« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

lundi 11 novembre 2024

I comme investigations sanglantes

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


Mais revenons un peu en arrière. Le Sieur Philibert BARDY, bourgeois de la paroisse de Samoëns, avait bien connu le soldat Vincent REY pendant qu’il était de quartier pendant l’hiver et le printemps proche passé. Il l'avait vu passer presque tous les jours, au-devant de sa maison qui est au pied du bourg de Samoëns, allant au village de Levy. « Et comme le bruit était publique qu’il aimait la femme de François JAY appelée Françoise GUILLOT je ne l’ai pas suivi pour voir où il allait, persuadé qu’il allait dans cette maison et ne m’étant pas aperçu qu’il en aye frequenté d’autre. »

Il avait entendu dire aussi, peut-être de Me REVEL magasinier de Cluses, que ledit Vincent REY venait très souvent à Samoëns pendant la nuit pour voir la Françoise GUILLOT. Et que même cette dernière était allée le trouver une fois à Cluses.

 

C’était connu, aussi, que le Révérend chanoine CHOMETTY allait très souvent chez François JAY, tant de jour que de nuit, que ledit François JAY soit dans la paroisse ou non.

 

La rumeur se précisait sur le modus operandi du meurtre : d’après Josette DUC, la servante de BARDY, c’était le Révérend chanoine CHOMETTY avec François JAY qui avait tué le soldat Vincent REY et qu’ils l’avaient mis dans un grand seau pour le porter. Mais que n’ayant pas pu y entrer on l’avait mis dans un pétrissoire [pétrin, maie] pour le transporter dans l’endroit où on l’avait trouvé et ce, afin que l’on ne voit pas les traces qu’aurait pu faire le sang qu’il répandait.

 

Investigations, création personnelle inspirée de Van Ostade
Investigations, création personnelle inspirée de Van Ostade


Le juge fit donc venir Josette DUC et lui demanda comment elle savait que CHOMETTY et JAY avaient agi ainsi. Elle répondit que c’était Claudine DUC sa sœur qui le lui avait dit le dimanche précédent en sortant de l’église. Celle-ci, interrogée à son tour, expliqua comment elle l’avait appris : « Je passais dimanche dernier un peu avant la grand messe au devant du château de Madame la baronne de St Christophle et je vis une vingtaine de personnes assemblées qui parlaient sur la mort du cadavre du soldat que l’on avait mis dans la chambre où l’on tient le conseil. Et j’entendis que le fils de feu Claude BIORD, dont j’ignore le nom de baptême, disait aux autres qui étaient assemblés avec lui que c’était Monsieur le chanoine CHOMETY avec François JAY du village de Levy qui avait tué le susdit soldat et avait porté son cadavre dans les bois du commun de Bérouze. » C’est là qu’elle avait entendu l’histoire du seau et du pétrissoire.

 

Le juge remonta la source de la rumeur et fit venir le fils BIORD, qui se prénommait Pierre François. Celui-ci expliqua qu’il avait fait partie des gardes envoyés par le Sieur DUSAUGEY, châtelain, pour surveiller le cadavre qu’on venait de découvrir dans les bois, couché au-dessous d’un sapin dans un petit buisson. Il s’y était rendu sur environ les dix, onze heures du soir et y releva Pierre Joseph BURNIER qui était de garde depuis l’après-midi. À dix pas du cadavre on avait allumé un feu pour se réchauffer. Et étant là, il se mit à discourir sur la mort de ce cadavre avec Claude EXCOFFIER, Joseph FAVRE et Joseph TRONCHET, qui étaient comme lui venus relever les autres gardiateurs. Après être tous convenus que le soldat n’avait pas été tué sur l’endroit, puisque l’on n’y voyait point la neige foulée ni aucune marque de sang, et que de plus on ne voyait point de traces de sang tout le long du chemin, ils convinrent qu’il fallait que le cadavre eût été apporté là dans un seau. Ou dans un pétrissoire, parce que peut-être qu’il n’avait pas pu aller dans le seau et qu’il fallait bien qu’il eut été apporté dans quelque meuble semblable. « Ce que nous dimes par conjectures et sans aucun fondement que celuy dont je viens de parler » conclu le témoin.

- Et ce ne fut aussi que comme des conjectures et comme une simple imagination que vous avez répété cela dimanche passé, au-devant de la maison de madame la baronne de St Christophle ? demanda le juge.

Acquiescement du témoin. « Mais je ne dis point que ce fut François JAY ny le Révérend chanoine CHOMETY qui eusse tué ledit cadavre. Il est bien vray qu’il y en eut un de la compagnie, sans me rappeler lequel c’est, qui dit que ce ne pouvait pas être autre que ledit Révérend chanoine CHOMETY et ledit François JAY qui eussent tué le susdit cadavre, puisqu’ils s’étaient sauvé dès le moment qu’on l’avait découvert. Et parce que ce cadavre avait beaucoup fréquenté en son vivant, pendant qu’il était de quartier icy, la maison dudit François JAY. Laquelle ledit Révérend CHOMETTY fréquentait aussi, ainsy que la chose est publique. Mais il ne parlait de même que sur ses deux conjonctures » admit-il.

 

Compte tenu de ces déclarations, le juge DELAGRANGE se transporta de nouveau jusqu’au village de Levy, accompagné de Me BIORD vice fiscal et Me VUARCHEX, assisté du Sieur Philibert BARDY et de Nicolas REMOND métral de la présente paroisse, pris pour témoins.

Après avoir fait prêter serment aux témoins, ils entrèrent dans la cuisine de la maison appartenant à François JAY, puis dans la chambre qui est au levant de ladite cuisine où avaient été remarqué lors de leur précédente visite deux pétrissoires. Les ayant retrouvés, ils les examinèrent de nouveau et en firent sortir un, de la longueur de cinq pieds et demi de Roy [167,64 cm] et large d’un bon pied et demi de Roy [45,72 cm], qui était fendu d’un côté à trois endroits et de l’autre d’un seul. Dedans ils remarquèrent que l’on avait pétri. Le juge le fit renverser, et remarqua que l’on avait appliqué une pièce de fer pour soutenir les trois fentes. Laquelle pièce ne tenait plus que d’un côté avec un clou. De l’autre, on avait bouché une fente avec de la peau blanche en façon d’emplâtre et quatre clous. Et du côté où était la pièce de fer, le pétrissoire était tout ensanglanté.

Le sang avait ruisselé par les trois fentes notamment auprès de la pièce de fer. On voyait qu’il était sorti de l’intérieur du pétrissoire vers le dehors, avec plus d’abondance à ces endroits là que dans les autres.

 

Ils s’accordèrent tous pour dire qu’il fallait que l’on ait renversé le pétrissoire pendant que le sang était encore frais pour qu’il eût coulé depuis le milieu jusqu’au bord. Et qu’il fallait encore que le sang ait été fort abondant pour se répandre de la manière constatée. Après quoi ils firent de nouveau tourner le pétrissoire pour observer s’ils voyaient des traces de sang en dedans, mais bien qu’ils l’aient correctement ratissé, ils n’y trouvèrent rien que de la pâte à pain sèche.

 

Cependant,  en se tournant à la droite de la chambre, du côté de la paroi, ils remarquèrent dans un vieux coffre de sapin couvert, plusieurs taches de sang. Et dans la chambre, une aisse [esse=objet, crochet, agrafe en forme de S] ensanglantée.

