« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

samedi 22 mars 2025

Dis-moi dix mots 2025

Cette année, alors que les questions climatiques sont au cœur de l’actualité, l’opération « Dis-moi dix mots » s’engage pour la planète. Repensons grâce à notre langue notre rapport au monde qui nous entoure  ! Cette édition, « Dis-moi dix mots pour la planète » entre en résonance avec les problématiques actuelles et nous invite à explorer les grands défis en matière d’environnement tels que le climat, la biodiversité et les conflits relatifs aux ressources. 

Affiche dis-moi dix mots 2025

Au début, lorsque j’ai commencé la généalogie, pour explorer ma planète familiale, je me contentais de chercher les 3 dates essentielles de la vie de mes ancêtres : naissance (ou baptême selon les époques), mariage et décès (ou sépulture). Je n’ai aucune branche de mon arbre dans la région où je demeure : tout doit donc se faire à distance. Pour l’état civil, c’est assez facile : la plupart des départements ont mis en ligne leurs collections. Vive internet ! Plus besoin de se déplacer.

Puis, petit à petit, j’ai élargi le champ de mes recherches, au hasard de la mise en ligne de différents fonds : matricules militaires, cadastres, enregistrement (pour les successions), listes électorales, recensements et bien sûr actes notariés en tous genres. Et depuis lors le biome [1] regroupant les documents concernant mes ascendants ressemble plus à une forêt vierge qu’à une toundra !

En débroussant [2] ces pièces j’ai découvert des territoires inconnus, des détails savoureux de l’existence de mes parents, proches ou lointains, que jamais je n’aurais pensé connaître. C’est l’horloge avec ses poids accordés et sa boîte (inventaire après décès de la veuve Châtelain, 1863), les arbres qu’ils faut entretenir en bon père de famille (bail à ferme d’une petite borderie par Pierre Robin, 1778), la concession d’un emplacement de bancelle dans l’église paroissiale (droit de banc pour Laurent Vaugoyau, 1759), le vaurien de la famille qui a fait de la prison pour de petits délits (matricule militaire de Benoît Astié, classe 1912). Bref, je glane [3] ici ou là, d’un bout à l’autre du pays, tantôt en Rouergue, tantôt en Savoie, tantôt ailleurs, au gré des découvertes, des fragments de vie que jamais l’état civil seul ne m’aurai permis d’entrevoir.

Jusqu’à présent perdue, au ras du sol, dans la forêt de mes ancêtres, je me hisse désormais au sommet de la canopée [4], m’ouvrant des horizons dégagés, infinis, inédits. Si ma généalogie était autrefois sombre et sans reflet, elle est aujourd’hui solaire [5], illuminée de mille fragments, brillants à la lumière des « grosses » notariales et autres sources. Ces « titres et papiers » sont une oasis dans le désert, une palmeraie [6] salvatrice pour qui a soif d’en apprendre davantage sur les jours et les usages des générations anciennes.

Bien sûr, je ne dis pas que ces textes sont tous faciles à interpréter : écriture ou tournures de phrases peuvent conserver leurs secrets. Mais la plupart du temps ils permettent d’appréhender la vie quotidienne de nos aïeux : les objets qu’ils possédaient (inventaires après décès), leur niveau de fortune (contrat de mariage), les relations privilégiées qu’ils entretenaient (testaments). Ils mettent en relief des histoires, petites ou grandes : le contrat d’apprentissage du petit dernier, les blessures de guerres reçues sur des champs de bataille plus ou moins lointains, la rédaction des cahiers de doléances à la Révolution, la reconnaissance de dot attestant que les sommes promises ont bien été versées.

Nos prédécesseurs ont laissé leurs empreintes [7] dans ces liasses parfois jaunies par le temps : c’est à nous de savoir les dénicher aujourd’hui. Étaient-ils conséconscients [8] de semer ainsi de précieuses bribes de leurs vies, quand ils allaient faire rédiger ces actes, purement administratifs pour la plupart ? Sans doute pas.

Mais moi je m’en délecte aujourd’hui, butinant [9] le nectar de ces pages rédigées en l’étude d’un notaire (partage Astié, an XIII), au chevet d’un malade mourant (testament Bernard Jacquiot, 1689) ou même sur le bord d’un chemin (« au chemin public, au lieu de sous la motte en bas du cimetière du Biot », obligation rédigée en 1726 par Me Vulliez, mon sosa 1612).

Grâce à ces documents, mes ancêtres sortent de l’oubli, dégagés de la poussière du temps, surgissant soudain à la lumière, me murmurant leurs histoires. Ils sont vivants [10] !



[1] Biome : nom masculin. 
Vaste région biogéographique s’étendant sous un même climat, comme la toundra, la forêt tropicale humide, la savane ou encore le récif corallien.

[2] Débrousser : verbe transitif. 
1/ Enlever les mauvaises herbes (dans un champ cultivé). 
2/ Défricher un terrain (jusque-là non cultivé).
 

[3] Glaner : verbe transitif. 
1/ Recueillir les épis de blé restés sur le champ après le passage des moissonneurs. 
2/ Récupérer de la nourriture à la fin des marchés ou dans les poubelles des supermarchés.

[4] Canopée : nom féminin. 
1/ Étage supérieur de la forêt, qui reçoit directement le rayonnement solaire. 
2/ Structure métallique coulissante qui équipe un wagon ou une remorque et qui est destinée à recouvrir des emballages de matières radioactives. 
3/ Ciel de lit des lits à baldaquin ou des lits à courtines.
 

[5] Solaire : adjectif et nom masculin. 
1/ Relatif au soleil, à sa position ou à son mouvement apparent dans le ciel. Système solaire : ensemble des corps célestes formé par le soleil et les astres qui gravitent autour de lui. 
2/ Qui fonctionne grâce au soleil. 
3/ Qui protège du soleil. 
4/ Au figuré : radieux, rayonnant.

[6] Palmeraie : nom féminin. 
1/ Plantation de palmiers. 
2/ Plantation industrielle de palmiers à huile sélectionnés.

[7] Empreinte : nom féminin. 
1/ Marque pratiquée en creux ou en relief par l’objet que l’on presse sur une surface. 
2/ Relevé de la forme de quelque chose avec un matériau plastique ; le moulage ainsi obtenu. 
3/ Trace naturelle laissée par un contact, par la pression d’un corps sur une surface. 
4/ Marque durable, profonde, caractère distinctif.
5/ Empreinte carbone, volume de gaz à effet de serre produit par une activité, un véhicule, un individu… et exprimé en équivalent CO 2 ou équivalent carbone.

