« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 14 novembre 2025

M comme ménagère majeure

Sur les pas de Cécile

 

    La plupart du temps, Cécile est dite sans profession. C’est le cas à 17 ans, lors de son mariage. D’une grande partie de la période où elle met au monde ses enfants. Et lorsqu’elle décède en 1937. Mais ça ne veut pas dire qu’elle a passé sa vie à se rouler les pouces, loin de là ! Bon, d’abord, elle a élevé 11 enfants ce qui, en soit, est un métier. C’est d’ailleurs ce que disent une demi-douzaine d’actes de cette période où elle est qualifiée de ménagère. La ménagère doit ici être vue comme la femme qui tient son ménage, un métier qui consiste à transformer des sous en miracles et des miettes en festins. Comprenez : esclave des corvées, fée du logis sans la baguette magique, à nettoyer, astiquer, raccommoder, et faire bouillir la marmite avec trois fois rien. Une vie réglée sur le soleil, les saisons et les besoins des bouches à nourrir.

 

    Laissons la grande historienne Michelle Perrot nous en causer, parce qu'elle, elle sait de quoi elle parle : dans les classes populaires urbaines du XIXème siècle, la vraie star du quotidien, c’est pas le mec à la casquette qui rentre du boulot en tirant la gueule, non : c’est la ménagère. Majoritaire et majeure, qu’elle dit Michelle. Majoritaire, parce que c'est la condition du plus grand nombre des femmes vivant en couple, mariées ou non, notamment quand elles ont des enfants. Une vraie armée de l'ombre, quoi. Majeure, parce que la ménagère a, en fait, beaucoup de pouvoirs, d'une nature différente de ceux des hommes : elle tient la baraque, la rue, le quartier, tout un monde avec deux bras et pas un rond. Une vraie cheffe d’état domestique, sans le bureau ni le salaire. Son réseau, y se développe à l'extérieur. Son royaume, c’est la ville (marché, fontaine, lavoir...), pas la cuisine. La femme « au foyer » ne veut donc pas du tout dire « à l'intérieur ».

    La ménagère est investie de toutes sortes de fonctions, un vrai couteau suisse de la survie familiale. D'abord la mise au monde et l'entretien des jeunes enfants qu'elle transporte avec elle et qui l'escortent partout dès qu'ils savent marcher. Seconde fonction : l'entretien de la famille, les « travaux de ménage », expression qui a un sens très large, impliquant nourriture, chauffage, entretien du logement et du linge, quête de l'eau, etc... Tout cela représente des allées et venues, un temps, une besogne considérable. Un travail non comptabilisé et non rémunéré pour la ménagère. Une esclave domestique, mais à son compte, si vous voyez ce que je veux dire. Et comme si ça suffisait pas, la voilà qui s'efforce aussi de ramener des sous. ; ressources marginales en période normale, vitales en cas de crise puisqu'il faut compenser le salaire défaillant du père de famille quand il se retrouve à sec ou malade. Ce « salaire d'appoint », qui entraîne toujours un surcroît d'activité féminine, provient essentiellement d'activités de services : elle fait des ménages, du blanchissage, des courses pour les autres (la porteuse de pain est un exemple de ces coursières), parfois elle revend trois oignons ou un bout de tissu au marché  (femmes étalagistes ou revendeuses au panier). La plupart de ces tâches impliquent un déplacement. Une vraie femme orchestre qui parcourait la ville en long, en large et en travers ! Levées tôt, couchées tard, les bras dans la bassine et la tête pleine de comptes à faire.

 

Porteuse de lait © Bing

 

    L’emploi du temps de Cécile est donc blindé un max. On parlait pas de « charge mentale » en ce temps-là, mais elle l’avait toute sur les épaules, la Cécile. Et sans profession ne veut pas dire sans occupation, de toute évidence. « Sans profession », le genre de mention qui doit vachement énerver les féministes, et il y a de quoi. Parce que le travail de la ménagère, même s'il n'était pas payé, c'était du boulot, et du costaud !

