« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 15 novembre 2025

N comme noix et coulant

Sur les pas de Cécile

 

    Le cousin de Cécile, Jean Guibert, avait des liens étroits avec la famille Rols.

    Alexandre Rols l’a embauché pour travailler avec lui à l’épicerie de la rue de la Roë (voir la lettre A de ce ChallengeAZ). Est-ce que c'est le gamin qu'a déboulé sans crier gare ou est-ce que c'est le tonton qui l'a fait venir, ça on sait pas. Mais ce qu'est sûr c'est qu'il débarque en 1872. 


Guibert débarque © Création personnelle d'après Bing 

 

    Un p’tit récap’ généalogique, ça ne peut pas faire de mal : Jean Guibert était le fils de Marijeanne Caroline Rols, la sœur d’Alexandre, et François Guibert. Il est né en 1851 à Conques sous le prénom de Jean. On le verra aussi prénommé Jean Pierre et, c’est plus surprenant, Germain. Ça, c’est un peu spécial parce que ce prénom y sort de nulle part. En même temps, sa mère est régulièrement appelée Adélaïde alors que c’était pas son prénom non plus : c’est de famille quoi ! Mais c’est pourtant sous ce drolichon prénom d’usage qu’il sera connu à Angers, comme on le verra plus bas. Il était le 5ème d’une première fratrie de 6. Sa mère étant morte de suites de couches, son père s’était remarié et avait eu 4 gamins supplémentaires.

    De 1872 à 1879, il est employé épicier chez Alexandre Rols. Mais ce dernier claque brutalement en 1879, à seulement 47 ans. L’épicerie est d’abord revendue aux frères Prost, des marchands d’Angers, mais rapidement c’est l’ancien employé de commerce qui reprend l’affaire, sans doute en 1881, sous le nom de Germain Guibert. Il a alors une trentaine d’années.

    À cette époque, l’épicier c’était pas juste un vendeur, c’était un peu le chef d’orchestre du quartier. Il vendait tout un tas de produits en vrac, qu’il emballe sur place. C’est la vie dans un sachet kraft. L’épicerie c’est le temple du quotidien, la valse des étals, le chant des caisses enregistreuses. Ça causait, ça rigolait, ça reniflait les fromages et ça pesait les lentilles.C'est pas juste un magasin, c'est un lieu de vie, un repère, un peu comme une deuxième maison, mais avec plus de choix de yaourts. Ce petit royaume en libre-service où l’on vend du rêve en conserve, des bonbons à l’unité, et où l’épicier connaît le deuxième prénom de ta grand-mère. Une institution, quoi !

     Et puis, petit à petit, v’là que l’industrie agroalimentaire s’en mêle. Les produits préemballés font leur apparition : des firmes comme Félix Potin développent des paquets d’un poids fixe (le client n’a plus le choix : c’est ça ou rien, pas moyen de chipoter) et siglé de sa marque (tant qu’à faire, faisons de la pub, hein !). La boîte de conserve devient la star du rayon, trônant fièrement sur les étagères comme une ballerine en fer-blanc. Les échoppes se parent de boîtes de petits pois perchées en équilibre comme des acrobates. Si à l’origine on ne vendait que des épices dans les épiceries (d’où leur nom, étonnant non ?), à l’époque qui nous occupe on s’est diversifié et on peut aussi y trouver des produits de droguerie (liés aux soins corporels et à l'entretien domestique) et de bazar. Savon, clous et cirage côtoient les sacs de pommes de terre, les bouteilles de pif et les meules de fromage entières. Une vraie caverne d’Ali Baba avant l’heure ! Un supermarché sans les néon criards ni la caissière qui tire la tronche.