[8] Conséconscient : adjectif. 
Qualifie une personne qui tend à considérer les conséquences à moyen et à long terme
de ses actions comme un élément prioritaire lors de la prise d’une décision.

[9] Butiner : 
1/ verbe intransitif. Visiter les fleurs pour y chercher la nourriture de la ruche. 
2/ verbe transitif. Visiter pour récolter le pollen. 
3/ au figuré : récolter çà et là.

[10] Vivant : adjectif et nom. 
1/ Qui a les caractéristiques de la vie, par opposition à ce qui est inanimé, inerte. 
2/ Où se manifestent les fonctions de la vie : « il respire, il est vivant ». 
3/ Qui survit, est encore vivace. 
4/ Qui est plein de vie, d’élan, de dynamisme.
5/ Se dit d’un lieu très animé. 
6/ Qui exprime avec force la vie, en donne une vive impression. 
7/ Qui est fait d’êtres animés, et en particulier de personnes. 
8/ Indique que quelqu’un est l’incarnation, la personnification de quelque chose.


Présentation de l'opération Dis-moi dix mots


vendredi 21 février 2025

La Belle Oisière

Tout commence aux archives du Maine et Loire. J’y fais un passage express et mon temps est compté. Voyant un patronyme connu (Châtelain, ancêtres à la génération V et au-delà) dans les répertoires de notaires, je demande la cote et me dis que j’en verrai l’intérêt plus tard (ou non).

De retour à la maison, j’examine en détail mes trouvailles, ce qui me prend plusieurs mois. Je fini par tomber sur la cote 5E168 99. 

Il s’agit d’un bail par les sœurs Châtelain en 1883 : Jeanne, d’une part, et Louise (sosa 19) dûment autorisée par son époux Honoré Lejard. On se souvient qu’à cette époque les femmes ne peuvent pas passer de contrat en leur nom propre et qu’elles doivent être autorisées et représentées par leurs pères ou époux. Jeanne Châtelain y échappe car son père est alors décédé et elle n’a point d’époux. Mais pas Louise. Les deux sœurs donc (et le mari de l’une d’elles) louent à Pierre Rousseau, cultivateur, et Renée Panneau son épouse pour 3, 6 ou 9 ans une closerie nommée La Belloisière située commune de Corzé, comprenant bâtiments d'habitation et d'exploitation, cour, jardin, puits commun, terres labourables, vignes contenant au total un hectare, douze ares, soixante centiares. Ces parcelles sont identifiées au cadastre sous les numéros 1388, 1389, 1387, 1368, 1024 de la section C. Le prix de ferme est de 150 francs par an, à payer en 2 termes égaux payables à Noël et Pâques de chaque année.

 

Extrait cadastre de Corzé, section C, ferme de la Belle Oisière © AD49
Extrait cadastre de Corzé, section C, ferme de la Belle Oisière © AD49

 

La Belloisière ? La Belloisière ? Ce nom ne m’est pas inconnu. Mais où l’ai-je rencontré ? Je recherche alors dans mon arbre et rapidement je m’aperçois que la mère des sœurs Châtelain, Jeanne Lecomte, est décédée à La Belle Oisière, commune de Corzé. La Belloisière et la Belle Oisière ne font qu’un. La propriété de cette ferme trouve-t-elle son origine à la génération précédente ?

J’examine avec attention les autres actes notariés issus de ma moisson angevine. Plusieurs actes concernent la Belloisière.

 

En 1887 les deux sœurs Châtelain se partagent des immeubles ci-après désignés leur appartenant en indivision :

1) une maison située à La Belloisière (Corzé) composée de deux chambres, dont une à four et cheminée et l’autre froide, une étable, grenier au-dessus, couverte d'ardoise ; un toit à porcs adossé à la maison et touchant la masse du four, un autre toit à porcs et un hangar construit au levant de ladite maison ; une parcelle de jardin, cour, puits commun. Le tout se tenant, comprises au cadastre sous les n° 1388, 1388 bis et 1389, section C, contenant 4,53 ares.

2) un jardin au même lieu (parcelle n°1387, 10,83 ares)

3) une pièce de terre nommée la Pièce de la Belloisière (n°1368, 92,82 ares)

4) une vigne située dans le Clos de Beauvais (3,40 ares)

5) une parcelle de vigne sise au même lieu (environ 6,80 ares)


Le notaire, Me Bruneau, a la gentillesse de détailler l’origine de la propriété : les deux sœurs possèdent ces immeubles à part égale ; pour les 2/3 conjointement en qualité d'héritière de Jeanne Lecomte leur mère décédée à la Belloisière en 1863 et le tiers restant hérité de leur sœur Marie décédée en 1871.

Composition des lots du partage : le 1er lot est attribué à Mlle Jeanne Chatelain, composé de la maison et ses dépendances (article 1), jardin (art 2), vigne au clos de Beauvais (art 4), vigne (art 5), une partie de terre (art 3). Le 2ème lot attribué à Mme Lejard composé du surplus de terre (art 3).

Personnellement je trouve ce partage un peu curieux : Jeanne a quasi toute la propriété, Louise n’a qu’une partie de la terre labourable de la parcelle n°1368. Mais bon, le partage est accepté par toutes les parties alors qui suis-je pour juger ? Peut-être qu’il y a des éléments qui m’échappent.

Suivent les conditions du partage : paiement des impôts, prise de possession des immeubles dans l’état où ils se trouveront au moment de l’entrée en jouissance sans garantie qu’il n’y ait de réparations à faire d’ici là. Mme Lejard a un droit de 3 m sur les immeubles du 1er lot de façon à pouvoir joindre son lot au chemin de la Belloisière. L’entretien des arbres est soigneusement détaillé. Etc...

 

Tous les immeubles partagés sont affermés aux époux Lejard pour 9 années à partir du 1er novembre 1886 moyennant un fermage annuel de 150 francs. Les époux Rousseau, précédemment cités, n’ont donc gardé la Belloisière que pendant 3 ans. Les époux Lejard ne demeurent cependant pas à la Belloisière mais dans la commune d’Andard. Qui exploite alors la Belloisière ? Je l’ignore : il me faudrait plus de temps dans les répertoires des notaires pour répondre à cette question. 