 

Ayant fait apporter l’autre pétrissoire, ils le trouvèrent de la longueur de trois pieds  [91,44 cm] sur un pied de large [30,48 cm], soutenu par quatre pièces de bois qui y étaient attachées. Dans ce pétrissoire, ils ne trouvèrent pas le moindre vestige de sang.

Ayant remarqué qu’il y avait un trou dans le plancher près de la paroi le juge le fit fouiller et y trouva une quantité de poils de cochons. Sur quoi il demanda si François JAY avait fait tuer un cochon mais aucun des témoins ne le savait. Claude DUNOYER DUPRAZ, qui était par hasard dans la cuisine, déclara avoir vu François JAY en faire tuer un, vers la saint Martin [11 novembre] proche passé. Sur cette déclaration, le juge enjoignit audit Claude DUNOYER DUPRAZ, à la réquisition dudit vice fiscal, de revenir en donner la déclaration authentique.

 

Ils ne trouvèrent aucune autre marque dans la chambre, nonobstant leurs diligentes recherches.

 

Le lendemain Claude DUNOYER DUPRAZ, revint déposer officiellement et déclara qu’il passait au village de Levy un matin quelques jours après la St Martin proche passé et, étant entré dans la maison du François JAY pour prendre du feu et allumer sa pipe, il vit que la Françoise GUILLOT sa femme « plumait un cochon » [sic] dans la chambre qui est au levant de ladite maison. Que ledit cochon était dans un pétrissoire qui était à peu près de la longueur de cinq pieds et demi et de la largeur d’un et demi, « qui est le même que celuy où nous trouvates du sang. […] Je puis vous assurer Monsieur que c’est bien dans ce même petrissoire où ledit cochon était. Je le reconnais à la longueur, largeur et aux deux extrémités par lequel on le porte. D’ailleurs l’autre est trop petit et le cochon n’aurait pas put y entrer parce qu’il était fort gros. »  

 

samedi 9 novembre 2024

H comme Hop ! Il faut fuir

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Après le témoignage du Sieur Jean André DELACOSTE (voir la lettre E de ce ChallengeAZ), l’Honorable Thérèse DELACOSTE femme de François Joseph DUNOYER. confirma qu'elle avait bien vu Françoise GUILLOT avant sa fuite le samedi passé, dixième février. La Françoise GUILLOT femme de François JAY vint alors chez elle, c'est-à-dire dans le moulin appelé le Moulin de la Maison, situé au village du Moulin, dans la présente paroisse, sur environ midi. Elle lui demanda si elle avait fait moudre un quart d’orge qu’elle avait apporté chez elle. Lui ayant répondu que non, Françoise GUILLOT lui en demanda qui n’était pas moulu. Mais la meunière n’en n’avait pas non plus.

Lui ayant demandé où elle allait, Françoise GUILLOT lui dit : « le chanoine CHOMETTY s’est sauvé, il faut que je me sauve aussy ». Là-dessus elle passa le pont de Clevieux qui est dans le susdit village et s’en alla chez Nicolas GUILLOT son père, où la meunière la suivit pour prendre du lait. Elles ne parlèrent plus de rien en chemin parce que Françoise GUILLOT marchait devant l’autre. Et quand elle fut chez Nicolas GUILLOT elle trouva la Françoise GUILLOT arrêtée au-devant de la maison. Elle la laissa là et s’en alla dans l’écurie prendre du lait, que lui donna Jeanne Antoine mère de ladite GUILLOT [Jeanne Antoinette VUAGNAT épouse GUILLOT]. Et ensuite elle s’en revint chez elle.


Village des Moulins, création personnelle inspirée de Delcampe
Village des Moulins, création personnelle inspirée de Delcampe

Nombreux furent ceux qui virent les accusés dans leur fuite. Le samedi, sur environ les dix heures du matin, Jean Baptiste SAULTHIER avait vu passer le Révérend CHOMETTY qui avait voulu lui cacher sa destination. Il était à cheval, au village des Moulins, avec un manteau et des grosses sacoches. Lorsqu’il lui demanda où il allait comme cela, le chanoine lui répondit qu’il allait en sixt [à Sixt, paroisse voisine]. Il le laissa partir mais vit, à quelques pas de là, qu’il s’arrêtait et discutait avec Jeanne GUILLOT sœur de Françoise GUILLOT femme de François JAY. Il n’entendit pas ce qu’il lui disait en l’abordant, mais en la quittant il lui dit : « Ne dites pas que je fus partis ». Plus tard, on lui a dit qu’on l’avait vu passer et qu’il prenait le chemin du village des plagnies [Les Pleignes] et qu’il prenait par là un chemin contraire à celui de Sixt, et qu’il s’en éloignait au lieu d’y aller. 

Celle-ci avait trouvé le Révérend CHOMETTY un peu triste. Il lui avait dit uniquement : « Il ne faut pas dire que vous m’avez vu ny parler, mais cependant faite dire à votre sœur, en parlant de la Françoise GUILLOT femme de François JAY, de se retirer à cause des Espagnols. » Sans lui dire le motif pour lequel sa sœur dû craindre les Espagnols ni moins encore pour avoir trempé dans l’homicide du cavalier ou pour d’autres choses. Il se retira et suivit sa route du côté de Valley [le Valais, en Suisse]. Elle s’en fut donc dire à sa sœur de se retirer. Ce que sa sœur lui dit qu’elle ferait.  

 

Une rumeur commence à se répandre... L’Honorable Henry DUBUISSON, âgé de quarante deux ans, employé aux gabelles de profession, natif de la paroisse de Nouvelle En France [non identifiée, NDLR], de poste à Samoëns habitait depuis environ trois ou quatre mois dans une maison tout près de celle du Révérend Nicolas CHOMETTY : de fait, il le connaissait bien. S’il ne savait rien concernant le meurtre qui était arrivé à un cavalier trouvé mort à Samoëns, il savait néanmoins que depuis cette découverte le chanoine avait quitté la paroisse de Samoëns. Il l'avait lui aussi rencontré ce samedi dixième février. Il « monta à cheval et me toucha la main sans me dire où il allait. Et demy heure après partit un nommé CHOMETTY, son frère, qui me dit qu’il reviendrait le lundy après ». Le chanoine était allé au pays de Valais, d’après ce qu’il avait ouï dire. Le Sieur Aymé ROUGE et le Révérend Sieur GRILLET l’auraient rencontré sur le chemin de Turin.

Lors de son audition le juge lui demanda comment il était habillé, s’il portait une soutane d’été ou d’hiver, mais le témoin n’y avait pas fait attention.

L’Honorable Jean Aymé GINDRE, le marguillier [laïc chargé de la garde et de l’entretien de l’église] de la paroisse avait bien vu le Révérend CHOMETTY dans l’église de Samoëns tous les jours après le vingt cinq ou vingt six janvier, et par diverses fois encore, jusqu’au temps où il avait pris la fuite pour le pays de Valais. Mais il n’avait pas observé que depuis cette date du vingt six janvier il ait porté une autre soutane que celle qu’il était revêtu habituellement ou qu’il ait porté une soutane d’été


Le Sieur Aymé ROUGE revenait de Turin, où il était au service de Sa Majesté du Roy de Sardaigne comme garde du corps, lorsqu'il rencontra le vingt six février dernier au lieu d’orssier [Orsières] dans le pays de Valais le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY. Surpris, il lui demanda où il allait. « Il me dit qu’il allait à Turin, qu’il avait eut quelques différents avec les chanoines de Samoëns et qu’il s’en allait chercher du pain ailleurs. Et il m’adjouta que s’il n’en trouvait pas il s’en retournerait. » Et ensuite il ne fut plus question entre eux ni de son voyage ni du pays. Mais il ne le vit plus en Valais ni ailleurs. Ni lui, ni François JAY, la Françoise GUILLOT sa femme ou leur servante. Ce n’est que de retour dans sa maison de Samoëns qu’il apprit, « par la voye publique » que l’on avait tué un cavalier du régiment de Séville dans la maison de François JAY et que l’on accusait de complicité le Révérend CHOMETTY.