    Faut pas oublier qu'à l'époque que, chez la ménagère, il y a que le mari qui touche un salaire pour faire vivre la famille. Et que l’assurance chômage n’existait pas : si tu perds ton taf, tu perds ton moyen de subsistance. Plus de quoi payer la nourriture, le chauffage, le loyer. Joindre les deux bouts devient un défi quotidien.

    Du coup, quand Cécile se retrouve veuve, il faut bien qu’elle trouve un boulot rémunéré. À cette époque il lui reste un fils à la maison (Alexandre, 19 ans), un autre à l’armée (Benoît, 21 ans). Les aînés ont quitté le foyer. Enfin, avec elle vit probablement Louise Rosala (en tout cas à la même adresse), la future concubine de son fils Benoît. Cécile, devenue cheffe de famille, loin des clichés de la ménagère soumise, était une guerrière du quotidien, et une sacrée !

    Le mari de Cécile, Augustin, lâche la rampe en mai 1914 et, en plus du deuil, un gros cataclysme mondial va pas tarder à lui tomber dessus à notre héroïne. Pas la meilleure période pour trouver du boulot. Ou peut-être que si, car les hommes une fois barrés au front, ça a laissé des opportunités inédites pour les femmes. Cécile devient journalière. Probablement dans une usine, mais je n’ai malheureusement pas d’information précise sur la sorte de taf qu’elle a exercé. Si on remue un tantinet son jus de crâne, on peut penser à une usine d’armement. Naturellement, vu le contexte, les femmes remplaçaient les hommes dans la fabrication des obus et autres joyeusetés. Mais il existait de nombreuses autres usines à Paris à cette époque, et Cécile a pu bosser ailleurs. Bon, l’honnêteté me pousse à avouer que Cécile était déjà journalière en mai 1913 : elle n’a pas attendu de se retrouver seule pour enfiler le bleu de travail. Est-ce que Cécile et Augustin journaliers dans la même usine ? J’aimerai bien le savoir. Mais mes recherches à ce sujet pour le moment c’est la bouteille à l’encre, et même à l’encre de chine. Noir c’est noir.

    Plus rare dans ma généalogie, Cécile a aussi été porteuse de lait (en août 1913). Ça me fait rêver ça, comme métier, porteuse de lait. Pas vous ?

    Pourtant, à y regarder de plus près, le quotidien des porteuses de lait était marqué par des journées de travail longues et crevantes. Elles devaient se lever très tôt le matin pour collecter le lait frais auprès des fermes locales ou des centres de ramassage. Elles utilisaient souvent des charrettes à bras, pour les plus modestes, ou tirées par des chevaux pour les plus chanceuses, pour transporter les bidons de lait. Le dos courbé sous le poids des bidons, les épaules meurtries, les pieds qui crient grâce. Sous le soleil de plomb ou la bise glaciale, elles arpentaient les kilomètres, de la ferme aux maisons des nantis, aux portes des écoles, des hôpitaux et des commerces, distribuant la précieuse boisson aux uns et aux autres.