Toujours est-il qu’en 1901, lors du décès d’Honoré Lejard, la terre labourable de la Belloisière appartient toujours à sa veuve. Mais lorsque celle-ci décède en 1919, sa succession indique qu’elle n’a aucun actif. Quelque part entre ces deux dates il doit y avoir un acte de vente.

 

Si je ne peux déterminer la façon exacte dont la Belloisière sort de ma famille, je sais en revanche comment elle y est entrée. En effet, plusieurs documents citent cette propriété. Lors du décès de Jeanne Lecomte, veuve Châtelain (la mère de Jeanne et Louise), en mai 1863, les registres de mutation indiquent qu’elle était la propriétaire de maison et terres à la Belloisière. Ils renvoient à l’inventaire après décès, réalisé à l’initiative de son frère. Jeanne était en effet veuve et laissait trois filles mineures, mises sous tutelle de leur oncle.

 

La ferme de la Belloisière, parcelle n°1388 au cadastre, y est ainsi décrite : une chambre à four et à cheminée, pièce principale de la maison, contenant un lit à 4 colonnes, une armoire en noyer, une horloge avec poids accordés et sa boîte, l’équipement de la cheminée (crémaillère, etc…), la garde-robe (7 robes en laine et ses jupons, un lot de coiffes, 9 tabliers de toile, un parapluie en coton bleu, etc…), la vaisselle, une table et ses bancs et chaises.

À côté, dans une chambre froide (sans cheminée), un chaudron, quelques bouteilles et pots à lait, 3 couettes. L’usage de cette pièce n’est pas clairement déterminé.

Une troisième chambre compose la maison (alors que dans tous les documents on ne parle que de deux pièces, mais bon…) : une autre chambre à feu, contenant une armoire en noyer avec son linge (42 draps, 31 taies d’oreillers, 16 serviettes, 29 chemises à usage de femme et 16 d’hommes, etc…), un autre lit à 4 colonnes, un buffet double avec ses tiroirs, une petite table, de la vaisselle et, c’est moins courant, 3 petits drapeaux et 5 in-dix-huit (des livres).

Dans le grenier, couvrant l’ensemble du bâtiment, une grande table, une huche et 70 bouteilles.

La maison est couverte d’ardoises.

Il y a deux étables (dites aussi toit à porc et hangar) : la première abritant une vache et une truie, la seconde des outils agricoles.

Enfin, dans les issues, se trouvent un lot de bois de chauffage et l’ensemencée des pommes de terre, avoine et orge. 

5 titres et papiers ont également été trouvés, dont les contrats d’acquisition de la Belloisière.

 

5 mois avant le décès de Jeanne Lecomte, elle et ses frères et sœur s’étaient partagé l’héritage de feu leur père, décédé en décembre 1862. 4 lots avaient été déterminés parmi les immeubles possédés par Jean François Lecomte, dont le deuxième avait été attribué à Jeanne :

1) La maison ci-dessus décrite, avec son toit à porcs et un hangar placé au levant de ladite maison, cour et puits communs, un morceau de jardin de 2,40 ares, le tout en un seul tenant, parcelles n° 1388, 1388 bis et 1389 au cadastre.

2) Une portion de jardin, sis au même village, même commune, contenance d’environ 9 ares et compris au cadastre sous le n°1387.

3) Une pièce de terre labourable nommée la pièce de la Belloisière, sise même commune, contenant environ 91 ares et comprise au cadastre sous le n°1368.

4) Un morceau de terre autrefois plantée en vignes, sis dans le clos de Beauvais, même commune, et contenant environ 3,40 ares

5) Un morceau de vigne sis même clos même commune, contenant environ 6,80 ares et compris au cadastre pour partie sous le n°1024.

 

Jeanne Lecomte a donc hérité cette ferme de son père, Jean François Lecomte.

Arbre Châtelain/Lecomte

 

Un mois après le décès de Jeanne, en juin 1863 son frère et tuteur de ses filles mineures se présente devant le notaire avec l’intention d’affermer par adjudication (c'est-à-dire aux enchères) la ferme de la Belloisière, dont il a la charge au nom de ses nièces. Le bail sera donné pour 3, 6 ou 9 années qui commenceront à courir au 1er novembre 1863.

"Le preneur jouira de la ferme de la Belloisière à l’exemple d’un bon père de famille, sans y commettre ni souffrir qu’il y soit commis aucun abus, dégâts, dégradations ni malversations quelconques ; il l’entretiendra au contraire pendant le cours de ce bail et les rendra à son expiration en bon état de toute espèce de réparations dont fermiers et preneurs de pareils baux sont ordinairement tenus, suivant la loi et l’usage du pays.

Le preneur cultivera, labourera, fermera et ensemencera les terres labourables dépendantes de ladite ferme, en temps et saisons convenables, suivant l’ordre des soles établi lors de son entrée en jouissance et il rendra les terres à la fin du bail en bon état, conformément à l’usage du pays.

Il n’abattra aucun arbre par pieds, têtes, branches ni autrement ; il émondera seulement en temps, âge et saison convenables les arbres qui ont coutume d’être émondés sans pouvoir avancer ni retarder les sèves.

Le bailleur se réserve le bois mort ou abattu par accident, il aura droit en outre de faire abattre sur la ferme tout le bois vif qu’il lui conviendra, sans que le preneur puisse exiger de lui pour ce motif aucune indemnité ni réduction du prix de ferme.

Le preneur sera tenu de garnir et de tenir constamment garnis pendant le cours du présent bail, les bâtiments de la ferme de meubles, effets mobiliers et bestiaux en suffisante quantité et valeur pour répondre des fermages et garantir la complète exécution des présentes.

Il ne sera pas chargé de l’impôt fermier et de celui des portes et fenêtres grevant la ferme de la Belloisière.

Il ne pourra prétendre à aucune indemnité pour pertes éprouvées par lui par suite de grêle, gelée, feu du ciel, incendie, inondation, sècheresse, stérilité et autres cas fortuits prévus ou imprévus, cette condition étant de rigueur.