 


Ce fameux samedi, l’Honorable Gaspard Joseph BURNIER revenait à Samoëns avec son épouse et son frère, après avoir diné en abbondance [à Abondance, 55 km au Nord de Samoëns]. Cheminant pour passer la montagne du corbi [Le Corbier] située dans la paroisse du Biot, il y fit la rencontre de la Françoise GUILLOT femme de François JAY et de la Claudine VUAGNAT sa servante et précédées d’un homme qui n’est pas de la paroisse de Samoëns et qui lui était inconnu. Demandant à ladite GUILLOT où elle allait, elle répondit : « Je m’en vais un peu contre ce pays. » Il lui en demanda le motif, parce qu’il l’observait un peu triste, mais elle ne fit aucune réponse. Il suivit alors sa route. Et ce n’est qu’arrivés à Taninges, dans le logis du nommé LACROIX, que deux hommes qui buvaient en ce cabaret, qui lui étaient inconnus, lui apprirent ce qui c’était passé à Samoëns. Apprenant qu’il rentrait chez lui, ils dirent : « Hé ! quel malheur qu’il est arrivé à Samoëns. L’on n’y a tué un cavalier, et même dans le village de Levy. L’on n’y a envoyé une compagnie de dragon en direction. » Ne sachant rien sur cette affaire-là, il ne répondit pas.

C’est après s’être restauré et, rentré chez lui, que la rumeur lui détailla l’affaire et les soupçons portés contre les accusés.

 

La mère de la servante, l’Honorable Claudaz Françoise PARCHET, femme de Jean Pierre VUAGNAT, elle aussi, s’était aperçue de la fuite des JAY après la découverte du cavalier du régiment de Séville mort et plié dans son manteau dans les bois de Bérouze. Comme la Claudine VUAGNAT sa fille était à leur service et ne n’avait encore point avoir pris la fuite, elle eut l’occasion de la rejoindre. Et comme elle se disposait aussi elle-même à se retirer, elle l’aida à porter, pendant quelques temps, une partie de son bagage. Cependant elle ne lui dit pas les motifs pour lesquels elle se retirait, ni ceux pour lesquels lesdits mariés JAY s’étaient retirés. Après avoir cheminé quelques temps, arrivées près de la maison de son mari, elle la quitta et lui remis son bagage. « Ce qu’il a y a de sûr, c’est que je ne l’ay jamais vue ny me suis apperçu où elle est allée, ny que lesdits mariés JAY non plus que le Révérend chanoine CHOMETTY, lequel pris aussi la fuite le même jour et pour le même fait. »

 

Finalement, la rumeur se confirme : les fuyards sont en Valais. L’Honorable Claude RIONDEL, tailleur de pierre, les a rencontrés là-bas : « Comme j’étais informé que Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns s’était enfuit les pays de Valley, avec la Françoise GUILLOT, femme de François JAY, et celuy cy, avec la Claudine VUAGNAT leur servante. Et que le Révérend Sieur CHOMETTY me devait deux cent cinquante livres à la suite d’une commande qu’il m’avait passé le neuf janvier dernier, je me rendis à Bex [en Suisse, NDLR] […] où j’y trouvais ledit Révérend CHOMETTY avec François son frère et la Françoise GUILLOT. Et là je lui demandais mon payement […]. »

Étant entré en conversation avec lui, de même qu’avec la Françoise GUILLOT, au sujet dudit homicide et de leur fuite, ils lui dirent l’un et l’autre qu’ils étaient forts innocents de ce meurtre et qu’ils avaient mieux aimé prendre la fuite que de se laisser saisir. Le Révérend CHOMETTY lui demanda avec empressement ce que l’on disait en Savoye à l’occasion de ce meurtre. Il lui répondit que la justice avait saisis les effets des JAY et que l’official* enquêtait sur sa vie et ses mœurs. 

 

François SIMOND, maçon et tailleur de pierre de profession s’était rendu en Valais, à Bex, à cause de travaux qu’il réalisait en ce lieu, avec Jean François BURNIER. François JAY et sa femme, virent les y rejoindre. Après s’être informé de ce qu’ils faisaient de bon et leur avoir dit qu’on les accusait à Samoëns d'avoir tué ce cavalier, ils répondirent que ce n’était que trop vrai. Ils racontèrent comme la chose s’était passée, produisant l’un et l’autre le même récit dans toutes les circonstances. François JAY ajouta encore qu’il ne croyait pas avoir péché véniellement et que s’il n’avait craint d’avoir à faire avec la justice ordinaire, il ne se serait point bougé ni évadé. Mais il avait appréhendé que la troupe ne le saisisse et de n’être pas écouté par elle.

 

 

Carte de Samoëns et autres lieux

 

 

* Juge ecclésiastique. Voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus sur le rôle des juges.

 

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Pour en savoir plus

Les suspects n’ont peut-être pas tort de prendre la fuite car les faits commis étant passibles de la peine de mort, ils risquent avant tout la torture pendant leurs interrogatoires.

 

La torture

Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« Lorsqu'on condamnera l'accusé à la peine de mort, ou à celle des galères, on ordonnera toujours la torture sur le chef des complices ; ce qu'on observera aussi à l'égard des femmes, lorsque la peine de la prison, du fouet, ou du bannissement leur aura été infligée au lieu de celle des galères. »

En effet, le recours à la torture est habituel, destiné à arracher la confession du suspect. Elle peut ainsi être ordonnée par le juge dans les crimes graves lorsque les indices ne sont pas suffisants pour condamner l’accusé : on le soumet à la question afin d’obtenir ses aveux, et disposer ainsi contre lui d’une preuve complète pouvant entraîner sa condamnation. La torture ordonnée par le juge est celle du « trait de corde », ou estrapade, qui consiste à attacher l’accusé par les membres, le soulever du sol en tirant sur les cordes, puis le laisser retomber lourdement. Ce peut être aussi le tourment des « dadi » » (brodequins) : pièces de bois servant à serrer les jambes du suspect. L’inculpé qui avoue lors de son application à la torture ou lors de l’interrogatoire qui la précède, doit répéter ses déclarations le jour suivant et hors du lieu de torture. En cas de rétractation, il peut être de nouveau questionné jusqu’à trois reprises.

De même, « ceux qui cachent les Bandits », sont condamnables de la façon suivante :

« Il est défendu à toute sorte de personnes, de quelque état & qualité qu'elles soient, de cacher, favoriser ou secourir aucun bandit de notre domination, condamné à la mort ou aux galères tant perpétuelles que pour un temps, sous peine d'une peine pécuniaire considérable ; excepté que les contrevenants ne soient leur père, mère, fils, frère, sœur, ou femme, lesquels cependant seront punis d'une peine proportionnée aux circonstances du cas & à la qualité du délit.