    À cette époque, y’avait pas de frigo qui ronronne dans la cuisine et la conservation du lait était un défi majeur, une vraie prise de tête. Les porteurs devaient donc livrer le lait à toute berzingue pour éviter qu'il ne se gâte et tourne au vinaigre. La qualité du lait était un souci majeur et des efforts étaient faits pour garantir un produit sain et propre. Les porteurs de lait jouaient un rôle crucial dans l'approvisionnement en produits laitiers frais, surtout dans les zones urbaines où la demande était élevée. Ils devaient également gérer les relations avec les clients : la bourgeoise qui voulait son lait bien frais pour le petit-déj, la mère de famille qui comptait ses sous, le gosse qui regardait la tournée passer avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils devaient parfois faire face à des conditions de travail difficiles : en hiver, aller vite tout en évitant de se casser la margoulette sur les pavés gelés; en été se dépêcher avant que ça sente fort et que ça tourne. Vite, toujours plus vite, et les bras en compote à force de trimballer les bidons. Et puis un jour, patatras, voilà qu'on invente de nouvelles méthodes de conservation du lait, comme le lait en poudre et le lait concentré. Le précieux liquide se conserve alors mieux et on peut le transporter sur de plus longues distances, facilitant ainsi le travail des porteurs de lait. Mais du coup, le métier tend à disparaître, surtout après que le frigo ait débarqué dans les foyers, ce qui permet aux ménages de conserver leur lait à domicile. Adieu l'approvisionnement journalier de lait frais non pasteurisé à domicile. Les porteurs peuvent remballer leurs bidons. Fini les livraisons, fini les tournées au pas de course, fini le métier. Bon, porteuse de lait, un boulot ingrat finalement. Pas trop de quoi rêver, c’était quand même vachement tocasson comme turbin.

    Si les indemnités de chômages n’existaient pas, la retraite non plus. Le mot « retraite » était un concept aussi abstrait qu'une équation quantique pour nos ancêtres. Augustin a été journalier jusqu’à sa mort (62 ans). Il a turbiné jusqu'au dernier souffle, le pauvre. Lorsqu’elle cane à son tour, Cécile était dite sans profession. Bon, il faut dire qu’elle, elle avait 79 ans. C’est pas tout jeune, tout jeune. Et, vu la vie qu’elle a vécue, elle devait être bien usée à mon avis. Elle demeurait alors chez sa fille. C’est de la balle, les enfants, pour ses vieux jours (rancard à la lettre R de ce ChallengeAZ pour en savoir plus). Un dernier refuge, avant le grand voyage.

 

jeudi 13 novembre 2025

L comme litanie à blanc

Sur les pas de Cécile

 

    Je trouve Augustin, le mari de Cécile, sur les listes électorales d’Angers, de 1876 à 1905 (moins quelques éclipses lorsqu’il quitte la ville – voir la lettre C de ce ChallengeAZ). Des lacunes dans le fichier des électeurs de Paris nous empêche de le suivre après son déménagement en région parisienne.

    Pendant une seconde je m’étonnais de ne pas y trouver Cécile elle-même. Pendant une seconde seulement. Car à l’instant je me rappelais que, du temps de Cécile, les femmes n’avaient pas le droit de vote. Non mais, et puis quoi encore ? Le suffrage universel, ça sonne bien, mais dans la pratique c’est souvent universel pour les mêmes : les hommes ! 

 

Suffragettes © Création personnelle d'après Bing 

 

    Faut dire que le droit de vote des hommes c'est une vieille histoire, une tradition bien ancrée, celle qui a longtemps fait croire aux mâles qu'ils étaient les seuls à avoir un cerveau capable de choisir leur destin. Le cervelet des femmes, lui, a longtemps été vu comme une un truc pas fiable, émotif, bref une bizarrerie dangereuse par les pères-la-morale. Jusqu’à ce qu’enfin on se dise que les bonnes femmes pouvaient peut-être cocher une case sans faire sauter la patrie. Pour qu’elles puissent exercer ce droit pour la première fois, il faut attendre les élections municipales du 29 avril 1945. Alléluia !

    Ça a été long comme un jour sans pain. Pour la première fois les Françaises peuvent exercer un droit dont leur pères, maris et fils usent et abusent depuis plus de 150 piges : le droit de vote. Une sacrée avancée, même si le contexte était merdique. Parce qu'à l’époque, la situation du pays ne se prête pas fêter ça dans la joie. Les Français (et les Françaises) ont bien d’autres préoccupations : le rationnement, la guerre qui n’est pas encore finie et les 2 millions de prisonniers, déportés et travailleurs qui sont encore en Allemagne et qu'on attendait avec impatience et inquiétude. Pas vraiment le moment de faire péter le champagne. 