Il devra payer son fermage en deux termes et paiements égaux, aux époques de Noël et Pâques de chaque année : le premier paiement devra avoir lieu à Noël 1864, le second à Pâques 1865, le 3eme à Noël même année et ainsi de suite, de terme en terme et d’année en année, fors la dernière qui devra être payée en entier dès le 15 octobre et avant que le preneur ait enlevé aucun des meubles et bestiaux pouvant garnir la ferme.

Tous les paiements de ces fermages devront être effectués dans l’étude du notaire soussigné en espèces d’or ou d’argent ayant cours des mêmes titres et poids que les monnaies actuelles du franc et non autrement.

À défaut de paiement d’un seul terme de fermage à son échéance, et 15 jours après un simple recommandé reçu demeuré infructueux, le présent bail pourra être résilié par le bailleur si bon lui semble, sans qu’il ait besoin pour cela remplir aucune formalité judiciaire.

Les enchères auront lieu à la chaleur des feux. Aucune enchère ne pourra être de moins d’un franc. L’adjudication en sera prononcée qu’après l’extinction de deux feux sans enchère."

Au moment où le notaire se disposait à ouvrir les enchères, est intervenu M. Prosper Rameau, cultivateur demeurant à Etanché commune de Corzé, lequel a proposé de prendre à ferme aux conditions sus établies la ferme de la Belloisière sus désignée pour un fermage annuel de 140 francs. M. Lecomte ayant accepté cette proposition, il n’y a pas eu d’enchères.

 

Revenons un peu en arrière : ces immeubles avaient donc été achetés par Jean François Lecomte et son épouse Jeanne Le Masson. En 1840 ils avaient acquis des sœurs Colombel, propriétaires à Durtal :

1) une maison nommée la Belloisière située commune de Corzé, composée de deux chambres basses, dont une à four et cheminée et l’autre froide, grenier au-dessus de ces chambres, une étable surmontée d’un grenier attenant à la maison dans la partie méridionale, un toit à porcs adossé à ladite étable, cour et puits commun et un morceau de jardin d’environ 2,40 ares, le tout dans un seul tenant, compris au plan cadastral de ladite commune de Corzé sous les n°1388, 1388 bis et 1389 de la section C

2) un jardin dit le jardin de la Belloisière d’environ 7,50 ares n°1385 dudit plan section C

3) une pièce de terre nommée la Pièce, contenant environ 65 ares, n°1368 dudit plan même section le tout situé commune de Corzé.

Cette acquisition a eu lieu pour la somme de 2000 francs.

Immeubles achetés en 1840, cadastre de Corzé © AD49
Immeubles achetés en 1840, cadastre de Corzé © AD49

 

En 1846 M. Lecomte a aussi acquis de M. Elie Pierre Livet, maréchal, et Mme Charlotte Vogoyau son épouse, demeurant ensemble à Corzé :

1) une maison composée d’une chambre à cheminée, une chambre froide et une autre chambre servant de boulangerie, grenier au-dessus du tout, un toit à porcs, une cour, un puits commun et un jardin, le tout se tenant situé au village de la Belloisière, commune de Corzé, compris au cadastre sous les numéros 1386, 1387, 1391 et 1391 bis, section C, pour une contenance de 13,60 ares

2) un morceau de terre labourable nommé la Belloisière, situé même commune, compris au plan cadastral sous le numéro 1417 de la même section pour une contenance de 38 ares

3) un morceau de terre nommé la Saillanterie situé même commune, compris au plan cadastral sous le n°403 même section pour une contenance de 11 ares.

4) un autre morceau de terre situé aussi pièce de la Saillanterie même commune, compris au plan cadastral sous le n°1440 même section pour une contenance de 7 ares

5) enfin, un morceau de terre planté en châtaigniers, situé au clos de l’Epinière, dite commune de Corzé, compris au plan cadastral sous le n°1761 même section pour une contenance de 9,10 ares.

Cette acquisition a eu lieu pour la somme de 2000 francs. 

Immeubles achetés en 1840, cadastre de Corzé © AD49
Immeubles achetés en 1846, cadastre de Corzé © AD49

Il s’agit d’une deuxième maison située à la Belloisière. Elle ne figure pas dans les possessions de mes ancêtres directes : elle a dû faire partie d’un lot attribué aux frères ou à la sœur de Jeanne Lecomte dans le partage de 1863. Quand les archives départementales mettront en ligne les matrices cadastrales qu'elles ont déjà numérisées, je pourrais vérifier cette hypothèse...

 

Les deux vignes du Clos de Beauvais, qui sont citée dans le partage de 1887, avaient été héritées par Jeanne Le Masson de ses père et mère (Jean Le Masson et Jeanne Courtin) lors d’un partage réalisé en 1835. Jean Le Masson les avait achetées en 1832 de Mme Thiberge moyennant la somme de 210 francs : deux morceaux de terre plantés en vigne blanche contenant l’une 12,67 ares, l’autre 3 ou 4 ares.


La taille de la propriété n'a guère changé au fil du temps, juste un peu agrandie : près de 80 ares en 1840, elle a fini à 118,38 en 1887.

J'ai ici une pensée pour mes ancêtres qui vivaient sur une ferme qui dépassait à peine un hectare de surface, avec seulement une vache et une truie.

 

--∞-∞--

 

C’est ainsi qu’une ferme achetée en 1840 (et même des vignes en 1832) a traversé les générations et n’est sortie de ma famille qu’en 1887. La ferme de la Belloisière apparaît dans une dizaine de documents actuellement en ma possession.


Sur la carte d’état-major (datée de 1820/1866, via Géoportail) les parcelles 1389-1389 et 1391 semble réunies (ou peut-être n’est-ce qu'un dessin malhabile ?).

Extrait carte état-major © Géoportail
Extrait carte état-major © Géoportail

 

Sur les photos aériennes de 1950/1865 (toujours sur Géoportail) la 1392 a disparu ; mais les deux autres ne semblent pas réunies. Un peu plus loin a été créée une autre ferme, nommée la Grande Belloisière.

Extrait photo aérienne © Géoportail
Extrait photo aérienne © Géoportail 


De nos jours subsiste la maison de la parcelle 1388-1389 – aujourd’hui nommée parcelle 0049 – les 2 autres maisons ont été détruites. Elle est nommée La Petite Belloisière. La Grande Belloisière existe toujours.