Nous exemptons de toute peine les femmes à l'égard de leurs maris, & ceux-ci par rapport à leurs femmes, comme aussi les parents jusqu’au troisième degré, qui les secourront hors de nos Etats à une distance au moins de quinze milles, en leur fournissant de l'argent ou d'autres secours, pour vivre. »

 

 

 

vendredi 8 novembre 2024

G comme giclures

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Les gardiateurs, vers les sept heures la veille au soir 11 février, s’étaient fait la réflexion suivante : « puisque François JAY et la Françoise GUILLOT sa femme, de même que leur servante, ont quitté la maison et qu’on les taxe par là d’avoir procuré la mort audit soldat que l’on a trouvé dedans les communs de Bérouze, voyons voir si nous ne trouverions point quelques marques de sang, au cas que le meurtre ait été fait dans la maison ».

Ils prirent sur le champ une chandelle bénite et entrèrent dans la chambre qui est au levant de ladite maison. C’est là qu’ils découvrirent une tache de sang qui avait ruisselé jusqu’au plancher.


Giclure, création personnelle inspirée de Van Ostade
Giclure, création personnelle
inspirée de Van Ostade

 

Le lendemain, ils la montrèrent au juge. Après un examen attentif, celui-ci remarqua en fait deux taches de sang : l’une contre la muraille qui donne du côté de la cuisine et l’autre contre une paroi qui sépare l’allée avec la chambre. La première était à peu près de la largeur d’une bonne palme de main [7,36 cm] et l’on voyait que le sang avait coulé jusqu’au plancher. Cependant ils ne trouvèrent pas le moindre indice sur le plancher qui paraissait simplement mouillé en quelques endroits. Après discussion, ils estimèrent que ce plancher était plutôt mouillé par l’humidité du terrain sur lequel il était que par autre chose.

 

Ils remarquèrent aussi qu’il y avait au-dessus de cette tache de sang une grosse cheville de bois qui sortait de la muraille. De fait, la tache de sang pourrait bien avoir été faite par de la viande que l’on aurait pendue à cette cheville. Quoique cependant personne ne pouvait attester qu’on eut bien mis de la viande sur cette cheville.

Après un examen minutieux, il leur sembla qu’il y avait deux types de tache : la première leur paraissait être plus vieille que la seconde qui était sur la paroi près du plancher et qui avait coulé par deux endroits jusqu’au sol. Sur le plancher lui-même ils ne trouvèrent rien, mais sur la paroi ils distinguèrent sept à huit gouttes distinctes. 

 

Ils observèrent de plus qu’il y avait auedessus de ces taches une pièce de bois attachée par deux chevilles et qui paraissait avoir servi pour enchâsser des aches [haches] et autres outils semblables. En sortant de la maison, ils remarquèrent aussi une cuiller de bois à lait.

 

Et dans un endroit qui sert de réduit à bois, ils trouvèrent, au-dessous de différents sacs à charbons, un petit morceau de linge taché de sang en différents endroits. Le juge les fit mettre avec les chemises dans le seau de bois et les fit porter dans la maison de Laurent RENAND qui lui servait de quartier général. Il ordonna à Me VUARCHEX d’en rester saisi, de faire sécher lesdites chemises et d’en nantir le greffe pour conserver le corps du délit, après avoir apposé son cachet sur cire rouge, représentant un chevron tranchant trois liquernes [lignes ? licornes ?] dans le susdit chevron et l’autre dessous, sur du papier qui fut attaché avec du fil au bord des chemises et du morceau de linge.

 

Les gardiateurs déclarèrent que l’on ne savait point ce que le François JAY et la Françoise GUILLOT étaient devenus, non plus que la servante, que l’on n’avait pas vu, notamment ici dans la maison où ils étaient de garde. Le premier avait disparu depuis vendredi neuf du courant mois, la femme depuis le dixième sur environ le midi et la servante depuis la veille au matin. Cette dernière, en partant, avait laissé la maison ouverte, après avoir porté les enfants chez Nicolas GUILLOT père de ladite Françoise. Le bétail était dans l’écurie, sans que personne n’en prenne aucun soin.

 

Entendant cela, le juge ordonna à Me DUSAUGEY de procéder à une description exacte des effets, meubles, linges et bétail du couple JAY et de les confier entre les mains d’un gardiateur reconnu et solvable pour les conserver et que rien ne s’en écarte jusqu’à ce qu’autrement ne soit ordonné.

 

Ce fait, le juge se retira dans la maison de Me RENAND après avoir dressé son rapport, signé de lui-même et des témoins, sauf lesdits gardiateurs étant illettrés de ce enquis, « à Samoëns au village de Levy ce douzieme fevrier mil sept cent quarante huit ».

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 7 novembre 2024

F comme fouille

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février, pendant que les gardiateurs [officier du roi établi pour garantir les droits des particuliers - cf. lettre E de ce ChallengeAZ] surveillaient la maison, l’un d’eux, Claude SAUGE, vit un sceau qui était près de l’entrée de la chambre et dit : « Voicy du linge mouillé dans ce sceau. Se serait des linges d’enfants ». Et les ayant soulevés et voyant qu’il y avait du sang dessus, il les laissa retomber. Mais Pierre DUC les ayant sortis à son tour, ils virent que c’était une chemise d’homme et une chemise de femme avec de la lessive, comme ils le reconnurent à l’audeur [odeur]. Ayant observé que ces chemises étaient extrêmement ensanglantées, et même qu'il y avait un sang sale qui semblait avoir été mêlé avec de la terre ou de la poussière, ils regardèrent ces chemises de plus près.

Ils virent qu’il y avait sept troups [trous] dans la chemise d’homme qui avait été faits avec un couteau, parce que la toile était coupée. Ils constatèrent aussi qu’il était sorti beaucoup de sang par les trous et que ceux-ci étaient tous du côté gauche. La chemise d’homme était plus neuve que celle de femme qui était presque usée, raccommodée dans le milieu sur le derrière par différentes pièces de toiles. Après quoi ils les remirent dans le seau, de la même manière qu’elles en avaient été retirées, sans bouger le seau jusqu’à l’arrivée des autorités. Ils firent avertir immédiatement le Sieur DEHUMADAZ.

 

Fouille, création personnelle inspirée de Van Ostade
Fouille, création personnelle inspirée de Van Ostade


Celui-ci en avisa le juge DELAGRANGE qui se rendit au village de Levy le lendemain, accompagné des ci-devant nommés [voir hier la lettre E de ce ChallengeAZ] et de Me Noël DELACOSTE, pris pour servir de témoins dans la visite qu’il se proposa de faire. Il était aussi accompagné de Me DUSAUGEY châtelain de la paroisse, pris avec eux pour indiquer la maison des JAY. Arrivés au village de Levy, Me DUSAUGEY montra une maison qu’il déclara être celle de François JAY et Françoise GUILLOT mariés, distante du bourg de Samoëns d’une portée de fusil et située au-dessous du grand chemin qui tendait au village de Levy, la première de celui-ci.

 

Le juge s’arrêta au- devant de cette maison et fit prêter serment aux témoins et à Me DELACOSTE sur les saintes écritures de l’assister fidèlement dans la visite de la maison pour y trouver quelques marques ou traces du délit dont il était chargé d’enquête. Les hommes entrèrent ensuite dans la maison.

 

Dans la cuisine ils retrouvèrent les trois gardiateurs et les sommèrent d’indiquer la chambre où étaient les linges, dont ledit Sieur DEHUMADAZ avait parlé au juge. Ils montrèrent une chambre qui est au levant de la maison et à la gauche de l’entrée. Le juge y entra et trouva à la droite de la porte de la chambre un seau de bois dans lequel les gardiateurs déclarèrent avoir contenu les chemises.

Le juge ordonna qu’ils les retirent du seau et reconnu effectivement deux chemises, l’une d’homme et l’autre de femme, mouillées et teintes de sang en plusieurs endroits et aussi sales en d’autres endroits, mais d’une saleté qui approchait du noir et d’un sang corrompu.