    Ce droit, on leur avait chipé depuis le début, lorsque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait oublié que les Françaises aussi étaient des citoyennes. Pas de trace de femmes dans le précieux texte, déjà ça, c’est réglé. Personne à l’époque ne s’en était formalisé, à part quelques originaux comme Condorcet ou Olympe de Gouge (qui a quand même eu le culot d’écrire en 1791 Déclaration de la femme et de la citoyenne avec cet article X qui claque : « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ») ; quelques originaux, donc, s’étonnant que l’on puisse priver de droits civiques la moitié de l’humanité. Bon, ils parlaient dans le vide, les pauvres : au mieux on les prenait pour des illuminés, au pire on les ignoraient complètement.

    En 1848 est institué le suffrage universel (universel pour les hommes, évidemment). Les femmes, elles, on les entend à peine. Même les Communardes ne font pas grand cas pas du sujet.

    La démocratie, c'était d'abord une affaire d'hommes, une histoire de barbes et de testostérone. Les femmes ? Elles étaient faites pour la cuisine, les enfants, et l'admiration silencieuse. Elles n’existaient alors que comme épouses, filles ou mères de famille. Elles étaient sous la coupe du mari. On le devait en grande partie à l’Église catholique. Ce bon Saint Paul avait d’ailleurs de précieux conseils en la matière : « Que les femmes gardent le silence dans les assemblées, car elles n’ont pas la permission de parler ; mais qu’elles restent dans la soumission, comme le dit la Loi. » (première épitre aux Corinthiens). Ça donne envie. Avec un discours pareil, pas étonnant que des générations de femmes aient grandi en croyant qu’elles devaient fermer leur clapet. Soumises, elle n’avaient même pas l’idée de réclamer les droits qu’elles n’avaient pas. De toute façon, à quoi ça sert : on prédisait qu’elles voteraient comme le curé. Ou comme leur mari. On n’imaginait même pas qu’elles puissent voter pour elles-mêmes !

    Et là, attention, la honte nationale : la France sera un des derniers pays occidentaux à autoriser le droit de vote des femmes. Dans les années 20 et 30 les femmes auraient pourtant bien des raisons de réclamer l’égalité civique, après une guerre à laquelle elles avaient largement contribué. 14/18 : la guerre qui ravage l'Europe, les hommes qui se battent, les femmes qui font tourner le pays à bout de bras, remplaçant les gars dans les bureaux, les usines et les champs… Un boulot de titan ! Cet effort de guerre a permis aux Anglaises, aux Américaines et aux Allemandes d’obtenir le droit de vote. Des pays tout neufs, apparus après la fragmentation des empires à cause du conflit mondial, pondent leur constitution toute neuve et y incluent le droit de vote des femmes (Finlande en 1906, Allemagne pareil en 1918). Angleterre et États-Unis allongent la liste en 1918 et 1920. Et nous, rien. Parce que chez nous, les institutions tenaient bon, : la stabilité nous a porté tort, un comble ! Les vieux barbons de la République avaient peur de perdre la main : n’élargissons pas le corps électoral, surtout pour un vote dont on n’est pas sûr du résultat (pour qui voteront-elles ces satanées bonnes femmes ?). Résultat : rien ne change pour les meufs. Nada. Les femmes ont été assez solides pour enterrer leurs fils tombés à Verdun, mais elles étaient jugées trop émotives pour choisir un président. On leur a tellement répété qu'elles ne comprenaient rien à la politique que certaines femmes ont fini par le croire. Même le féminisme français ne s’intéresse pas spécialement au droit de vote des femmes. Rien à voir avec les suffragettes anglaises qui, elles, ont remué ciel et terre. Et pas en vain, j'aime autant vous le dire.

