« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mercredi 20 novembre 2024

Q comme querelle

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Les deux juges successifs continuaient d’auditionner les témoins. Mais comme dans toutes les procédures, parfois, ils n’avaient pas grand-chose à dire.

Ainsi Jean François AMOUDRUZ, laboureur de la paroisse, déclara ne rien savoir sur l’affaire, si ce n’est qu’il a ouï dire publiquement, sans savoir de qui, que c’était le Révérend chanoine CHOMETTY et François JAY qui avaient tués le soldat. « Cela est si publique que je n’ay pas daigné faire attention à ceux qui me l’on dit. » De la même manière, il savait que le soldat était venu de Scionzier pour tuer ledit chanoine mais qu’il avait subit le sort qu’il lui préparait. « Comme je suis d’un village assez éloigné de celuy qu’habitait ledit François JAY au village de Levy, je n’ay pas appris et ne sais pas autre que ce que je vous dit. »

 

L’Honorable Perrine VIOLLAT avait elle aussi entendu la rumeur de querelle. Elle relata le bruit selon lequel François JAY était alité dans sa maison pour diverses blessures qu’il avait reçu fin janvier, sans savoir qui lui avait fait ses blessures. C’est quelque temps après, le dix du mois de février, que le bruit se répandit que l’on avait trouvé un cavalier du régiment de Séville mort plié dans son manteau dans les bois de Bérouze. Et comme sur ce bruit, le même jour, François JAY, ainsi que Françoise GUILLOT sa femme, et quelque temps après eux, Claudine VUAGNAT leur servante, et encore le Révérend Sieur CHOMETTY chanoine de la collégiale de Samoëns, prirent la fuite et se retirent du côté du pays de Valais.

« L’on a dit publiquement dans le bourg de Samoëns que ces plaies avaient été faites par le cavalier dans le débat qu’il eut lorsqu’il fut tué ». Et depuis l’on n’a pas hésité de dire que tel homicide avait été commis dans la maison de François JAY, et par celui-ci, sa femme, sa servante, et d’accuser le Révérend CHOMETTY de complicité. « Parce que celuy cy, suivant la voye publique, fréquentait lesdits mariés JAY. »

 

Querelle, création personnelle inspirée de Van Ostade
Querelle, création personnelle inspirée de Van Ostade 


Elle confirma qu’elle avait bien vu le cavalier aller plusieurs fois du côté de la maison de François JAY, mais elle ne l’avait pas vu ni entendu y entrer. Comme elle n’était pas entrée dans la maison dudit JAY depuis les fêtes de Noël dernières, elle n’avait pas eu l’occasion de lui parler, ni à sa femme. De cette manière, elle n’avait pas vu les plaies qu’il avait pu recevoir dans le débat qu’il avait eu avec ce cavalier.

 

L’Honorable François Joseph DUNOYER DUPRAZ, le meunier de Madame de St Christophle, était chez lui, au moulin situé auprès de Vallon distant d’environ un quart de lieue du village de Levy : il ne s’était donc aperçu de rien la nuit du vingt cinq au vingt six janvier proche passé. Mais quelques temps après le meurtre du soldat, soit dans le commencement du mois de février dernier, il avait eu l’occasion de voir François JAY dans le bourg de Samoëns. Il l’entrevit marcher tout autrement qu’il faisait auparavant et d’une « fisionomie toute melancolique », comme une personne qui est malade. Il lui demanda ce qu’il avait. Il lui répondit que ses affaires n’allaient « rien qui vaille », qu’il était bien malade, sans savoir l’issue de sa maladie. Il dit qu’il avait entre autres reçu un coup de pied du cheval de Monsieur le chanoine CHOMETTY au côté qui lui faisait bien mal. Le meunier se contenta de lui dire qu’il fallait se conserver.

Et quelques temps après, soit le dix dudit mois de février, le bruit s’étant répandu que l’on avait trouvé ce cavalier mort et plié dans son manteau dans le bois de Bérouze. La fuite des accusés les fit envisager publiquement dans la paroisse qu’ils étaient responsables du meurtre de ce cavalier. Et c’est alors que le meunier se rappela de ce que lui avait dit François JAY au sujet de sa blessure : il pensa que n’était point l’effet du coup de pied du cheval du Révérend CHOMETTY mais plutôt de la querelle ou les débats qu’il avait pu avoir avec le cavalier.

Il se representa [rappela] alors que l’automne précédent, sans qu’il ne se rappela de quel jour ou nuit, ce cavalier était venu à la maison dudit JAY, sur les onze heures de la nuit. Et y ayant trouvé les portes et fenêtres fermées, il brisa les fenêtres, enfonça les volets ou ventaux et entra par une des fenêtres dans la maison. N’ayant trouvé que la servante, il lui lâcha un coup de sabre sur une des mains, qui lui fit une grande plaie qui l’avait laissée très longtemps indisposée. Et la Françoise GUILLOT s’étant allée cacher dans un cavot qui est au dessous du poile [chambre, salle commune], le cavalier, piqué de ne pas la trouver dans la maison, s’en fut chez Nicolas GUILLOT son père où ladite servante lui avait dit qu’elle était allée. A nouveau ne la trouvant pas, il se mit à faire grand carillon [crierie, grand bruit]. Le meunier l’avait entendu depuis sa maison d’habitation éloignée de celle de GUILLOT d’environ une vingtaine de pas. Il voulu même donner des coups de sabre audit GUILLOT, qui fut obligé de se réduire [cacher] sous un lit pour échapper à sa fureur. Et comme il ne pu pas excéder [frapper] ledit GUILLOT, il se mit à battre le briquet en menaçant de vouloir mettre le feu à la maison. Comme personne ne lui forma aucun obstacle ni réponse, il sortit ensuite de la maison, menaçant d’aller mettre le feu dans la maison de François JAY au village de Levy. Jeanne Antoine VUAGNAT femme dudit GUILLOT, avec Françoise GUILLOT sa fille, fut obligée d’aller garder la maison dudit JAY jusqu’au jour. Le meunier pensa que si ce cavalier avait voulu rentrer de la même façon chez François JAY et l’excéder, il aurait pu être, dans une légitime défense, commis et homicidé lui-même.