 

Celle d’homme avait deux boutonnières sans aucun bouton, un petit troup à la manche gauche, dans le devant, de la largeur d’un demi travers de doigt [0,95 cm]. Deux autres trous se trouvaient sur le derrière de la manche, de la même largeur. D’autres trous furent constatés encore dans le milieu de l’épaule gauche ou sur le côté gauche de la chemise, et tous de la même largeur. C’était sur ces derniers trous que l’on observait les plus grandes taches de sang. La chemise, d’une toile moitié ritte et moitié étoupe, et moitié usée, était aussi largement déchirée sur le devant. L’une des boutonnières de manche était rompue et son bord gauche paraissait avoir été attachée avec du fil.

 

Celle de femme était d’une toile de drap de pays de même qualité que l’autre, presque entièrement usée, raccommodée en plusieurs endroits notamment dans le milieu des reins, déchirée en devant et avait été de même recousue avec du fil et avait les manches l’ongues [longues]. *

 

Après quoi le juge exhiba les chemises audit Me DELACOSTE et le somma de lui déclarer si les trous qu’il avait reconnus dans la chemise d’homme étaient de la même largeur que celle de l’étui à couteau qu’ils avaient trouvé. Pour cela, il fit décacheter l’étui par Me VUARCHEX et le présenta à Me DELACOSTE. Celui-ci répondit, après avoir bien examiné tant les trous que l’étui à couteau, qu’il ne croyait pas qu’il y ait une grande différence entre la largeur des trous de la chemise et celle de l’étui. Il ajouta qu’il croyait bien que les trous de la chemise paraissaient avoir été faits avec un couteau pointu et qui devait être celui enfermé dans l’étui.

Ce que les autres témoins, à qui ont furent présentés les chemises et l’étui, approuvèrent.

 

Le juge présenta aux gardiateurs un seau de bois de médiocre valleur grosseur dans lequel il y avait les deux chemises et les somma de déclarer s’ils reconnaissaient ces chemises et ce seau comme étant les mêmes que celles qu’ils disaient avoir trouvé dans la chambre de la maison de François JAY. Et s’ils savaient si ces chemises appartenaient aux mariés JAY. Nicolas BIORD répondit que ce seau et les chemises qui étaient dedans étaient bien les mêmes que ceux qu’il avait trouvé à sept heures du soir du dimanche proche passé dans la chambre qui est au levant de la maison de François JAY. Il les reconnaissait pour les mêmes, à toutes les marques par lesquelles il les avait dépeintes au juge par sa description. « Je ne saurais pas vous dire si ces chemises et seau appartiennent audit François JAY ni a sa femme et quant [bien même] je les leur aurait vu porter je ne saurais pas les reconnaitre. »

 

Le juge ordonna de nouveau à Me VUARCHEX de recacheter les chemises avec le sceau sur cire rouge du même cachet qu’était dit ci devant pour conserver l’identité du corps du délit. Après cela, toute la troupe se transporta dans la cave située au-dessous du poile, puis dans la grange et les deux greniers** de bois qui appartenaient à François JAY, l’un placé au-devant de la maison et l’autre au-dessous. Ils n’y trouvèrent que différents meubles et linges épars. Dans le poile et dans les appartements, ils examinèrent un gros presson [barre] de fer qui n’était pas extrêmement pointu au bout, rouillé. Mais il ne comportait aucune tache de sang.

 

Le juge et ses témoins poursuivirent la visite et firent de nouvelles découvertes inquiétantes.

 

 

 

 

 

* Les linges sont décrits plusieurs fois au cours de l’enquête. Pour éviter une lecture fastidieuse et redondante, j’ai allégé leur description très détaillée. On constate quelques légères différences dans les termes utilisés aux cours des descriptions successives : il est donc quelque peu difficile de se faire une idée précise de leur état. Retenons qu’ils sont bien entaillés et ensanglantés !

** Les greniers sont des bâtiments séparés en Savoie où l’on met à l’abri d’un potentiel incendie de maison les grains, les biens précieux (papiers de famille, vêtements du dimanche...), etc....

 

 

mercredi 6 novembre 2024

E comme évadés

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le juge requit le métral (ou mestral : petit officier d’une seigneurie) nommé REMOND afin qu’il distribue différents exploits (c'est-à-dire des assignations à comparaître). Aux heures dites de leurs convocations, les témoins se présentèrent devant le juge. 56 personnes furent auditionnées au total*.

 

Le Sieur Jean André DELACOSTE, cinquante deux ans, maitre armurier natif bourgeois et habitant du présent bourg de Samoëns, ne savait rien de ce cadavre découvert dans les bois de Bérouze. D’ailleurs il ne le connaissait pas, ni lui ni aucun soldat du régiment de Séville.

Tout ce qu’il pouvait dire néanmoins c’était que la Thérèse DELACOSTE femme de Joseph DUNOYER DUPRAZ sa cousine, lui dit la veille au matin en venant à la messe que la Françoise GUILLOT, femme de François JAY habitante du village de Levy, était passée le samedi précédent, le dixième du courant mois, dans le moulin que ladite Thérèse DELACOSTE habitait et elle lui avait dit qu’il fallait qu’elle se sauve. Sur ce, elles étaient allées en delà du pont de Clevieux dans la maison qu’habite Nicolas GUILLOT, père de ladite Françoise. Cette dernière l’avait laissée là. 

 

L’Honorable Claudine BIORD, femme de Claude JAY [cousin issu de germain de François JAY] était le vingt cinq, le vingt six et encore le jour suivant du mois de janvier proche passé dans une grange que lui avait laissé son père, où elle avait soin de son bétail. Cette grange était distante d’un bon quart d’heure de la maison de son mari et, de fait, elle ne put s’apercevoir si la nuit du vingt cinq au vingt six janvier dernier on avait commis, dans la maison de François JAY, qui était contigüe à celle de son mari, l’homicide en la personne du cavalier du régiment de Séville

« Je recontrais néanmoins François JAY dans la maison de mondit mari lors de la sépulture de Charles JAY mon beau-père, qui remonte au neuf du mois de fevrier dernier. Et j’observais qu’il avait une blessure au front et qu’il souffrait par le corps, et ne marchait plus de la manière qu’il marchait cy devant. Mais je ne m’informais pas de sa maladie. » 


Évadés, création personnelle inspirée d’A. Juillard
Évadés, création personnelle inspirée d’A. Juillard


Le lendemain, dixième du mois de février, sur le bruit qui s’était répandu publiquement que l’on avait trouvé un cavalier mort dans le bois de Bérouze, François JAY avec la Françoise GUILLOT sa femme, prirent la fuite. Et après midi dudit jour, la Claudine VUAGNAT leur servante fit de même. Quand cela fut connu, on n’hésita pas dans le village de Levy et dans le bourg de Samoëns de dire que ce meurtre avait été commis dans la maison dudit JAY, et même par celui-ci. On dit aussi que les plaies qu’il avait sur son corps lui avaient été faites par ce cavalier dans la dispute qu’ils eurent ensemble lorsque ce cavalier fut tué. Et comme le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY s’était de même enfuit, on n’hésita pas à l’accuser de complicité dans cet homicide. Et l’on y était d’autant plus fondé que ce Révérend CHOMETTY fréquentait cette maison. Et ladite Claudine VUAGNAT, avant de partir, avait dit en parlant desdits mariés JAY et d’elle « Hé ! Mon Dieu nous sommes perdus ».