    En 1919 pourtant, y’avait un p’tit vent d’espoir dans l’air. La chambre des députés, à la demande d’Aristide Briand, décide enfin d’ouvrir un bout de la porte : elle accorde le droit de vote aux Françaises (pour des élections locales uniquement, hein, faut pas pousser mémé dans le bureau de vote), et à une écrasante majorité tout de même. Mais le Sénat repousse le projet. Et trois fois, s’il vous plaît : en 1925, 1932 et 1935. Il donnait comme excuse que l’influence de l’Église serait trop grande. La vieille rengaine, quoi. Il y régnait aussi une misogynie flagrante. Le sénateur Duplantier a balancé tranquille en plein hémicycle : « Ces dames voudraient être députées ? Et bien non. Qu’elles restent ce qu’elles sont : des putains ! » (là, je suis carrément en PLS). Accorder le droit de vote aux femmes c’est faire flipper les hommes : finie la politique de bistrot entre moustachus.

    Pourtant, en 1936, le Front populaire élu, Léon Blum désigna trois femmes au gouvernement. Elles n’avaient pas le droit de voter ou d’être élues, mais pouvaient être ministre (enfin sous-secrétaire d’État, seulement, n’exagérons rien) ! N’empêche, c’était déjà un p’tit pavé dans la mare.

    En 1939, les femmes remettent activement les mains dans le cambouis. Avec les hommes elles partagent les épreuves de l’Occupation. Il devient impossible qu’elles ne partagent pas aussi la responsabilité du pouvoir et une large part de l’opinion d'accord là-dessus. Avant même la fin du conflit, tout le monde en est bien conscient, même les plus bouchés du cigare. En 1943 le Conseil National de la Résistance inclut le droit de vote des femmes dans son programme. C’est le Général De Gaulle, par l’ordonnance du 21 avril 1944, qui met un terme à plus de 150 ans d’inégalité politique (peut-être qu’Yvonne lui a soufflé à l’oreille, qui sait…). Article 17 : « les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

    Et voilà qu'un an plus tard, en avril 1945, elles exercent pour la première fois ce droit aux élections municipales. En octobre c’est l’assemblée constituante qui est élue. À l'issue de ce vote, on compte 33 femmes élues députées, soit 5,6 % du total. Pas encore la parité, mais pour une première, c’est déjà un joli pied dans la porte ! Les meufs ont attendu 1945 pour voter, mais elles voyaient clair depuis toujours. Fallait juste qu’on leur laisse un crayon.

    On notera au passage que ce droit de vote n’a pas bouleversé de façon majeure la condition des femmes dans la société. Pour ça, il faudra remettre le couvert et se battre pour les droits civils, la maîtrise du corps, le consentement, etc… Et m’est avis que c’est pas encore tout à fait fini.

    Quoi qu’il en soit, ce droit de vote en 45, c’est trop tard pour Cécile, qui meurt en 1937. Elle n’aura jamais eu le privilège de l’exercer. J’ai trop le seum pour elle.

 

 

mercredi 12 novembre 2025

K comme Kœnigsberg, fichu cagna

Sur les pas de Cécile

 

    Augustin, le mari de Cécile, a passé son enfance en Corse où son paternel tenait le képi de gendarme. Un gamin élevé au soleil, mais aussi à la rigueur militaire.

    En 1867, le jeunot décide de devancer l’appel et de s’engager dans l’armée. Qu’est-ce qui a provoqué cette décision ? Voulait-il juste « voir du pays » ? Y a-t-il eu un conflit qui a provoqué ce départ précipité du domicile familial ? Je ne le pense pas, à cause de deux éléments qui me chatouillent l'intellect. D’abord, s’il y a eu des désaccords avec ses parents, ils ont dû s’apaiser car ils ont eu de nombreuses relations par la suite. Pas le genre à couper les ponts, Augustin. Ensuite lorsqu’il se porte volontaire il n’a que 16 ans. Or normalement on ne s’engage pas avant 18 ans. Bon, entre 16 et 18 c’est toléré quand même, à condition d’avoir un développement physique suffisant et l’accord de son paternel ; et c’est mon deuxième élément qui me fait dire qu’ils ne devaient pas être super fâchés. Un père fâché, il ne signe pas les papiers pour que son gamin aille se faire trouer la peau ou envoyer dans un camp de prisonniers au bout du monde !

