de mention qui doit vachement énerver les féministes, et il y a de quoi. Parce que le travail de la ménagère, même s'il n'était pas payé, c'était du boulot, et du costaud !

    Faut pas oublier qu'à l'époque que, chez la ménagère, il y a que le mari qui touche un salaire pour faire vivre la famille. Et que l’assurance chômage n’existait pas : si tu perds ton taf, tu perds ton moyen de subsistance. Plus de quoi payer la nourriture, le chauffage, le loyer. Joindre les deux bouts devient un défi quotidien.

    Du coup, quand Cécile se retrouve veuve, il faut bien qu’elle trouve un boulot rémunéré. À cette époque il lui reste un fils à la maison (Alexandre, 19 ans), un autre à l’armée (Benoît, 21 ans). Les aînés ont quitté le foyer. Enfin, avec elle vit probablement Louise Rosala (en tout cas à la même adresse), la future concubine de son fils Benoît. Cécile, devenue cheffe de famille, loin des clichés de la ménagère soumise, était une guerrière du quotidien, et une sacrée !

    Le mari de Cécile, Augustin, lâche la rampe en mai 1914 et, en plus du deuil, un gros cataclysme mondial va pas tarder à lui tomber dessus à notre héroïne. Pas la meilleure période pour trouver du boulot. Ou peut-être que si, car les hommes une fois barrés au front, ça a laissé des opportunités inédites pour les femmes. Cécile devient journalière. Probablement dans une usine, mais je n’ai malheureusement pas d’information précise sur la sorte de taf qu’elle a exercé. Si on remue un tantinet son jus de crâne, on peut penser à une usine d’armement. Naturellement, vu le contexte, les femmes remplaçaient les hommes dans la fabrication des obus et autres joyeusetés. Mais il existait de nombreuses autres usines à Paris à cette époque, et Cécile a pu bosser ailleurs. Bon, l’honnêteté me pousse à avouer que Cécile était déjà journalière en mai 1913 : elle n’a pas attendu de se retrouver seule pour enfiler le bleu de travail. Est-ce que Cécile et Augustin journaliers dans la même usine ? J’aimerai bien le savoir. Mais mes recherches à ce sujet pour le moment c’est la bouteille à l’encre, et même à l’encre de chine. Noir c’est noir.

    Plus rare dans ma généalogie, Cécile a aussi été porteuse de lait (en août 1913). Ça me fait rêver ça, comme métier, porteuse de lait. Pas vous ?

    Pourtant, à y regarder de plus près, le quotidien des porteuses de lait était marqué par des journées de travail longues et crevantes. Elles devaient se lever très tôt le matin pour collecter le lait frais auprès des fermes locales ou des centres de ramassage. Elles utilisaient souvent des charrettes à bras, pour les plus modestes, ou tirées par des chevaux pour les plus chanceuses, pour transporter les bidons de lait. Le dos courbé sous le poids des bidons, les épaules meurtries, les pieds qui crient grâce. Sous le soleil de plomb ou la bise glaciale, elles arpentaient les kilomètres, de la ferme aux maisons des nantis, aux portes des écoles, des hôpitaux et des commerces, distribuant la précieuse boisson aux uns et aux autres.

    À cette époque, y’avait pas de frigo qui ronronne dans la cuisine et la conservation du lait était un défi majeur, une vraie prise de tête. Les porteurs devaient donc livrer le lait à toute berzingue pour éviter qu'il ne se gâte et tourne au vinaigre. La qualité du lait était un souci majeur et des efforts étaient faits pour garantir un produit sain et propre. Les porteurs de lait jouaient un rôle crucial dans l'approvisionnement en produits laitiers frais, surtout dans les zones urbaines où la demande était élevée. Ils devaient également gérer les relations avec les clients : la bourgeoise qui voulait son lait bien frais pour le petit-déj, la mère de famille qui comptait ses sous, le gosse qui regardait la tournée passer avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils devaient parfois faire face à des conditions de travail difficiles : en hiver, aller vite tout en évitant de se casser la margoulette sur les pavés gelés; en été se dépêcher avant que ça sente fort et que ça tourne. Vite, toujours plus vite, et les bras en compote à force de trimballer les bidons. Et puis un jour, patatras, voilà qu'on invente de nouvelles méthodes de conservation du lait, comme le lait en poudre et le lait concentré. Le précieux liquide se conserve alors mieux et on peut le transporter sur de plus longues distances, facilitant ainsi le travail des porteurs de lait. Mais du coup, le métier tend à disparaître, surtout après que le frigo ait débarqué dans les foyers, ce qui permet aux ménages de conserver leur lait à domicile. Adieu l'approvisionnement journalier de lait frais non pasteurisé à domicile. Les porteurs peuvent remballer leurs bidons. Fini les livraisons, fini les tournées au pas de course, fini le métier. Bon, porteuse de lait, un boulot ingrat finalement. Pas trop de quoi rêver, c’était quand même vachement tocasson comme turbin.

    Si les indemnités de chômages n’existaient pas, la retraite non plus. Le mot « retraite » était un concept aussi abstrait qu'une équation quantique pour nos ancêtres. Augustin a été journalier jusqu’à sa mort (62 ans). Il a turbiné jusqu'au dernier souffle, le pauvre. Lorsqu’elle cane à son tour, Cécile était dite sans profession. Bon, il faut dire qu’elle, elle avait 79 ans. C’est pas tout jeune, tout jeune. Et, vu la vie qu’elle a vécue, elle devait être bien usée à mon avis. Elle demeurait alors chez sa fille. C’est de la balle, les enfants, pour ses vieux jours (rancard à la lettre R de ce ChallengeAZ pour en savoir plus). Un dernier refuge, avant le grand voyage.

 

1 commentaire:

  1. Encore un beau récit du combat quotidien des mères pour faire bouillir la marmite. Surtout avec des gosses dans les pattes et un e grossesse en cours. 11 enfants quand même ! Et peut-être aussi un mari qui, avant de rentrer au bercail, buvait au bistrot les quelques sous gagnés.

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