Elle ne l’avait ouï dire en personne, mais on le lui avait rapporté dans la maison de son mari, sans qu’elle ne puisse désigner qui exactement. Et comme ni les uns ni les autres n’étaient revenus depuis ledit jour, on continuait dans le village et dans la paroisse de les accuser de cet homicide.

 

Le dimanche onzième du courant mois, le Sieur DEHUMADAZ, officier et aide major du régiment de Séville, avait lui aussi formé des soupçons contre François JAY et Françoise GUILLOT, à l’occasion de la mort du soldat Vincent REY, puisqu’ils avaient abandonné leur maison, ainsi que leur domestique, dès que le bruit s’était répandu que l’on avait trouvé un cadavre. Il s’était donc rendu chez eux. Il était accompagné par Me DUSAUGEY, châtelain de Samoëns.

 

Nicolas BIORD natif et habitant au-dessus du village de Levy était, sur environ les dix heures du matin, au-devant de sa maison avec Claude SAUGE habitant du même village. Survint alors Jean François FERRIER qui leur dit de descendre dans la maison de François JAY. Ce que firent les deux hommes. Et étant arrivé au-devant de ladite maison, ils y trouvèrent l’officier du régiment de Séville avec Me DUSAUGEY châtelain du lieu. Ils leur ordonnèrent d’entrer dans la maison et de prendre garde qu’aucun des effets ne s’écartassent. Nicolas BIORD entra avec Claude SAUGE. Un moment après Pierre DUC les rejoignit et ils restèrent là jusqu’au lendemain lorsque le juge et sa compagnie arrivèrent.

 

C’est pendant leur garde que furent trouvées dans la chambre, qui est à la gauche de l’entrée de la maison, une chemise d’homme et une de femme teintes de sang et mouillées dans un seau.

 

 

 

 * Les témoins furent en fait 53, mais le greffier en a inscrit 56 (sa numérotation est passée du témoin 6 à 9 par erreur).

 

 _____________________________________

 

Pour en savoir plus
De la manière de procéder dans les crimes très atroces

Elle est codifiée dans les Royales Constitutions de la façon suivante :

« Si le criminel est pris en flagrant délit, on procédera contre lui ex abrupto, & avec toute la célérité possible, tant à l'égard des informations & actes du procès, qu’à l’égard des défenses, de manière que dès qu'il constera [qu’il sera certain] du délit & qu'on aura une semi-preuve du délinquant, on en pourra venir à la torture.

Le criminel étant condamné, l’on procédera à l'exécution de l'Arrêt avec la promptitude des peines les plus exemplaires & publiques qui seront jugées convenables à l'atrocité du cas, afin qu'elles inspirent de l'horreur & servent de frein aux autres.

Quand les accusés des crimes très atroces, ne seront pas pris en flagrant délit, si le fait est notoire, & qu'il résulte du corps du délit comme dessus, Nous voulons que l'on procède contre ceux qui sont détenus, de la manière qu'il a été dit à l'égard de ceux qui sont pris en flagrant délit, & s'ils sont contumax [accusé ou prévenu en état de contumace. Contumace = état d’un accusé qui ne se présente pas devant la cour d’assises où il a été cité], & qu'il conste de la notoriété du fait, on procédera de même contre eux sommairement. »

 

mardi 5 novembre 2024

D comme désertion

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, soit le lendemain de la découverte du cadavre, Me BIORD le vice fiscal transmit une lettre au juge, l’avertissant d’un fait nouveau et le priant d’ouvrir officiellement une enquête :

 « A Monsieur le juge du marquisat de Samoëns remontre, je soussigné vice fiscal du Marquisat de Samoëns.

En conséquence d’un meurtre qui s’est commis rière [près de, derrière] le présent lieu, en la personne d’un cavalier du régiment de Séville, il apparaît que le Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns et le nommé François JAY et Françoise GUILLIOT sa femme se sont évadés, et ont abandonné le lieu. Ce qui fait former contre eux des soupçons d’avoir part à untel crime. Le soussigné requiert qu’il vous plaise, Monsieur, de procéder à information [enquête] sur ce délit et ses circonstances.
Signé BIORD vice fiscal
»

C’est la première fois que des soupçons sont formés officiellement contre le couple JAY. 

 

Dès le 12 février, une information fut prise suite à la requête du Sieur vice fiscal, demandeur en cas d’homicide, contre François fils de feu Claude JAY et Françoise GUILLOT, mariés de la paroisse de Samoëns, et le Révérend Sieur Nicolas CHOMETTY chanoine de la Collégiale dudit Samoëns, accusés du meurtre commis sur la personne de Vincent REY, cavalier du régiment de Séville.

 

Dans la maison du Sieur Laurent RENAND, choisie par le juge pour faire la présente procédure, le magistrat tenta de retracer les derniers faits et geste du cadavre.

 

Il apparut, d’après le Sieur Joseph POUIROY, natif de Thomaris [Tamarite ?] dans le royaume d’Aragon, maréchal des logis au régiment de Séville, que Vincent REY s’était absenté de Scionzier, leur quartier moderne, la nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé. Mais son absence ne fut découverte que le vingt six au matin parce qu’il n’était pas venu donner l’avoine à son cheval, ni le soigner, ainsi que l’ordre lui en était donné. Étant allé sur les huit heures du matin ce jour-là dans la maison où il était logé, le propriétaire expliqua que le soldat n’avait pas reparu depuis les huit heures du soir la veille, heure à laquelle il était entré à la maison et ressorti sur le champ. En sortant, Vincent REY lui avait dit de fermer la porte parce qu’il ne reviendrait pas de la soirée, étant de garde à l’écurie.

 

Le maréchal des logis ajouta par ailleurs que, pendant qu’il était de quartier au présent bourg de Samoëns lors de l’hiver et une partie de l’été passé, il fréquentait beaucoup une maison qui se situait au village de Levy.

Le juge lui demanda des détails sur cette maison. C’est « la première que l’on rencontre pour aller audit village à main gauche en montant, qui est à une petite porté de fusil au bourg de Samoëns. J’y ai été souvent pendant que j’étais de quartier ici avec ledit Vincent REY. »

 

Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington
Soldats espagnols, création personnelle inspirée de F. Remington

 

En outre, ce n’était pas la première fois que Vincent REY s’absentait de la compagnie sans autorisation. Ce fut déjà le cas vers les dix, onze ou douze novembre proche passé. Lorsqu’il revint à Cluses sur les huit heures du matin, il fut aussitôt arrêté et mis en prison. « Il nous a déclaré qu’il venait de Samoëns ou il s’était venus promener. Comme nous étions instruit qu’il aimait la maitresse de la maison que je viens de vous designer, nous soupçonames d’abord qu’il venait de la voir ». Il resta huit jours ou environ en prison pour le punir. Après quoi un carabinier nommé Jean RODRIGUE, qui était logé dans une maison attigue [mitoyenne] à celle qu’habitait ledit Vincent REY, fut désigné afin de veiller sur sa conduite et de le réveiller tous les matins, parce qu’il y avait une porte de communication d’une maison à l’autre.

Lequel effectivement l’appela bien le vingt six janvier au matin, mais n’entra pas dans sa chambre et cru, puisqu’il ne lui avait pas répondu, qu’il pouvait être incommodé ou qu’il voulait dormir. C’est pourquoi son absence ne fut découverte que sur les huit heures du matin.