 

Camp de prisonniers © Bing

 

    Selon sa fiche militaire il est mentionné « classe de mobilisation 1867, dispensé » mais il est aussi dit « engagé volontaire le 3 octobre 1868, arrivé au corps ledit jour ». Ça fait un grand écart entre 1867 et le 3 octobre 1868. Et je ne comprends pas bien la mention « dispensé ». Là, mon cervelet fait des vaches zigzags comme un sismographes pendant l’éruption de Pompéi… à condition que les Ritals aient eu ce genre d’appareil à ce moment-là. Mais j’en perds mes escrimes. Peut-être ne s’est-il engagé qu’à 17 ans en 1868 finalement. Bon, ça n’a pas vraiment beaucoup d’importance, mais j’aimerai éclaircir ce point un jour. C'est le genre de détail qui vous turlupine les nuits blanches, ça !

 

    Bref, il s’engage. Il est incorporé au 32ème régiment d’infanterie de ligne où il arrive le 3 octobre 1868 comme soldat de 2ème classe. Il y apprend à marcher au pas, à astiquer des pompes qui brillent comme un sou neuf, à ramper dans la gadoue et à démonter un fusil les yeux bandés. Le service militaire, on n’en ressortait pas forcément plus intelligent, mais certainement plus débrouillard. Une école de la vie, quoi, version treillis et baïonnette. Le 7 juin 1870 Augustin est nommé caporal, de 2ème classe d’abord puis de 1ère classe en août. Le caporal c’est le plus haut grade que tu peux choper quand t’es encore dans la piétaille, les hommes du rang, la base quoi. Tu commandes alors une escouade : en gros, t’as dix, vingt lascars sous ton béret, et faut que ça file droit, sinon gare aux rouspétances ! Mais attention, « la classe », c’est pas un grade c'est une distinction. Bref, c’est juste une façon de te dire où t’en es dans la bande, pas de quoi pavoiser. En octobre 1872 Augustin est nommé sergent. Là, on rigole plus : c’est un vrai sous-off (le premier grade), un chef d’escouade, un type qui mène la barque, avec un caporal pour lui filer un coup de pouce. Une belle ascension, pour un jeune volontaire ! Sauf que la vie militaire, c'est pas toujours le tapis rouge. En 1873 Augustin est remis soldat 2ème classe. Pourquoi ? Mystère et boules de gomme ! D’autant plus qu’il a reçu un certificat de bonne conduite. Une rétrogradation, une punition, une entourloupe ? Va savoir. Les papiers ne sont pas toujours bavards et les morts gardent le silence.

 

    Il a fait campagne contre l'Allemagne, du 19 juillet 1870 au 19 juin 1871. La guerre de 1870, la vraie, celle qui a vu nos soldats se faire dérouiller par les Prussiens. Pas de blessure ni de décoration signalée. Il a dû passer entre les balles comme un chat entre les gouttières. Il a survécu à la boucherie. Un miracle, ou une sacrée chance.

 

    Bon, avant de s’embrouiller, on arrête tout pour se remettre en mémoire la guerre de 1870, ce conflit qui a marqué les esprits et foutu un sacré bazar en Europe.

