Sur les pas de Cécile
Louis Prosper est le fils aîné de Cécile (enfin, le deuxième, mais le premier n’a vécu que 5 ans, donc le deuxième est devenu le premier, vous suivez ?). Il est né en 1877 à Beaufort en Vallée (Maine et Loire) où son paternel était en garnison (voir la lettre G de ce ChallengeAZ si vous vous rappelez pas). Il fait partie des rares enfants qui a été élevé par ses parents et non par un autre membre de la famille (voir la lettre P. Faut suivre, hein, sinon on s'en sort pas.). Il avait les cheveux et sourcils bruns, les yeux gris (perso je trouve ça un peu bizarre cette couleur, mais bon), le visage ovale, le front découvert, le nez et la bouche moyens et mesurait 1,68 m sous la toise. Niveau cervelle, il savait lire et compter, c’était déjà pas si mal pour l’époque. Pas un lettré, mais pas un perdreau non plus. Et il a attendu ses 37 ans pour se marier, dans des conditions un peu particulières. Je vous raconte ça tout de suite !
À 20 ans, il est scieur de long à Angers. Il demeure toujours chez ses vieux. Comme tous les jeunes gars de son âge, c’est l’heure de la griffe : lors de l’appel militaire, il est désigné « bon dispensé, selon l'article 21 car aîné de 7 enfants ». Ouais, ça c’était un motif valable pour échapper à ses classes à l’époque. Il est encore mineur, travaille et est considéré comme soutien de famille.
L’année suivante, la situation de Louis est révisée, comme tous les ans dans ces cas-là : devenu majeur, la dispense est annulée. Il est appelé et incorpore aussi sec le 85ème RI à compter du 14 novembre 1898. Il doit user son matricule, pas l’choix. Mais en tant qu’ancien dispensé, il fait un service actif en caserne réduit (une pige seulement). Il sort de là rapidos et il est versé dans la disponibilité. Il peut donc rentrer chez lui, mais reste à la « disponibilité » de l'armée, au cas où... Après ça, il passe dans dans la réserve, en 1901, où normalement il devrait être peinard et ne plus revoir les bidasses.
Un fois son devoir accompli, il se trouve une petite chérie à cajoler. Elle se nomme Augustine Anastasie Garivet. Ancienne couturière elle est, en 1901, devenue ouvrière. Trois ans de plus que lui, elle a déjà un peu roulé sa bosse. Elle a surtout été mariée en 1892 avec un certain Pierre Fauveau, un propriétaire angevin de 5 ans son aîné. Les deux années qui ont suivi ce mariage, elle lui a pondu deux loupiots au gars, Pierre et Augustine (vous remarquerez au passage la super originalité des prénoms, les parents ne se sont pas foulés le ciboulot !) nés à Angers et Paris. Mais y a de l’eau dans le gaz : le type s’est tiré (déjà, lors de la naissance de sa fille il est dit absent). Il s’est fait représentant de commerce et il a carrément abandonné la pauvre Augustine et ses deux minots rentrés à Angers.
Pourtant quand le divorce est prononcé en 1897, c’est à ses torts à elle. C'est le pompon ! Pourquoi ? Parce que la « défenderesse est défaillante faute d’avoir constitué avoué » et est, je cite, « demeurant à Angers, faubourg St Michel 96, ci-devant et actuellement sans domicile ni résidence connus ». Alors là, j’ai beau me faire une revue de détail, je n’y entrave que pouic ! Demeure au faubourg ou demeure pas ? Bon, OK dans le recensement de 1896 on ne la trouve pas à cette adresse (ce sont ses parents qui y habitent). Mais cette phrase est chelou quand même. Bon, en tout cas, ils divorcent. Lorsque leur fille se marie en 1915 le père est dit « disparu de son domicile depuis 20 ans ainsi qu'il résulte d'un acte de notoriété dressé par M. le juge de paix du canton Nord Est d’Angers » (donc, depuis que sa fille est née, en gros). En fait, il n’est pas disparu pour tout le monde : il est en banlieue parisienne, où il se remarie en 1916, re-divorce en 1920 et se re-remarie en 1921. Mais avec sa première famille il a tiré le rideau, fermez le ban y’a plus rien à voir.
En 1901 notre Augustine s'est installée avec Louis à Angers. Le recensement la note comme épouse, mais là, y’a baleine sous le caillou : ils sont pas mariés. Soit l’agent recenseur avait trop levé le coude, soit le couple a un peu enjolivé la réalité. Ils vivent seuls : les gosses d'Augustine ne sont pas là. J’ai fini par débusquer la gamine chez ses grands-parents maternels mais pas de trace du gamin (ils ont alors 8 et 7 ans). Finalement, je le retrouve plus tard, mais c'est dans de tristes circonstances : en 1910 il casse sa pipe alors qu'il était domestique à Saint Sylvain d’Anjou (49). Un destin tragique pour le petit.