Voyant, sur les dix heures, qu’il n’était point revenu à la compagnie, le maréchal des logis reçu l’ordre de son capitaine de se rendre au bourg de Samoëns, avec deux carabiniers de sa compagnie, pour voir si Vincent REY ne serait point dans ladite maison de Lévy. Étant arrivé audit bourg de Samoëns, ils furent logés chez Michel ANDRIER, cabaretier, et après avoir soupé, sur environ les six heures du soir, ils se rendirent dans la maison de Levy pour voir s’ils ne trouveraient pas leur soldat absent. 

« Mais nous ne l’y trouvames pas et nous n’y vimes que le Révérend chanoine CHOMETTY qui sortit de la chambre qui est derriere la cuisine qu’on appelle communément le poile » Aussi appelé « poêle » ou « peile » en Savoie, c’est une pièce chauffée contiguë à la cuisine, qui est à la fois la pièce de vie et la chambre à coucher.

C’est donc le chanoine qui vint d’abord lorsqu’il entendit le maréchal des logis parler à la servante venue ouvrir la porte. « Il s’empressa de me saluer et de me demander ce que je cherchais. Lui ayant dit que c’était le soldat Vincent REY, il me repondit, comme la servante, qu’il ne l’avait pas vu. Mais ce fut d’une voix et d’une manière tout a fait tremblante. »

Les Espagnols entrèrent dans la chambre d’où sortait ledit chanoine CHOMETTY où ils trouvèrent la maîtresse du logis couchée dans le lit qui est le plus près de la fenêtre. Il fit à la femme la même demande sur ledit Vincent REY, qui répondit la même chose que les autres. Sur quoi il se retira. « Je vous dis aussi qu’il me paru que la porte de la chambre où était ledit CHOMETTY avec ladite femme était fermée et qu’il ne l’ouvrit que quand il m’entendit parler. »

 

 

 

 

 

lundi 4 novembre 2024

C comme connaissance

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Le 11 février 1748, lendemain de la découverte du cadavre dans les bois de Bérouze, le juge François Joseph DELAGRANGE s’installa dans la maison de Laurent RENAND, située au bourg se Samoëns, pour mener à bien la procédure criminelle. Toujours assisté de Me BIORD, le vice fiscal, et Me VUARCHEX qui prenait note des témoignages, il commença les auditions.

 

Afin d'identifier le cadavre, le juge fit comparaître deux soldats espagnols, les Sieurs Noël SERRANOZ et Joseph RAMOZ ; le premier brigadier du régiment de Séville, de quartier à Scionzier, et le second carabinier, cantonné à Taninges. Les deux hommes reconnurent au premier abord le cadavre découvert la veille.

Après leur avoir fait prêter serment sur les saintes écritures, en conformité des Royales constitutions [voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus sur ce sujet], il leur demanda s’ils reconnaissaient le cadavre et s’ils pouvaient en dire son nom, surnom, âge, patrie et tout autre moyen de reconnaissance qu’ils pouvaient avoir.

 

Le cavalier du régiment de Séville, création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)
Le cavalier du régiment de Séville,
création personnelle inspirée d’un dessin trouvé sur anargader.net (source inconnue)

 

Lesquels, parlant très bien la langue française, déclarèrent qu’ils reconnaissent très bien le cadavre qui était là étendu plié dans son manteau : c’était celui d’un nommé Vincent REY. Il était peut-être natif de Mallagoz [Malaga ?] dans l’Andalousie. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il était soldat dans le régiment de Séville depuis environ une année et demie. Il était de la même compagnie que le premier témoin, celle du Sieur capitaine MINDOZ, qui était de quartier à Scionzier. Il se rappelait lui « avoir toujours donné la paye pendant qu’il était dans le régiment et l’avoir vu tous les jours à toutes heures matin et soir ». Et qu’il était absent de la compagnie depuis la nuit du vingt cinq au vingt six janvier passé. Il était parti après avoir fait boire et donné l’avoine à son cheval, d’après les rumeurs.

 

Le deuxième témoin confirma les dires du premier et ajouta qu’ils étaient « même assez amis ensemble quoy qu’il fut de la compagnie de Monsieur MINDOZ et que je sois de celle D’AGUILLARD ». Il le reconnaissait « aux traits du visage et en toute sa personne ». Il savait bien qu’il était de l’Andalousie, mais pas de quelle ville exactement. 

 

Le Sieur Jean François FERRIER, menuisier natif de Faucognan en Franche Comté, désormais habitant au bourg de Samoëns (l’un de ceux qui ont été envoyés pour vérifier s’il y avait bien un cadavre dans les bois de Bérouze – voir à la lettre A de ce ChallengeAZ) reconnu lui aussi le soldat REY. Il l’avait vu très souvent chez lui pendant les cinq à six mois qu’il avait été de quartier au bourg de Samoëns. Il venait faire l’ordinaire chez lui avec les autres soldats, ses camarades. Lorsque l’on a découvert le visage du cadavre qui était plié dans son manteau au pied d’un sapin dans le bois, il l’a reconnu à l’instant.

 

Le Sieur François Joseph ROUGE, avait vu passer le matin sur un traîneau un cadavre qui était plié dans un manteau blanc. Il avait suivi toute la compagnie jusque dans la chambre où le conseil de paroisse s’assemblait, et dans laquelle on avait reposé le cadavre. Et après l’avoir examiné il avait reconnu que c’était celui de Vincent REY, soldat dans la compagnie de Monsieur MINDOZ capitaine du régiment de Séville. Il l’avait reconnu parfaitement parce que Vincent REY venait faire ordinaire chez lui de quinze en quinze jours, et quelques fois de dix jours en dix jours. Outre cela, il l’avait logé pendant environ six semaines pendant le courant de l’hiver précédent lorsqu’il était de quartier en cette paroisse avec son régiment. « De sorte que je vous assure que c’est bien le cadavre dudit Vincent REY que l’on a porté dans la maison de ville du présent lieu. »

 

 

samedi 2 novembre 2024

B comme blessures

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


Dans les bois de Bérouze, Me DELACOSTE, le chirurgien, fit valoir qu’il n’était pas facile de procéder à la visite [autopsie] du cadavre sur la neige et dans les buissons où il était couché et plié. Le juge en convint et ordonna à un paroissien de prendre son cheval et de préparer un traîneau pour conduire le cadavre au bourg de Samoëns. Ce qui fut sur le champ exécuté : les témoins le mirent sur le traîneau et tous s’acheminèrent jusqu’au devant de la maison où s’assemble le conseil de la paroisse située près de la place du bourg. Ensuite le cadavre fut transporté dans la chambre pour que le chirurgien en fasse l’autopsie.

 

Blessures, création personnelle inspirée de V. Wagner
Blessures, création personnelle inspirée de V. Wagner

Toujours assisté comme on l’a dit ci-devant [c'est-à-dire hier à la lettre A de ce ChallengeAZ] le juge fit prêter serment à Me Noël DELACOSTE, le chirurgien, de procéder fidèlement à la visite du cadavre et de déclarer ensuite le genre et la cause de sa mort, avec toutes les circonstances qu’il croyait pourvoir être rencontrées, s’il avait perdu la vie avec arme ou autrement.

Non sans avoir, préalablement, rappelé l’importance du serment et les peines qu’encourent les parjures, « tant par les loix divines humaines que par la disposition des Royales Constitutions ».*

 

Me DELACOSTE, assisté de deux témoins, effectua l’examen et fit son rapport au juge. Plusieurs coups furent constatés :

- un à la tempe, de la largeur d’un petit doigt, et pénétrant jusqu’ à l’os, sans doute fait avec un couteau ou un stylet.