Extrait vue aérienne © GoogleMaps
Extrait vue aérienne © GoogleMaps



 

jeudi 30 janvier 2025

Zélia - origine d'un prénom

Cet article est né de l’interrogation de ma petite-nièce Zélia, née en 1994, désirant en savoir plus sur le prénom qu’elle partage avec son ancêtre à la 6ème génération, Marie Antoinette Zélia Berrod, née en 1844.

 

Zélia est une variante de Zélie, elle-même étant un diminutif de l'ancienne forme du prénom Solène, qui s'écrivait Zéline, venant du latin « solemnis », signifiant « solennel ».

Sainte Solène était une chrétienne d’Aquitaine au IIIe siècle. Lors de l’invasion des troupes de l’empereur Dèce, elle fut emprisonnée après son refus de renier sa foi. Elle fut ensuite martyrisée à Chartres.

On fête les Zélie/Zélia le 17 octobre.

 

On compte deux périodes où le prénom Zélia a été le plus populaire : 1844/1905 et 1993/2016 (ce qui correspond exactement à nos deux Zélia familiales).

Aujourd’hui c’est un prénom très rare (seulement 49 Zélia née en 2023 en France).

 

Marie Antoinette Zélia Berrod est née à Montanges (01) en 1844, deuxième d’une fratrie de quatre. Son père était instituteur primaire. Les témoins de sa naissance sont un oncle (Claude Antoine Pernod) et un cousin éloigné (Antoine Gras).

A 22 ans, Zélia se marie au Poizat avec François Assumel-Lurdin, un cultivateur de la commune (son oncle Pernod est encore présent lors de cet événement, ce qui laisse à penser qu’il est proche de sa nièce). Le couple aura 5 enfants, dont Jules Assumel Lurdin (voir ici).

 

Mouchoir brodé au chiffre de Zélia Berrod
Mouchoir brodé au chiffre de Zélia Berrod © coll. personnelle

Zélia et François sont d’abord cultivateurs puis meuniers : Zélia hérite en effet du Moulin Meunant (commune du Poizat) en 1886 de sa tante maternelle, Jeanne Beroud et son époux Claude Antoine Pernod (couple resté sans descendance), signe probable de l’attachement de l’oncle à sa nièce. D’après les recensements elle y demeure au moins entre 1896 et 1911 (et sans doute dès 1886, mais des lacunes antérieures nous empêchent de le confirmer).

 

Moulin Meunant, Le Poizat © coll. personnelle

Aujourd’hui le Moulin Meunant est un gîte ouvert à la location.

L'époux de Zélia meurt en 1897. Leur fils François Émilien lui succède au moulin, transformé en scierie en 1901. De 1901 à 1916 Zélia vit avec son fils, toujours au moulin, mais elle est dite cultivatrice (et patronne). 

Zélia quitte le moulin, peut-être après la Première Guerre Mondiale, pour une petite maison dans le village du Poizat : d’après le recensement, elle y habite avec l’une de ses petites-filles, Suzanne, en 1921, tandis que le père de la fillette, Joseph Eugène, a été nommé facteur dans une commune voisine (veuf, il ne pouvait sans doute pas s’occuper de sa fille).

Après 30 ans de veuvage, Zélia meurt en 1923 au Poizat, âgée de 79 ans.


Selon les actes son prénom est orthographié Zéliaz (terminaison courante dans l’arc savoyard*) ou Zélie. Née Marie Antoinette Zéliaz, elle a Zélia comme unique prénom dans un certain nombre de documents, ainsi que sur sa tombe, ce qui laisse à penser que c'était son prénom d'usage.

 

Plaque tombe Zélia Berrod
Tombe de Zélia, détail © coll. personnelle

 

D’où vient ce prénom original que portait notre ancêtre ?

 

Dans son entourage il y a peu de Zélia : à Montanges (786 habitants en 1846), à la même époque, notre Zélia est la seule à porter ce prénom. Mais on trouve plusieurs Zélie :
- une demi-douzaine nées entre 1848 et 1890 (dont deux sœurs, la première étant décédée en bas âge et dont le témoin de naissance était le propre père de notre Zélia).
- trois mariées entre 1866 et 1869 (dont deux originaires de la paroisse voisine de Champfromier).

A Lalleyriat (445 habitants en 1866), deux Zélie sont nées entre 1852 et 1879.

Au Poizat (commune détachée de Lalleyriat en 1828, 681 habitants en 1866), trois autres Zélia ont été dénombrées :
- une petite fille née en 1865 et décédée en 1871, dont le témoin de naissance est probablement l’oncle de François Assumel Lurdin (Simon).
- une autre née en 1879 (décédée à Nantua en 1962), dont le témoin de naissance est François Assumel Lurdin lui-même.
- la dernière Zélie est née en 1911 : c’est la petite-fille de notre Zélia (fille de Joseph Eugène) : Suzanne Zélie Augustine (avec qui elle demeure en 1921).

Aucune Zélie/Zélia n’a donc été repérée avant la naissance de notre Zélia.

 

Toutes ces Zélie/Zélia portent ce prénom associé à d’autres (souvent Marie, n°1 des prénoms féminins toutes époques et régions confondues). L’ordre des prénoms a peu d’importance puisque le prénom utilisé tous les jours (le « prénom d’usage ») peut être n’importe lequel, comme on le verra plus bas.

 

Décerner un prénom n’est pas un geste anodin et obéit à des règles et usages bien précis, reflet des conditions sociales, religieuses, politiques ou idéologiques pesant sur les individus ou les groupes sociaux.

 

Sous l’Ancien Régime, les parents de l’enfant n’interviennent pas, ou peu, dans le choix du prénom. Ce rôle revient le plus souvent aux parrains et marraines. Ces derniers transmettent majoritairement leurs propres prénoms (pour 90 à 95% des enfants).

Avant la Révolution, le choix du prénom est aussi strictement contrôlé par l’Église qui doit donner son approbation et interdit en principe tout prénom non présent dans le martyrologe chrétien. Le catéchisme recommande de donner à un enfant « un nom qui doit être celui de quelqu’un qui ait mérité, par l’excellence de sa piété et de sa fidélité pour Dieu, d’être mis au nombre des saints, afin que par la ressemblance du nom qu’il a avec lui il puisse être excité davantage à imiter sa vertu et sa sainteté ».