    Faut comprendre : on nage en plein dans la montée des nationalismes du XIXème siècle, en particulier du côté de l'Allemagne. Le gars Bismarck y veut se débarrasser de ses ennemis, l’Autriche et la France. Pour provoquer les Français, le fourbe, il pousse le cousin du roi de Prusse à se porter candidat au trône d'Espagne. S'il était élu, la France serait cernée par les Teutons, ce qu'elle veut absolument éviter. Niet ! Alors forcément, elle a dit : « Ah ben non, ça va pas le faire ! ». Mais Bismarck transforme cette question diplomatique mineure en camouflet pour la France, le petit malin. Se sentant insultés, les Français déclarent la guerre à la Prusse 19 juillet 1870 aussi sec. Le souci, c’est que nos troufions, eux, étaient pas super prêts, alors que les Prussiens, eux, ils marchaient au pas cadencé, le pouce sur la couture du pantalon ! L’armée allemande était mieux organisée, mieux entraînée, mieux tout, quoi. Résultat ? On se fait balayer malgré un armement plus faible que les gars d'en face. La preuve que, quand t’as de l’ordre, tu peux battre plus costaud que toi.

    La guerre de 1870 s'est déroulée autour d'étapes clés, comme la bataille de Sedan en septembre) ou le long siège de Paris. La première conduit à la chute de Napoléon III, qui s'est fait coincer comme un bleu, et à la proclamation de la République le 4 septembre. Un changement de régime en pleine débâcle, c'est ce qu'on appelle un accouchement dans la douleur. Le siège de Paris, quant à lui, dure du 20 septembre 1870 jusqu'à la fin de la guerre. Près de deux millions de Parisiens se sont pris au piège dans la capitale, cernés, gelés, affamés, pauvrement défendus par quelques dizaines de milliers de soldats. Les Parigots sont réduits à grignoter du rat et du cuir de botte. Une vraie boucherie sans armes, juste par l'usure. Il s'achève le 28 janvier 1871 avec la signature de l'Armistice.

    Et là, le bilan, mon vieux… dur à avaler : on perd l’Alsace-Lorraine, on se coltine une dette de guerre monstrueuse, l’Empire s’effondre, et la Troisième République débarque. Et, cerise sur le gâteau de la discorde, une grave animosité entre Français et Allemands déboule. Une rancune tenace, la graine des guerres à venir.

 

    Notre Augustin, lui, a eu droit à son lot de misères. Il a été fait prisonnier le 29 octobre 1870. J’ignore dans quelles circonstances exactement, mais peut-être que c'était pendant la bataille de Saint-Quentin. Cette bataille a fait partie des derniers efforts des troupes françaises pour rompre l'encerclement des forces prussiennes, victorieux après Sedan. On s’est bien mailloché la gueule ce jour-là, mais les forces françaises ont été largement dominées par les armées prussiennes. La bataille a abouti à une défaite sévère pour la France, avec de lourdes pertes, contribuant à l'effondrement du front français et précipitant la capitulation de la France quelques mois plus tard. Les régiments d'infanterie de ligne et de la garde nationale mobilisés dans cette bataille étaient mal équipés et mal commandés par rapport à leurs adversaires prussiens. Le souk, quoi ! Saint-Quentin a marqué un tournant décisif dans la guerre, avec une écrasante victoire pour les Prussiens, mieux organisés et préparés. Le 32e de ligne a participé à cette funeste bataille. Malheureusement, malgré la bravoure de ses biffins, le régiment a subi de lourdes pertes. Nombreux, parmi ceux qui n’ont pas succombé aux combats, ont été fait prisonniers. C’est le cas d’Augustin. Il a dû voir des vertes et des pas mûres ce jour-là, le pauvre.

 

    Une fois chignolé, il a été expédié direct dans un camp de prisonniers, à Kœnigsberg en Prusse (Königsberg en allemand. Aujourd’hui, on dit Kaliningrad, une enclave Russe isolée entre la Pologne et la Lituanie). Le camp, c’est quelque part entre nulle part et pas mieux. Une sorte de cul-de-sac de la misère, où même les corbeaux hésitent à poser leurs plumes. Pendant la guerre de 1870, un sacré paquet de soldats français ont été capturés (plus de 400 000) et internés dans différents camps à travers l'Allemagne (environ 200). Les Allemands, ces petits malins, n’avaient pas envisagé l’ampleur de cet arrivage massif de détenus. Aucune infrastructure n’avait été prévue, pas de baraques, pas de bouffe, ce qui a entraîné des conditions de transport et de détention souvent très difficiles.