- au côté droit, une plaie à côté de l’oreille sans doute faite avec un instrument contondant comme une pierre ou un bâton.

- une autre « playe du costé droit de l’estomach ».

 

Le chirurgien pensait que ces trois blessures étaient chacune plus que suffisante pour avoir causé la mort au cadavre.

 

Il avait, par ailleurs, trouvé une douzaine de plaies dans la cuisse droite, toutes pénétrantes jusqu’au fémur ; lesquelles, ainsi que celle de l’estomac, avaient été faites avec un couteau ou stylet et avec le même instrument puisqu’elles étaient toutes de la même largeur.

Une autre plaie avait été trouvée au-dessus du genou droit et deux contusions sur l’épaule gauche et « sur les humerusse de l’homme platte » [humérus de l’omoplate].

 

Le chirurgien pensait que, de toutes les plaies et contusions qu’il avait constatées, il n’y avait que celle de la tête et de l’estomac qui avaient pu causer la mort du cadavre, et provoqué l’écoulement de sang qu’ils avaient vu répandu dans la chemise, son manteau et sa culotte. 

 

Le juge ordonna ensuite à Me VUARCHEX de plier la gaine de cuir trouvée sur le cadavre dans du papier et de le cacheter en deux endroits différents avec son sceau, représentant trois poules et un chevron sur cire rouge**, pour en conserver l’identité.

 

Le cadavre fut ensuite inhumé dans le cimetière de la paroisse de Samoëns***.

 

 

 

 

 

 

* Pour mémoire ces Royales Constitutions sont un ensemble de textes régissant le droit privé en Savoie (voir intro de ce ChallengeAZ pour en savoir plus).

** Le juge DELAGRANGE décrit trois fois son sceau au cours de la procédure et chaque fois d’une manière différente. Il est donc difficile de se faire une idée précise dudit sceau, d’autant plus qu’il utilise des termes qui ne sont pas conformes aux lois de l’héraldique.

*** Selon l’instruction : il n’en est pas fait mention dans le registre paroissial des actes de sépultures de la paroisse.

 

 

 

vendredi 1 novembre 2024

A comme alerte

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Joseph François DELAGRANGE, avocat au Sénat et juge ordinaire du Marquisat de Samoëns, était à l’abbaye de Sixt lorsqu’on vint l’avertir, ce dimanche 11 février 1748, que l’on avait trouvé dans les bois communs [communaux] de Bérouze un cadavre. Aussitôt il se transporta à Samoëns (la paroisse voisine) et mit pied à terre au-devant de la maison de Me Joseph BIORD notaire collégié*. La procédure commença immédiatement. Le juge se fit assister de Me Jean Joseph VUARCHEX, substitut du greffier de Samoëns, et de Me George Marie BIORD vice fiscal de la juridiction et châtelain de Samoëns.

 

Un cadavre dans la neige..., création personnelle inspirée d’A. Juillard
Un cadavre dans la neige..., création personnelle inspirée d’A. Juillard

 

Le manteau blanc du cadavre faisant conjoncturer qu’il était du régiment de Séville, qui occupait la vallée (voir l’intro de ce ChallengeAZ), Pierre DEHUMADAZ officier et aide major dudit régiment avait aussitôt été fait mander à ses quartiers de Cluses [situés  à 3,9 lieues / 19 km]. Après avoir été rejoint par Monsieur DEHUMADAZ, le vice fiscal fut requis de mener toute la troupe auprès du cadavre pour y procéder à sa reconnaissance.

Deux hommes, Claude BAUD et Michel RUIN, tous les deux natifs et habitants de la paroisse, furent choisis pour assister le juge et servir de témoins. Me Noël DELACOSTE, chirurgien du bourg, les accompagnait. La troupe se transporta jusqu’au bois appelé les communs de Bérouze, au pied d’un sapin où on leur montra le cadavre.

 

Effectivement ils virent la jambe gauche d’un homme qui passait au-dessous d’un manteau blanc dans lequel il était enfermé, et enveloppé d’une manière que rien d’autre ne sortait du manteau que la jambe. Ayant ordonné que l’on ouvre le manteau, ils remarquèrent qu’il était doublé d’une étoffe bleue. « Et au-dedans un cadavre ».

 

Celui-ci avait un gant de laine à la main gauche et un gant de peau bleu à la droite. Il n’avait qu’une veste bleue, telle que sont celles du régiment de Séville, avec une chemisette de matelote** rouge, des culottes bleues de la même étoffe que la veste, des bas de laine blanche, des souliers carrés et des boucles de laiton plates, avec un petit bonnet rouge qui n’était pas sur sa tête mais dans un repli du manteau ensanglanté. Le cadavre avait aussi en ceinture une cravate de coton blanc. Et dans la cravate il y avait l’étui d’un couteau à gaine, couvert d’un cuir rouge grossièrement cousu, pointu au bout, de la longueur de cinq pouces [12,7 cm]. Le couteau qui y entrait ne pouvait pas être large de plus d’un travers de doigt [1,9 cm]. De plus il avait le bouton de la culotte ôté, la chemise toute remplie de sang gelé, ainsi que la culotte du côté droit qui en était entièrement teinte. 

 

Me Antoine Joseph DUSAUGEY, notaire collégié et châtelain de Samoëns, avait été averti la veille, samedi matin dix du courant mois par la Claudaz DUCREST qu’il y avait un cadavre au-dessous d’un sapin dans les bois de BérouzeMais comme il n’avait pas confiance en cette femme qui passait « communément pour une imbecille et un peu folle », il ne voulut pas se fier à ce qu’elle lui disait et se déplacer lui-même. Il envoya donc le menuisier FERRIER et Claude Joseph JACQUARD dans les bois pour vérifier les dires de la DUCREST. Lesquels lui ayant assuré que ce fait était très véritable et que, de plus, se devait être un soldat du régiment de Séville. Il informa sur le champ Monsieur D’AGUILLARD,  commandant du régiment, ainsi que le juge DELAGRANGE. C’est ainsi que la procédure débuta.

 

Aussitôt averti, le Sieur D’AGUILLARD lui ordonna de mettre des gardes auprès du cadavre. Ce que fit le châtelain « sur les trois à quattre heures du soir » : il envoya quatre hommes pour le surveiller.

Lui-même se rendit dans les bois. Là, il vit les pas d’hommes que la DUCREST lui avait annoncés. Ils remarquèrent tous qu’on avait pris soin de mettre ses pas, au retour, dans les empreintes faites à l’aller. Ils pensèrent que les empreintes de souliers devaient être d’homme parce qu’elles étaient larges sur le talon. Ce qu’ils vérifièrent en mettant eux-mêmes les pieds dans les empreintes de soulier, qui étaient aussi larges que les leurs et même plus puisqu’ils ne touchaient pas la neige en les y mettant. 

 

Puis ils arrivèrent au cadavre, qui était sous un sapin et dans des petites broussailles et environ à vingt cinq pas de distance du chemin. Le cadavre était tout enveloppé dans son manteau, dont seule la jambe gauche en dépassait. Autour de lui, il n’y avait aucun pas à moins de deux grands pas d’homme. Le châtelain et ses acolytes pensèrent alors que ce n’était pas là où l’on n’avait tué le cadavre parce que la neige n’était pas battue aux alentours et qu’on avait dû l’y amener. Laissant les hommes en garde auprès du cadavre, le châtelain se retira et averti le juge du marquisat.

 

 

 

 

* Notaire collégié : notaire qui a fait ses études dans un collège de droit.

** Matelote : à la mode, à la façon des matelots.