 

Sous l’Ancien Régime, ce sont les actes paroissiaux qui nous guident dans notre généalogie : ce sont donc des actes religieux, où sont mentionnés les parrains et marraines. On peut donc ainsi facilement vérifier, ou non, le modèle dominant d’attribution de prénom parrain/filleul. Mais après la Révolution on utilise désormais les actes d’état civil : ce sont des actes laïcs où ne figurent plus les parrains et marraines (seulement des témoins, souvent des hommes). La question de la transmission des prénoms devient plus délicate à déterminer.

 

Dans les rares cas où le prénom de l’enfant n’est pas celui du parrain, d’autres usages de transmission du prénom existent, déterminés par la sphère psychologique et familiale : les aînés des enfants reçoivent les prénoms de leurs grands-parents, les cadets ceux des oncles et tantes et les benjamins quant à eux peuvent porter les prénoms des enfants aînés, de cousins ou de personnes étrangères. En effet, il existait un véritable souci, plus ou moins conscient, de préserver les prénoms de la lignée et également de faire « revivre » un proche récemment disparu (c’est ainsi que plusieurs enfants de la même fratrie peuvent porter le même prénom).

 

La Révolution remet en cause le modèle dominant du choix de prénom par l’introduction de l’état civil laïc, qui rend le baptême facultatif (2 à 5% des enfants ne sont plus baptisés). Il dissocie également l’acte administratif de l’acte religieux, accentuant le relâchement des réseaux familiaux. On observe par ailleurs dans la société un désir d’individualisation, qui se concrétise dans le choix de prénoms hors références religieuses ou familiales classiques. Au contraire, le besoin d’identification et d’intégration au groupe social, matérialisé par les prénoms empruntés aux parents ou aux parrains/marraines, régresse.

 

Un prénom est alors considéré comme « librement choisi » lorsqu’il relève d’un principe de transmission n’étant emprunté ni aux parents, ni aux parrains de l’enfant. Lorsque ce prénom est choisi hors de tout héritage familial, il marque une prise de liberté significative à l’égard du système.

 

Dans le cas qui nous occupe, il semble qu’il n’y avait pas de Zélia dans l’entourage proche de la famille qui aurait pu donner son prénom à notre ancêtre.

 

Avant la Révolution, deux filles sur trois s’appellent Marie. Ce prénom figure le plus souvent en première position, mais sa disparition progressive dans les actes montre qu’il est peu utilisé comme prénom usuel. Son choix n’est sans doute pas motivé par un attachement particulier au culte marial mais plutôt comme une simple habitude, symbole de l’intégration de l’enfant à la communauté des chrétiens.

La répartition des prénoms masculins obéit au même phénomène majoritaire quoique de manière légèrement atténuée : Jean y prédomine, mais moins largement que Marie pour les filles.

 

Si la Révolution marque un changement significatif dans le choix des prénoms, il est sans doute excessif de parler d’un bouleversement ou d’un renouvellement complet du système de nomination des enfants. On constate une coexistence entre des habitudes anciennes, en recul mais néanmoins persistantes, et des attitudes nouvelles, qui progressent sans encore s’imposer totalement. Les modes de transmission traditionnels perdent néanmoins leur caractère obligatoire et laissent de plus en plus de place à la diversité, à la nouveauté et à l’originalité Le rôle croissant des prénoms choisis hors des modes de transmission traditionnels, attestent d’une liberté accrue dans le choix des familles.

Bien qu’elle ne soit pas la seule responsable, il ne faut pas pour autant mésestimer le rôle de la Révolution dans ces évolutions : par la laïcisation de l’état civil, l’affaiblissement du contrôle religieux sur les familles et la déchristianisation de la société, elle a créé des conditions favorables au développement de ce processus, et l’a peut-être accéléré.

Alors que le curé veillait à ce que le choix des prénoms soit conforme aux règles fixées par l’Église, l’officier civil n’exerce en principe aucune pression. Les parents disposent ainsi d’une entière liberté de choix, qui ne peut être atténuée que par des obligations voulues ou consenties par eux-mêmes : engagements moraux, exigences religieuses, relations familiales ou pressions de l’entourage, par exemple. Le choix des prénoms peut alors exprimer autre chose que l’attachement religieux : engagement révolutionnaire, admiration pour des personnages illustres, amour de la nature, goût de l’antique, ou tout simplement adhésion aux phénomènes de mode.

 

Sous l’effet du contexte politique et de l’ambiance culturelle, le système de références anciennes se délite. Les familles peuvent alors se permettent de choisir les prénoms de leurs enfants dans de nouvelles sources d’inspiration, parfois même d’exprimer une inventivité tout à fait inédite.

 

Tout d’abord, les parents ont tendance à s’éloigner de plus en plus des usages d’identification (familiale, religieuse) pour ceux de l’individualisation. Il ne s’agit plus de marquer les liens de l’enfant avec son ascendance, sa famille, mais au contraire de le distinguer au sein de ce groupe et, au-delà, de l’ensemble de la société. La première conséquence de ces nouveaux usages est l’élargissement exceptionnel du stock des prénoms.

 

Selon certaines études** on constate une augmentation de 75% du stock de prénoms en cinquante ans. La progression est constante, au moins jusqu’au milieu du XIXème siècle, avec un pic en 1790- 1794 dû notamment à l’enrichissement temporaire du corpus par les prénoms républicains, et qui affecte davantage les prénoms masculins. Après cette parenthèse révolutionnaire, ce sont les prénoms féminins qui sont en constante progression.

 

La part des principaux prénoms donnés avant la Révolution décroît constamment. Pour les prénoms féminins, les transformations sont particulièrement notables. Marie perd en cinquante ans 60 % de son influence. Si Louise et Françoise conservent une audience constante, c’est sans doute lié au retour à la mode du prénom Louis (compte tenu du contexte politique) pour la première et par la reconversion en prénom à connotation patriotique à partir de la Révolution pour la seconde. Ensuite, la liste varie d’une période à l’autre, en fonction des reculs (Jeanne, Madeleine) et des progressions (Joséphine, Augustine, Virginie).

Les prénoms à forte connotation religieuse sont les plus touchés par les effets de l’accroissement du corpus de prénoms et de sa diversification. Jean et Marie (les prénoms les plus donnés avant la Révolution) connaissent un recul spectaculaire. Anne et Jean Baptiste suivent cette tendance tout comme, bien qu’à une moindre échelle, les noms des archanges (Michel, Gabriel), des évangélistes (Mathieu) ou des saints patrons des paroisses. L’influence de la Révolution paraît ici déterminante : elle accentue le recul de l’emprise religieuse sur la vie familiale et augmente l’attrait de nouvelles sources d’inspiration. Celui-ci est stimulé par le contexte idéologique, le développement de la vie culturelle, ainsi que l’ouverture des villages sur l’extérieur, la circulation des hommes, des informations et des idées.