    En 1880 Jean/Germain (on sait plus comment l’appeler du coup) a épousé Eva Marie Camille Puissant. Ça vous dit quelque chose ce patronyme ? C’est normal : c’est la cousinemuche de Cécile, du côté maternel. Née à Saumur de père inconnu, c’est une modiste de 19 ans. Elle vit alors, de fait et de droit, au domicile de sa mère à Paris. Du coup, comme ils habitent à 300 bornes de distance, on peut se demander comment se sont-ils connus ? Via les Rols ? Une visite à l’épicerie ? Bon, soyons honnête, on n’en a strictement aucune idée. Mais en tout cas c’est une affaire de famille vu que le cousin paternel de Cécile épouse la cousine maternelle de Cécile. Vous me suivez ou ça vous donne des vapeurs ? D’ailleurs Charles Puissant, l’oncle armurier (voir la lettre B de ce ChallengeAZ) est encore présent au mariage. Une affaire de famille, je vous dis. Germain (appelons-le officiellement comme ça, OK, sinon on va pas s’en sortir) et Eva auront trois moutards.

    Germain développe le magasin de la rue de la Roë : il la nomme « épicerie populaire ». Sur la devanture s’étale son nom : G. Guibert. Une série de cartes postales de l’épicerie ont été prises au début du XXème siècle. Et je me dis que l’affaire était suffisamment importante et renommée pour mériter le déplacement d’un photographe. Connu comme le loup blanc, le Germain ! Sûr que le père Alexandre y serait fier de voir ce que son magasin était devenu, s'il avait pu voir ça.

 

Épicerie populaire G. Guibert, v.1905 © AM Angers

 

    Il tient l’épicerie jusqu’à sa mort en 1932. Depuis 1927 il était secondé par son gendre Henri Quelin, qui gardera l’épicerie jusque dans les années 1950. Est-ce le développement des grandes surfaces, le changement de mode de consommation qui a mené à la fermeture de l’épicerie ? Quoi qu’il en soit c’est la fin d’une entreprise née 80 ans plus tôt et qui a nourri 3 générations d’épiciers de notre famille.

 

    Lorsqu’il passe l’arme à gauche, Germain est qualifié de rentier. Le jeune employé de commerce a fait du chemin, et du bon ! Une belle réussite, pour un gars parti de pas grand-chose.

 

 

 

vendredi 14 novembre 2025

M comme ménagère majeure

Sur les pas de Cécile

 

    La plupart du temps, Cécile est dite sans profession. C’est le cas à 17 ans, lors de son mariage. D’une grande partie de la période où elle met au monde ses enfants. Et lorsqu’elle décède en 1937. Mais ça ne veut pas dire qu’elle a passé sa vie à se rouler les pouces, loin de là ! Bon, d’abord, elle a élevé 11 enfants ce qui, en soit, est un métier. C’est d’ailleurs ce que disent une demi-douzaine d’actes de cette période où elle est qualifiée de ménagère. La ménagère doit ici être vue comme la femme qui tient son ménage, un métier qui consiste à transformer des sous en miracles et des miettes en festins. Comprenez : esclave des corvées, fée du logis sans la baguette magique, à nettoyer, astiquer, raccommoder, et faire bouillir la marmite avec trois fois rien. Une vie réglée sur le soleil, les saisons et les besoins des bouches à nourrir.

 

    Laissons la grande historienne Michelle Perrot nous en causer, parce qu'elle, elle sait de quoi elle parle : dans les classes populaires urbaines du XIXème siècle, la vraie star du quotidien, c’est pas le mec à la casquette qui rentre du boulot en tirant la gueule, non : c’est la ménagère. Majoritaire et majeure, qu’elle dit Michelle. Majoritaire, parce que c'est la condition du plus grand nombre des femmes vivant en couple, mariées ou non, notamment quand elles ont des enfants. Une vraie armée de l'ombre, quoi. Majeure, parce que la ménagère a, en fait, beaucoup de pouvoirs, d'une nature différente de ceux des hommes : elle tient la baraque, la rue, le quartier, tout un monde avec deux bras et pas un rond. Une vraie cheffe d’état domestique, sans le bureau ni le salaire. Son réseau, y se développe à l'extérieur. Son royaume, c’est la ville (marché, fontaine, lavoir...), pas la cuisine. La femme « au foyer » ne veut donc pas du tout dire « à l'intérieur ».