En 1911 rebelote : le couple demeure désormais à Ivry mais sont encore dits mariés – alors que non, toujours pas. Quel micmac familial.
Alors que Louis pensait avoir rangé définitivement son fafiot (livret militaire), voilà qu’un péquin de base a décidé d’assassiner un archiduc à l’autre bout de l’Europe !
Le premier août 1914, c'est le grand branle-bas de combat : la mobilisation générale. Louis, qui est passé dans la réserve en 1901, puis dans la territoriale en 1911, est rappelé à l’activité. Il a 37 ans, une paille pour un jeunot, mais un âge respectable pour un vieux de la vieille. Considéré comme trop âgé pour intégrer l’armée active, il est versé au 11e Régiment Territorial d'Infanterie, où il arrive dès le 6 août, puis ça sera le 296e Régiment d’Infanterie en 1916, et le 109e Régiment d’Artillerie Lourde en 1918. Les territoriaux, c'était pas les têtes brûlées de la première ligne pendant la Première Guerre Mondiale : leur mission principale était la garde des voies de communication (gares, routes, ponts), la surveillance, et les travaux de défense (tranchées, fortifications). Moins glamour que de charger la baïonnette au canon, mais tout aussi essentiel pour que la machine de guerre tourne bien. Et sans doute un peu moins risqué.
Sa fiche indique qu’il a fait campagne contre l’Allemagne (aux armées dès le 7 août jusqu’en septembre 1915, à l’intérieur jusqu’en novembre 1916 puis de nouveau aux armées jusqu’en janvier 1919). Un parcours de combattant de l'arrière, parfois envoyé dans des zones proches du front, sans le panache des héros de Verdun, mais avec la sueur et la poussière des travaux forcés. Il a dû en voir des vertes et des pas mûres, même s'il était pas dans l'active.
Et là, 25 jours après le début de la guerre, alors qu’il vient d'être mobilisé, il décide soudain de passer la bague au doigt de la femme avec laquelle il vit depuis une quinzaine d’années. Il bénéficie d’une permission expresse pour revenir à Ivry se maquer avec sa meuf. Simple, efficace, à la bonne franquette. Pas de contrat de mariage, juste deux cœurs et une signature.
Pourquoi ce mariage soudain ? Je suis dans ce qu’on appelle l’expectative. C’est un patelin où il ne fait pas bon s’éterniser, vu le prix de la taxe de séjour. Un mariage juste après la mobilisation ? Ah ben voilà une question qui trotte dans la caboche des petits malins et des âmes sensibles ! Y en a toujours pour se dire : « Tiens, il a dû se marier pour pas partir au casse-pipe, le bougre ! » Une combine, une entourloupe, un plan foireux pour échapper à la grande boucherie… Alors oui, avant, dans certains cas, les types pouvaient être dispensés s’ils étaient seuls soutiens d’une famille nombreuse, de vieux parents ou d’une veuve. Mais en 1914, avec la mobilisation générale, c’est clair comme de l’eau de roche : tout le monde au front ! Marié, célibataire, veuf, père de dix marmots ou même futur papa — pas de jaloux, tous logés à la même enseigne. Et de toute façon, ce n’est pas de cas de Louis : il n'en n'a pas des minots à lui.
Faut dire que certains ont quand même essayé de gruger le système : certificats médicaux bidons, faux dossiers, mariages arrangés… des petits malins, y en a toujours eu. Mais c’était marginal et illégal, et souvent, ça finissait mal. On rigole pas avec la patrie en danger, même si l'envie est grande de se tirer de ce merdier ! Dans la mémoire collective, des récits de mariage au moment de la mobilisation ont parfois été enjolivés ou transformés en stratégies d’évitement du front. Des légendes familiales qui sentent bon le mensonge pieux. Mais contrairement à certaines idées reçues ou à des légendes familiales, se marier n'était pas une solution pour éviter le service militaire. C'était même parfois le contraire : un dernier baiser avant d'aller au casse-pipe, histoire de laisser un souvenir à la future veuve.
Ce n’est donc pas pour se défiler que Louis officialise sa situation. P’têt ben que c’était tout l'inverse : pour la mettre à l’abri, au cas où il reviendrait pas du champ d’horreur, vous voyez ? Un geste du cœur. Officialiser la situation, lui donner un statut légal, pour la protéger. Un dernier acte d’amour avant de monter dans le train pour l’inconnu. Vaux mieux être veuve de guerre que fille perdue. Je jette ma langue aux chiens, mais j’en sais pas plus.
Vu les âges respectables des « jeunes mariés » (lui 37, elle 40), ils n’ont pas eu de descendance. Mais Louis est resté proche de sa belle-fille, qui est demeuré dans le même immeuble même après son mariage et dont il a déclaré la naissance du premier-né.


