« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 28 novembre 2025

Y comme youyous de secours

Sur les pas de Cécile 

 

    Je ne sais pas si Cécile a été voir la toute nouvelle Tour Eiffel, si elle avait suffisamment d’esprit d’avant-garde pour aller admirer les pointillistes et les Fauves au Salon des Indépendants, si elle a fait partie des 16 millions de personnes qui ont visité l’Exposition internationales des arts décoratifs et industriels modernes de 1925… vu que j’y étais pas. Pas la peine de vous raconter des cracks, j’en suis pas affranchie. Mais je crois pouvoir dire sans me tromper que la grande crue de la Seine en 1910, ça, elle l’a vu de près.

 


Youyous sur la grande crue © Création personnelle d'après Bing 

 

    Ça commence le 20 janvier, quand la pluie s’invite sans prévenir en amont de Paris : le déluge, la fonte des neiges et les affluents qui se lâchent (Yonne, Loing, Grand Morin) font déborder la Seine. La flotte débarque sans prévenir, comme une belle-mère en colère. À Ivry, première ligne du désastre, le lit de la Seine se transforme en boulevard aquatique. L’eau grimpe d’environ 1 m en 24 h, submergeant les quais, rues basses et portions de la gare. L’inondation surprend les habitants par sa vitesse. Le matin, t’avais les pieds au sec. À midi, t’avais les mollets dans la gadoue. À seize heures, tu pouvais faire du pédalo dans le salon et ta cave est devenue un aquarium géant pour poissons rouges. Le soir c’est plus une maison : c’est une baignoire de souvenirs.

    Imaginez la scène… une sacrée mise en Seine !

    Les habitants ont dû faire un choix difficile : ignorer la flotte qui montait et rester chez soi avec l'eau jusqu'au menton, ou foutre le camp avec trois casseroles et le chat sous le bras. Du 21 au 25 janvier c'est l’exode de milliers d’inondés devenus sans abri, s’exilant vers le centre de la commune ou plus loin encore, pour ceux qui en avait la possibilité (à Paris, avant que la capitale ne soit touchée à son tour, ou bien dans leur province natale). Ils se réfugient chez des proches ou dans des refuges ouverts pour eux. Une vraie débâcle !

    Dans les quartiers inondés des écoles ferment et dans d’autres coins de la ville elles sont transformées en asiles pour les sinistrés. Le 27 janvier l’hospice d’Ivry est évacué, ses cuisines, machineries et calorifères rendus hors d’usage par l’inondation. Le port d’Ivry et le boulevard de la Gare sont totalement engloutis. C’est pas une crue, c’est une vengeance. La flotte s’est dit : « ils ont bétonné mes rives, je vais leur détapisser le grenier ». Et elle a tenu parole, la bougresse.

    L’eau, c’est comme la connerie : ça s’infiltre partout. Et c’est pas de l’eau bénite. C’est de la boue perfide, du limon vicieux, et des souvenirs qui flottent comme des cadavres de vieux journaux. Les rues sont envahies par une eau glacée et de plus en plus polluée car les égouts y refluaient. Niveau hygiène, on repassera. La typhoïde et la scarlatine en profitent pour ramener leurs fraises.

    Cette crue, c’était pas de la gnognotte ! Les usines et ateliers ferment les uns après les autres. Les gars se retrouvent au chômage technique pour cause de piscine municipale improvisée. L’usine de vinaigre Pagès Camus elle, ne fait pas dans la dentelle : elle explose carrément sous l’effet de la montée des eaux, déclenchant un incendie qui la détruit complètement. Un vrai spectacle pyrotechnique aquatique ! Les rues sont coupées, des maisons fragilisées s'effondrent comme des châteaux de cartes. Les infrastructures tombent en cascade : électricité coupée, transports en rade, plus une goutte potable au robinet. Un comble alors que l'eau est partout ! Un vrai bordel organisé par Dame Nature.