    La ménagère est investie de toutes sortes de fonctions, un vrai couteau suisse de la survie familiale. D'abord la mise au monde et l'entretien des jeunes enfants qu'elle transporte avec elle et qui l'escortent partout dès qu'ils savent marcher. Seconde fonction : l'entretien de la famille, les « travaux de ménage », expression qui a un sens très large, impliquant nourriture, chauffage, entretien du logement et du linge, quête de l'eau, etc... Tout cela représente des allées et venues, un temps, une besogne considérable. Un travail non comptabilisé et non rémunéré pour la ménagère. Une esclave domestique, mais à son compte, si vous voyez ce que je veux dire. Et comme si ça suffisait pas, la voilà qui s'efforce aussi de ramener des sous. ; ressources marginales en période normale, vitales en cas de crise puisqu'il faut compenser le salaire défaillant du père de famille quand il se retrouve à sec ou malade. Ce « salaire d'appoint », qui entraîne toujours un surcroît d'activité féminine, provient essentiellement d'activités de services : elle fait des ménages, du blanchissage, des courses pour les autres (la porteuse de pain est un exemple de ces coursières), parfois elle revend trois oignons ou un bout de tissu au marché  (femmes étalagistes ou revendeuses au panier). La plupart de ces tâches impliquent un déplacement. Une vraie femme orchestre qui parcourait la ville en long, en large et en travers ! Levées tôt, couchées tard, les bras dans la bassine et la tête pleine de comptes à faire.

 

Porteuse de lait © Bing

 

    L’emploi du temps de Cécile est donc blindé un max. On parlait pas de « charge mentale » en ce temps-là, mais elle l’avait toute sur les épaules, la Cécile. Et sans profession ne veut pas dire sans occupation, de toute évidence. « Sans profession », le genre de mention qui doit vachement énerver les féministes, et il y a de quoi. Parce que le travail de la ménagère, même s'il n'était pas payé, c'était du boulot, et du costaud !

    Faut pas oublier qu'à l'époque que, chez la ménagère, il y a que le mari qui touche un salaire pour faire vivre la famille. Et que l’assurance chômage n’existait pas : si tu perds ton taf, tu perds ton moyen de subsistance. Plus de quoi payer la nourriture, le chauffage, le loyer. Joindre les deux bouts devient un défi quotidien.

    Du coup, quand Cécile se retrouve veuve, il faut bien qu’elle trouve un boulot rémunéré. À cette époque il lui reste un fils à la maison (Alexandre, 19 ans), un autre à l’armée (Benoît, 21 ans). Les aînés ont quitté le foyer. Enfin, avec elle vit probablement Louise Rosala (en tout cas à la même adresse), la future concubine de son fils Benoît. Cécile, devenue cheffe de famille, loin des clichés de la ménagère soumise, était une guerrière du quotidien, et une sacrée !

    Le mari de Cécile, Augustin, lâche la rampe en mai 1914 et, en plus du deuil, un gros cataclysme mondial va pas tarder à lui tomber dessus à notre héroïne. Pas la meilleure période pour trouver du boulot. Ou peut-être que si, car les hommes une fois barrés au front, ça a laissé des opportunités inédites pour les femmes. Cécile devient journalière. Probablement dans une usine, mais je n’ai malheureusement pas d’information précise sur la sorte de taf qu’elle a exercé. Si on remue un tantinet son jus de crâne, on peut penser à une usine d’armement. Naturellement, vu le contexte, les femmes remplaçaient les hommes dans la fabrication des obus et autres joyeusetés. Mais il existait de nombreuses autres usines à Paris à cette époque, et Cécile a pu bosser ailleurs. Bon, l’honnêteté me pousse à avouer que Cécile était déjà journalière en mai 1913 : elle n’a pas attendu de se retrouver seule pour enfiler le bleu de travail. Est-ce que Cécile et Augustin journaliers dans la même usine ? J’aimerai bien le savoir. Mais mes recherches à ce sujet pour le moment c’est la bouteille à l’encre, et même à l’encre de chine. Noir c’est noir.

    Plus rare dans ma généalogie, Cécile a aussi été porteuse de lait (en août 1913). Ça me fait rêver ça, comme métier, porteuse de lait. Pas vous ?