 

Peu de prénoms disparaissent complètement : ce sont essentiellement ceux qui s’inspirent des papes, évêques ou abbés, dont la notoriété est récente et semble plus fragile que celles des saints et martyrs traditionnels. Par contre, beaucoup de références totalement nouvelles apparaissent. On l’observe davantage chez les filles que chez les garçons. Certains prénoms sont donnés selon un phénomène de mode, au début du siècle, puis s’inscrivent durablement dans les habitudes. C’est le cas par exemple de Virginie, Caroline, Augustine, Clémence ou Élisa pour les filles, Alphonse, Adolphe, Eugène ou Jules pour les garçons. Cependant nombre de ces nouveaux prénoms gardent une occurrence modeste et limitée dans le temps. Ce qui laisse à penser qu’ils n’ont pas vocation à être transmis ni à identifier les individus, mais au contraire à singulariser ceux et celles qui les ont reçus. Ce qui se confirme par leur présence fréquente en deuxième ou troisième position.

 

Les nouveaux prénoms masculins sont en majorité des noms de saints, donc parfaitement acceptables par l’Église. Ils s’inspirent de références nouvelles à l’Antiquité (Flavien, Cassien, Fabius), au Moyen Âge (Arnould, Geoffroy, Olivier) ou à des influences étrangères (Gustave, Édouard, Stanislas). Dans une recherche d’originalité plus poussée, on puise dans les noms de saints rares ou à la consonance inhabituelle, comme Agoard, Aglibert, Badilon ou Philéas. Nettement minoritaires, les prénoms non présents dans le martyrologe chrétien ont des origines diverses : des références antiques (Achille, Ulysse, Polynice) comme des influences étrangères (Jesse, Koenig) ou des prénoms construits à partir de qualificatifs (Désiré, Fortuné).

Pour les filles, le phénomène est très différent. Certaines nouveautés sont en fait des prénoms anciens momentanément inutilisés (Adèle, Barbe, Luce par exemple) remis au goût du jour.

Mais surtout une large majorité de prénom féminin apparaît comme de véritables créations et présentent des caractères originaux. On voit ainsi d’anciens diminutifs, tels que Jeannette, Annette ou Nanette, donnés comme véritables prénoms. Les variantes se multiplient : Élisabeth donne Élisa, Élise, Lisa, ou Lise ; à partir de Céline on trouve Célina et Célinie, etc... Mais le fait le plus marquant est la création de prénoms féminins à partir de prénoms masculins déjà existants. Louise, Françoise et Jeanne connaissent un succès grandissant, sans doute lié à celui de Louis, François et Jean, trois des prénoms les plus souvent attribués aux garçons. On n’hésite pas non plus à créer de nouveaux prénoms féminins par l’adjonction d’un suffixe (ie, ine, ette) aux prénoms masculins. Ainsi apparaissent les Albertine, Pascaline, Sébastienne, Ambroisie, Guillaumette, etc… Dans ces nouveaux prénoms féminins, on retrouve souvent les mêmes sources d’inspiration que pour les garçons : l’Antiquité (Ida, Olympe, Palmyre), les qualités morales (Fortunée, Prudente, Prospère), les consonances étrangères (Jenny) souvent teintées d’exotisme (Mélina, Zaïre, Zélia, Zulma).

Plus rarement on retrouve des prénoms d’origine biblique (Esther, Sara). Le retour de certains noms de saintes oubliées semble répondre à un souci d’originalité (Avoye, Basilide) et répond le plus souvent à des sonorités à la mode (comme Adeline, Lussine, Félicie). La progression des terminaisons en ie et ine est constante et régulière au XIXème siècle, sans doute parce que leur sonorité évoque un marqueur de féminité.

L’accroissement du stock des prénoms féminins se fait donc majoritairement en dehors du martyrologe chrétien, par la création de nouveaux prénoms obtenus en modifiant les anciens.

 

Ce caractère étranger ou exotique est marqué par certains sons : des consonnes inhabituelles (k, w ou x par exemple), certaines diphtongues (oa, ia, oé, aé) ou terminaisons (a, ia, y) ou encore les consonnes finales prononcées, comme dans im ou ior par exemple, et plus encore la combinaison de ces divers éléments comme dans Zélia, Zulma, pour les filles, Joachim ou Melchior pour les garçons.

L’utilisation de consonnes sourdes ou sonores, occlusives ou nasales, détermine à l’audition des impressions différentes et suggère des représentations mentales : force, douceur, austérité, sensualité, agressivité par exemple.

 

Le choix de prénoms étrangers au martyrologe chrétien a deux conséquences : une rupture culturelle avec les usages traditionnels et surtout un problème religieux parce que ces prénoms ne sont pas, en principe, autorisés par l’Église. On voit ainsi les curés omettre en nombre ces nouveaux prénoms, les remplacer ou effectuer des corrections orthographiques dans leurs registres paroissiaux. C’est ainsi que Jenny (dans l’état civil) devient Eugénie (sur l’acte de baptême), Héloïse se transforme en Louise, Élisa en Élisabeth. Mais petit à petit l’Église change d’attitude, soucieuse avant tout de conserver la pratique du baptême et la fréquentation du catéchisme, en baisse depuis la Révolution et la déchristianisation de la société. Elle fait donc des concessions à ses paroissiens dans des domaines jugés moins prioritaires comme le choix des prénoms.

 

Néanmoins l’Église n’a pas été aussi sévère à l’égard du choix des prénoms en tout temps et en tous lieux, puisque bien avant la Révolution, certaines personnes ont été baptisées avec des prénoms n’appartenant pas au martyrologe chrétien, notamment inspirés de la mythologie ou de l’histoire antique. César, Pompée, Olympe, Aglaé sont déjà portés parmi les notables de certaines paroisses. Cette rupture envers les usages et les prescriptions de l’Église était cependant assez rare et constituait surtout un privilège unique des classes les plus favorisées. Mais avec la Révolution, le phénomène à tendance à s’amplifier, et surtout à s’étendre à toutes les classes sociales.