    Les pompiers sont mobilisés, pompant les caves, renforçant les digues soumises à la pression de l'eau, évacuant les personnes. Les militaires, casernés au fort d’Ivry, viennent en renfort. Le 25 janvier plusieurs personnalités officielles inspectent les lieux, histoire de montrer qu’ils compatissent : le Président Fallières, le Premier ministre Briand et le préfet Lépine. La Croix‑Rouge procèdent à des distributions de nourriture, de charbon et de chaleur humaine dans ce foutoir. Le maire d’Ivry gère la crise comme un chef, coordonnant les secours Pour ça il sera érigé en véritable héros après la crue pour son action au plus fort de la crise et finira médaillé d’or par le Ministère de l’intérieur au mois d’août 1910. Un vrai chevalier de l'eau !

 

    Petit à petit l’eau gagne la capitale. Le point culminant est atteint le 28 janvier, avec un record de 8,62 m au Pont d’Austerlitz à Paris. Le Zouave du pont de l'Alma, sur lequel les Parisiens ont l’habitude de mesurer la hauteur des crues de la Seine, a de l’eau jusqu’aux épaules, le pauvre bougre.

    Bien qu'elle n'ait pas été très meurtrière, cette crue centennale a causé d'importants dommages à l'économie régionale. Plus de 30 000 maisons ont été inondées à Paris et en banlieue, avec des dégâts estimés à plusieurs centaines de millions de francs-or. Une facture salée pour une inondation qui n'a pas fait de quartier.

 

    Et Cécile, dans tout ça ? Elle habite alors la rue Raspail, l’une des rues les plus touchées. Sa baraque a dû se prendre pour une péniche elle aussi. Les eaux ont recouvert la chaussée et les trottoirs, atteignant les façades des bâtiments, rendant la rue impraticable aux piétons et véhicules. Si certaines rues, moins atteintes, se sont contentées de passerelles de planches pour faire circuler les piétons, rue Raspail on a dû apprendre à manœuvrer les rames des youyous, barges et autres canots pour aller faire ses courses. Une vraie Venise version banlieue ! Les rues basses le long de la Seine, comme la rue de Cécile, étaient particulièrement exposées : leurs habitants ont connu des inondations quotidiennes, avec des boues profondes et des interruptions des services. Un enfer crotté et sans confort.

    Cécile et sa famille a-t-elle été évacuée ? Si elle l’a été, elle est revenue s’installer après car elle a demeuré à cette adresse pendant 3 ans encore. Une preuve que même la flotte ne l'a pas fait plier !

 

    La décrue, elle, prend son temps. Fin janvier, ça redescend doucement, mais jusqu’en mars certaines rues se prennent encore pour des pataugeoires. Les refuges, notamment ceux des écoles, ferment progressivement. Mais beaucoup de maisons sont en péril, les murs imbibés, et leurs habitants ne peuvent les réintégrer. Des baraquements sont construits pour ceux qui sont à la cloche, comme le refuge des Dames françaises, association caritative qui fournit lits, couvertures et plats chauds aux sinistrés. Ensuite c’est des semaines à gratter la fange, jeter des meubles, des souvenirs et des morceaux de vie qui partent à la benne. La sale besogne, celle dont on ne parle pas toujours mais qui traumatise tout autant que la montée des eaux.

    À Ivry, 1 327 maisons furent inondées, 1 127 maisons évacuées de 8 à 25 jours, 12 000 personnes hospitalisés de 1 à 45 jours, 10 000 ravitaillées grâce aux voitures et bateaux du génie, du 23 au 30 janvier. Des chiffres qui donnent le tournis, et qui montrent l'ampleur du désastre. La nature, quand elle s'y met, elle ne fait pas de quartier !

 

 

 

2 commentaires:

  1. J'imagine bien la panique et le désarroi de tous ces sinistrés ainsi que les conséquences sanitaires découlant de ces inondations. La Nature décide toujours de se venger des inepties de l'Homme. On arrive déjà à la fin de l'alphabet !!!😭

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  2. Quelle panique. On ne peut rien contre l'eau. Quelle tristesse.

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