    Pourtant, à y regarder de plus près, le quotidien des porteuses de lait était marqué par des journées de travail longues et crevantes. Elles devaient se lever très tôt le matin pour collecter le lait frais auprès des fermes locales ou des centres de ramassage. Elles utilisaient souvent des charrettes à bras, pour les plus modestes, ou tirées par des chevaux pour les plus chanceuses, pour transporter les bidons de lait. Le dos courbé sous le poids des bidons, les épaules meurtries, les pieds qui crient grâce. Sous le soleil de plomb ou la bise glaciale, elles arpentaient les kilomètres, de la ferme aux maisons des nantis, aux portes des écoles, des hôpitaux et des commerces, distribuant la précieuse boisson aux uns et aux autres.

    À cette époque, y’avait pas de frigo qui ronronne dans la cuisine et la conservation du lait était un défi majeur, une vraie prise de tête. Les porteurs devaient donc livrer le lait à toute berzingue pour éviter qu'il ne se gâte et tourne au vinaigre. La qualité du lait était un souci majeur et des efforts étaient faits pour garantir un produit sain et propre. Les porteurs de lait jouaient un rôle crucial dans l'approvisionnement en produits laitiers frais, surtout dans les zones urbaines où la demande était élevée. Ils devaient également gérer les relations avec les clients : la bourgeoise qui voulait son lait bien frais pour le petit-déj, la mère de famille qui comptait ses sous, le gosse qui regardait la tournée passer avec des yeux grands comme des soucoupes. Ils devaient parfois faire face à des conditions de travail difficiles : en hiver, aller vite tout en évitant de se casser la margoulette sur les pavés gelés; en été se dépêcher avant que ça sente fort et que ça tourne. Vite, toujours plus vite, et les bras en compote à force de trimballer les bidons. Et puis un jour, patatras, voilà qu'on invente de nouvelles méthodes de conservation du lait, comme le lait en poudre et le lait concentré. Le précieux liquide se conserve alors mieux et on peut le transporter sur de plus longues distances, facilitant ainsi le travail des porteurs de lait. Mais du coup, le métier tend à disparaître, surtout après que le frigo ait débarqué dans les foyers, ce qui permet aux ménages de conserver leur lait à domicile. Adieu l'approvisionnement journalier de lait frais non pasteurisé à domicile. Les porteurs peuvent remballer leurs bidons. Fini les livraisons, fini les tournées au pas de course, fini le métier. Bon, porteuse de lait, un boulot ingrat finalement. Pas trop de quoi rêver, c’était quand même vachement tocasson comme turbin.

    Si les indemnités de chômages n’existaient pas, la retraite non plus. Le mot « retraite » était un concept aussi abstrait qu'une équation quantique pour nos ancêtres. Augustin a été journalier jusqu’à sa mort (62 ans). Il a turbiné jusqu'au dernier souffle, le pauvre. Lorsqu’elle cane à son tour, Cécile était dite sans profession. Bon, il faut dire qu’elle, elle avait 79 ans. C’est pas tout jeune, tout jeune. Et, vu la vie qu’elle a vécue, elle devait être bien usée à mon avis. Elle demeurait alors chez sa fille. C’est de la balle, les enfants, pour ses vieux jours (rancard à la lettre R de ce ChallengeAZ pour en savoir plus). Un dernier refuge, avant le grand voyage.

 

jeudi 13 novembre 2025

L comme litanie à blanc

Sur les pas de Cécile

 

    Je trouve Augustin, le mari de Cécile, sur les listes électorales d’Angers, de 1876 à 1905 (moins quelques éclipses lorsqu’il quitte la ville – voir la lettre C de ce ChallengeAZ). Des lacunes dans le fichier des électeurs de Paris nous empêche de le suivre après son déménagement en région parisienne.

    Pendant une seconde je m’étonnais de ne pas y trouver Cécile elle-même. Pendant une seconde seulement. Car à l’instant je me rappelais que, du temps de Cécile, les femmes n’avaient pas le droit de vote. Non mais, et puis quoi encore ? Le suffrage universel, ça sonne bien, mais dans la pratique c’est souvent universel pour les mêmes : les hommes ! 