    Avant d’arriver là-bas, les captifs rejoignaient une gare à pied, parfois pendant des jours. Ils embarquaient alors dans un train pour leur destination en Allemagne, et sans doute pas dans des wagons de luxe en ligne directe, si vous voyez ce que je veux dire. Des trains à bestiaux, sûrement, avec l'odeur de la sueur et la peur au ventre. Le train vers nulle part, sans retour garanti.

     Ces camps sont l’antichambre du néant, un endroit où les jours se comptent en privations et l’homme se déshabille de sa dignité. Les conditions de vie dans ces camps variaient, mais souvent, les prisonniers faisaient face à des conditions difficiles : le froid te bouffait les doigts, la faim te rongeait le ventre, et le typhus te faisait la bise. Les installations étaient souvent rudimentaires, parfois même inexistantes : ce sont les prisonniers eux-mêmes qui devaient construire leurs baraquements. Des planches mal clouées, des tentes déchirées, et un vent d’hiver qui se faufilait partout. Des baraques souvent surpeuplées, où les prisonniers se caillaient les miches, notamment lors des hivers rigoureux de la Prusse-Orientale. La nourriture fournie était souvent insuffisante en quantité et en qualité : de la flotte tiède et deux patates à se partager, quand c’était jour de fête. Résultat : les gars maigrissaient à vue d’œil, la peau sur les os, les yeux dans le vague.
    Les maladies faisaient le reste : typhus, dysenterie… ça tombait comme des mouches, contaminant même parfois les populations locales. Les soins médicaux étaient limités ou carrément inefficaces. La faim, le froid, la maladie sont les compagnons de route du prisonnier. Ces camps, c’étaient pas des hôtels trois étoiles. C’étaient des gîtes où tu payais ton séjour en humiliations et en diarrhées collectives. Les gars y tenaient debout avec trois clopes, deux souvenirs et un peu de fierté dans les bottes. La vie n’y tient qu’à un fil de fer barbelé. Et pour combler le tout, certains captifs étaient envoyés au turbin, souvent dans des conditions difficiles, pour soutenir l'effort de guerre prussien.

    Dans les camps, t’es plus un soldat, t’es un numéro, une silhouette crasseuse avec des rêves qui tiennent dans une boîte d’allumettes. Chaque jour c’est une année. Le temps n’a plus de goût. C’est le bouillon tiède de souffrance, d’attente et de clopes roulées dans des feuilles de journaux périmés.
 

    Au fur et à mesure que le conflit avançait, des échanges de captifs ont eu lieu. Pas par bonté d’âme, non, juste parce qu’y en avait trop à nourrir. Ce qui arrange les Français bien sûr, mais aussi les Prussiens qui se débarrassent ainsi d’une partie du problème. À la fin de la guerre, un grand nombre de soldats français ont été libérés, mais le processus a été long et complexe. Certains détenus ont dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir rentrer chez eux. Augustin lui, rentre enfin le 19 juin 1871. Il a tenu huit longs mois dans cet enfer de planches et de vent glacé. De retour amaigri, vidé, sûrement brisé un peu, mais vivant.

 

    Quelle a été la vie d’Augustin durant sa captivité ? Je l’ignore précisément. Mais comme les autres, il a dû se cailler dans sa baraque, avoir la dalle, peut-être trimer comme un forçat pour même pas un bout de bidoche. Et après ? J’espère que les camps n’ont pas laissé des cicatrices indélébiles à Augustin, des souvenirs qui hantent jusqu’au milieu de la nuit peuplée de fantômes. Parce que la guerre, ça te fout en l'air une vie, même quand tu en réchappes.