 

Donner à son enfant le prénom du roi ou d’un membre de sa famille ne doit pas forcément être considéré comme un acte d’allégeance ou d’adhésion au principe de la monarchie. Il ne faut pas oublier la familiarité avec des prénoms souvent entendus et généralement respectés, et le fait que le roi et sa famille constituent, de par leur fonction même, une « référence » : l’attribution d’un prénom appartenant aux personnages les plus hauts placés peut être de bon augure pour l’enfant qu’on baptise (tout comme lorsque l’on donne à l’enfant le prénom d’un saint pour le mettre sous sa protection).

Louis est le nom des rois de France depuis le début du XVIIIème siècle (sans compter les périodes précédentes). À l’attrait qu’il présente à ce titre s’ajoute l’usage lié à la transmission du prénom par les parents et parrains depuis plusieurs générations. À la veille de la Révolution il est l’un des prénoms les plus attribués (10% des garçons). Contre toute attente, la Révolution n’affaiblit pas son audience.

Le prénom Marie Antoinette n’a pas connu un succès comparable (environ 1% des prénoms attribués). C’est sans doute dû au fait que ce prénom est moins ancré dans la tradition que Louis et à cause de la forte impopularité de la reine dans l’ensemble du pays. Néanmoins, comme pour Louis, le fait de donner ce prénom n’est pas forcément à considérer comme un signe d’attachement à la monarchie. A l’inverse, on peut envisager que la disparition du couple royal, et la rupture de la Révolution, aient levé toute ambiguïté liée à ces prénoms et les ait débarrassés de leur connotation politique, ce qui a permis de les donner plus facilement, sans crainte ni arrière-pensée.

Est-ce que c'est ce qu'a pensé le père de Marie Antoinette Zélia lorsqu'il lui a attribué ces prénom ? Difficile à dire. Mais d'une manière générale, il semble que ce ne soit pas l’attachement aux souverains, et aux personnalités politiques de premier plan en général, ou à leur fonction et action, qui suscitent l’attribution de prénoms. Simplement, leur notoriété contribue à faire connaître les prénoms qu’ils portent. Chacun a la possibilité de les utiliser ou non, en dehors de tout usage ou pression traditionnelle.

 

L’emprunt des prénoms au monde littéraire et artistique est difficile à cerner. Les choix d’attribution d’un prénom n’étant jamais explicités, on ne peut qu’émettre des hypothèses. La relation entre l’œuvre et le donneur du prénom n’est jamais prouvée. On peut appeler son fils Adolphe sans avoir lu le roman de Benjamin Constant, ni même en connaître l’existence.

 

Le XIXème siècle voit aussi un phénomène en croissance constante : l’attribution des prénoms multiples. Il se fait notamment par imitation des élites du pays. Si l’attribution de trois prénoms est de plus en plus courante, on peut donner jusqu’à cinq prénoms ou plus à l’enfant. Dans cette multiplication de prénoms, il n’est pas rare de conserver au moins un prénom à connotation religieuse, en premier ou second prénom. Le premier prénom est généralement donné par les parents, librement choisi. Toutefois il ne remplace pas entièrement les usages anciens mais s’y ajoute : les deux autres prénoms continuent à être donné par le parrain et la marraine. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de voir que notre ancêtre se nommait Marie Antoinette Zélia (3 prénoms). Antoine pourrait être son parrain (on se rappelle que Claude Antoine Pernod était très proche de Zélia : il était probablement son parrain, même si seul son acte de baptême pourrait le confirmer).

 

Bien qu’ayant des prénoms multiples, la personne était généralement désignée sous un seul prénom, le « prénom d’usage » : ce peut être avant tout l’un des prénoms de baptême, en général le deuxième ou troisième prénom. En effet, Marie, souvent placée en première position chez les filles, n’est pas utilisé, tandis que les autres prénoms permettent une meilleure identification de la personne (comme pour notre Zélia).

Mais ces prénoms de baptême ne sont pas toujours utilisés pour désigner un individu. Ainsi, dans notre famille, la tante Henriette (1891/1985) se prénommait en fait Célestine, mais ses patrons ne souhaitant pas se fatiguer à retenir le prénom de leur domestique l’ont « renommée » Henriette (la servante précédente), prénom d’usage qu’elle a conservé toute sa vie. De même un individu peut modifier de lui-même son appellation. C’est là un phénomène lié à la personnalité de chaque individu. Ainsi une personne qui déteste son prénom peut en choisir un autre dans son usage quotidien ou le faire modifier de façon officielle.

 

 

Si on ignore d’où vient ce prénom de Zélia (aucune personne proche portant ce prénom original n’ayant été identifiée), on peut sans doute penser que son père ait été inspiré par les nouvelles modes soufflées par la Révolution pour donner ce prénom à sa fille : changement d’influences, élargissement du corpus de prénom, goût de l’originalité et de l’individualisation. L’enfant a donc reçu les prénoms de Marie (perpétuation des usages du prénom religieux, en première position), prénom vraisemblablement donné par le parrain en deuxième position (Antoinette, féminisation du prénom masculin Antoine) et prénom exotique, nouvel usage devenu à la mode en dernier lieu (Zélia).

On notera par ailleurs que les deux frères de notre Zélia se nomment Ildefonce François Marie (le premier étant décédé avant la naissance du second) et sa sœur Marie Alphoncine ; tous des prénoms déterminés par les mêmes usages de dénomination post-révolutionnaires.

 

Enfin notre Zélia, si elle n’a pas hérité son prénom d’une autre, a sans doute influencé à son tour l’attribution du prénom Zélia aux jeunes filles qui le portent au Poizat après elle.

 

Quant à ma petite nièce, il faudrait demander à sa mère pourquoi elle lui a attribué ce prénom ! 😉

 

 

* La terminaison en -az ou -oz est courante dans l’arc savoyard. Ce z final n'est en fait jamais prononcé : il servait à indiquer que le -a des noms féminins et le -o des noms masculins étaient atones, autrement dit que l'accent tonique devait porter sur l'avant-dernière syllabe. Ainsi, un nom comme La Clusaz devrait, à quelques nuances près, se prononcer "la Cluse".

** Philippe Daumas : Familles en Révolution - Vie et relations familiales en Île-de-France, changements et continuités (1775-1825)