 

Suffragettes © Création personnelle d'après Bing 

 

    Faut dire que le droit de vote des hommes c'est une vieille histoire, une tradition bien ancrée, celle qui a longtemps fait croire aux mâles qu'ils étaient les seuls à avoir un cerveau capable de choisir leur destin. Le cervelet des femmes, lui, a longtemps été vu comme une un truc pas fiable, émotif, bref une bizarrerie dangereuse par les pères-la-morale. Jusqu’à ce qu’enfin on se dise que les bonnes femmes pouvaient peut-être cocher une case sans faire sauter la patrie. Pour qu’elles puissent exercer ce droit pour la première fois, il faut attendre les élections municipales du 29 avril 1945. Alléluia !

    Ça a été long comme un jour sans pain. Pour la première fois les Françaises peuvent exercer un droit dont leur pères, maris et fils usent et abusent depuis plus de 150 piges : le droit de vote. Une sacrée avancée, même si le contexte était merdique. Parce qu'à l’époque, la situation du pays ne se prête pas fêter ça dans la joie. Les Français (et les Françaises) ont bien d’autres préoccupations : le rationnement, la guerre qui n’est pas encore finie et les 2 millions de prisonniers, déportés et travailleurs qui sont encore en Allemagne et qu'on attendait avec impatience et inquiétude. Pas vraiment le moment de faire péter le champagne. 

    Ce droit, on leur avait chipé depuis le début, lorsque la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avait oublié que les Françaises aussi étaient des citoyennes. Pas de trace de femmes dans le précieux texte, déjà ça, c’est réglé. Personne à l’époque ne s’en était formalisé, à part quelques originaux comme Condorcet ou Olympe de Gouge (qui a quand même eu le culot d’écrire en 1791 Déclaration de la femme et de la citoyenne avec cet article X qui claque : « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune ») ; quelques originaux, donc, s’étonnant que l’on puisse priver de droits civiques la moitié de l’humanité. Bon, ils parlaient dans le vide, les pauvres : au mieux on les prenait pour des illuminés, au pire on les ignoraient complètement.

    En 1848 est institué le suffrage universel (universel pour les hommes, évidemment). Les femmes, elles, on les entend à peine. Même les Communardes ne font pas grand cas pas du sujet.

    La démocratie, c'était d'abord une affaire d'hommes, une histoire de barbes et de testostérone. Les femmes ? Elles étaient faites pour la cuisine, les enfants, et l'admiration silencieuse. Elles n’existaient alors que comme épouses, filles ou mères de famille. Elles étaient sous la coupe du mari. On le devait en grande partie à l’Église catholique. Ce bon Saint Paul avait d’ailleurs de précieux conseils en la matière : « Que les femmes gardent le silence dans les assemblées, car elles n’ont pas la permission de parler ; mais qu’elles restent dans la soumission, comme le dit la Loi. » (première épitre aux Corinthiens). Ça donne envie. Avec un discours pareil, pas étonnant que des générations de femmes aient grandi en croyant qu’elles devaient fermer leur clapet. Soumises, elle n’avaient même pas l’idée de réclamer les droits qu’elles n’avaient pas. De toute façon, à quoi ça sert : on prédisait qu’elles voteraient comme le curé. Ou comme leur mari. On n’imaginait même pas qu’elles puissent voter pour elles-mêmes !

    Et là, attention, la honte nationale : la France sera un des derniers pays occidentaux à autoriser le droit de vote des femmes. Dans les années 20 et 30 les femmes auraient pourtant bien des raisons de réclamer l’égalité civique, après une guerre à laquelle elles avaient largement contribué. 14/18 : la guerre qui ravage l'Europe, les hommes qui se battent, les femmes qui font tourner le pays à bout de bras, remplaçant les gars dans les bureaux, les usines et les champs… Un boulot de titan ! Cet effort de guerre a permis aux Anglaises, aux Américaines et aux Allemandes d’obtenir le droit de vote. Des pays tout neufs, apparus après la fragmentation des empires à cause du conflit mondial, pondent leur constitution toute neuve et y incluent le droit de vote des femmes (Finlande en 1906, Allemagne pareil en 1918). Angleterre et États-Unis allongent la liste en 1918 et 1920. Et nous, rien. Parce que chez nous, les institutions tenaient bon, : la stabilité nous a porté tort, un comble ! Les vieux barbons de la République avaient peur de perdre la main : n’élargissons pas le corps électoral, surtout pour un vote dont on n’est pas sûr du résultat (pour qui voteront-elles ces satanées bonnes femmes ?). Résultat : rien ne change pour les meufs. Nada. Les femmes ont été assez solides pour enterrer leurs fils tombés à Verdun, mais elles étaient jugées trop émotives pour choisir un président. On leur a tellement répété qu'elles ne comprenaient rien à la politique que certaines femmes ont fini par le croire. Même le féminisme français ne s’intéresse pas spécialement au droit de vote des femmes. Rien à voir avec les suffragettes anglaises qui, elles, ont remué ciel et terre. Et pas en vain, j'aime autant vous le dire.

    En 1919 pourtant, y’avait un p’tit vent d’espoir dans l’air. La chambre des députés, à la demande d’Aristide Briand, décide enfin d’ouvrir un bout de la porte : elle accorde le droit de vote aux Françaises (pour des élections locales uniquement, hein, faut pas pousser mémé dans le bureau de vote), et à une écrasante majorité tout de même. Mais le Sénat repousse le projet. Et trois fois, s’il vous plaît : en 1925, 1932 et 1935. Il donnait comme excuse que l’influence de l’Église serait trop grande. La vieille rengaine, quoi. Il y régnait aussi une misogynie flagrante. Le sénateur Duplantier a balancé tranquille en plein hémicycle : « Ces dames voudraient être députées ? Et bien non. Qu’elles restent ce qu’elles sont : des putains ! » (là, je suis carrément en PLS). Accorder le droit de vote aux femmes c’est faire flipper les hommes : finie la politique de bistrot entre moustachus.

    Pourtant, en 1936, le Front populaire élu, Léon Blum désigna trois femmes au gouvernement. Elles n’avaient pas le droit de voter ou d’être élues, mais pouvaient être ministre (enfin sous-secrétaire d’État, seulement, n’exagérons rien) ! N’empêche, c’était déjà un p’tit pavé dans la mare.

    En 1939, les femmes remettent activement les mains dans le cambouis. Avec les hommes elles partagent les épreuves de l’Occupation. Il devient impossible qu’elles ne partagent pas aussi la responsabilité du pouvoir et une large part de l’opinion d'accord là-dessus. Avant même la fin du conflit, tout le monde en est bien conscient, même les plus bouchés du cigare. En 1943 le Conseil National de la Résistance inclut le droit de vote des femmes dans son programme. C’est le Général De Gaulle, par l’ordonnance du 21 avril 1944, qui met un terme à plus de 150 ans d’inégalité politique (peut-être qu’Yvonne lui a soufflé à l’oreille, qui sait…). Article 17 : « les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ».

    Et voilà qu'un an plus tard, en avril 1945, elles exercent pour la première fois ce droit aux élections municipales. En octobre c’est l’assemblée constituante qui est élue. À l'issue de ce vote, on compte 33 femmes élues députées, soit 5,6 % du total. Pas encore la parité, mais pour une première, c’est déjà un joli pied dans la porte ! Les meufs ont attendu 1945 pour voter, mais elles voyaient clair depuis toujours. Fallait juste qu’on leur laisse un crayon.

    On notera au passage que ce droit de vote n’a pas bouleversé de façon majeure la condition des femmes dans la société. Pour ça, il faudra remettre le couvert et se battre pour les droits civils, la maîtrise du corps, le consentement, etc… Et m’est avis que c’est pas encore tout à fait fini.

    Quoi qu’il en soit, ce droit de vote en 45, c’est trop tard pour Cécile, qui meurt en 1937. Elle n’aura jamais eu le privilège de l’exercer. J’ai trop le seum pour elle.