 

 

mardi 19 novembre 2024

P comme procédure

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT

 

Au cours des investigations, il apparu que le Révérend CHOMETTY avait joué un rôle dans cette affaire. Or, en tant qu’ecclésiastique, il ne pouvait être jugé par le tribunal laïc. L’avocat fiscal général prit donc sa plume :

« A nos seigneurs,
Il résulte, suite à la procédure faite par le Sieur juge de Samoëns à sujet d’un meurtre commis à la fin du mois de janvier, sur la personne du nommé Vincent REY soldat dans le régiment de Séville, que le Révérend Nicolas CHOMETTY chanoine de la collégiale dudit Samoëns se trouve impliqué dans ce délit avec François JAY et la Françoise GUILLOT sa femme. Et comme ledit juge de Samoëns ne peut pas être compétant à l’égard dudit ecclésiastique, et qu’il ne convient pas de faire différentes procédures sur le même fait, le vice fiscal requiert, à ce qu’il plaise au Sénat, de commettre le Sieur juge mage, et en cas d’absence ou d’empêchement le Sieur son lieutenant, qui sont les juges naturels des délits communs contre les ecclésiastiques.

Lettre signée par Monsieur DUFRESNEY 

 

Procédure, création personnelle inspirée de Griffo
Procédure, création personnelle inspirée de Griffo

 

Par cette demande, le juge mage* fut donc requis de poursuivre la procédure.


Horace-Victor SCLANDI SPADA, le Président du Sénat de Savoie, émit un décret énonçant que, suivant la demande de l’avocat fiscal général, le juge mage de Faucigny soit commis dans cette affaire - et en cas d’absence ou d’empêchement son lieutenant à sa place - pour procéder, en l’assistance de l’avocat fiscal provincial.
« Fait à Chambéry au bureau du Sénat le vingt quatre février mil sept cent quarante huit. »


Ce fut donc Me RAMBERT qui reprit le dossier après le juge DELAGRANGE, à partir du 24 février, suivant le décret du Président du Sénat de Savoie.


Deux jours plus tard, le juge mage fut encouragé à poursuivre la procédure. Si toutefois l’official [prêtre délégué par un évêque pour exercer en son nom des fonctions de juge] souhaitait reprendre l’affaire, ce serait au juge mage d’aller chez lui avec l’avocat fiscal, et son greffier, et il reviendrait audit official à interroger les témoins et dicter leurs dépositions à son greffier et à celui du juge mage. Néanmoins l’avocat fiscal général pensa que cette instruction resterait inutile parce que le tribunal de l’officialité de Genève n’avait fait aucune démarche dans ce sens.

« Au reste vous verrez ce qui a déjà été fait qu’il y aura encore d’autres choses à faire, c’est à dire de suivre un peu les accusés après leur fuite pour savoir ce qu’ils disent. »

L’histoire de la soutane d’été du Révérend CHOMETTY (voir la lettre H de ce ChallengeAZ) revint dans la procédure puisqu’il paraissait qu’il la portait immédiatement après la découverte du cadavre, sans doute pour qu’on ne vit pas le sang qui était sur celle d’hiver. « C’est un fait à éclaircir. »

« Chambéry le 26 février 1748,
Votre très humble très obéissant serviteur DUFRESNEY
 »

 

L’avocat fiscal de la province de Faucigny s’adressa à son tour à son juge mage, puisqu’à l’occasion du meurtre commis, plusieurs particuliers de Samoëns (notamment les nommés François JAY et la Françoise GUILLOT, mariés, et le Révérend Nicolas CHOMETTY, chanoine de la collégiale) étaient soupçonnés et qu’ils se trouvaient évadés ante inquisitionem [avant l’enquête]. Or la peine qu’ils pouvaient encourir était non seulement corporelle mais aussi ensuivie de la confiscation de leurs biens.

Il proposa donc de commettre Me BIORD notaire collégié, ou tel autre notaire résident rière Samoëns, pour procéder à l’annotation [état et inventaire des biens saisis et marqués par l’autorité de justice sur un criminel ou sur un accusé] des biens meubles et immeubles, effets et bestiaux desdits mariés JAY. Et comme les effets et biens dudit Révérend CHOMETTY se trouvaient sur le territoire de la Taninges, il demanda de commettre Me MONTANT, notaire collegié résident en ce lieu-là, pour procéder de même à l’annotation, en l’assistance du syndic ou de Me JACQUIER.
« Signé par Monsieur PRESSET substitut avocat fiscal provincial »

 

 

 

* Pour se remettre en mémoire les rôles attribués aux différents juges de Savoie, voir la rubrique « Pour en savoir plus » de l’intro de ce ChallengeAZ.

 

 

lundi 18 novembre 2024

O comme observations

Affaire Sénat de Savoie contre JAY-GUILLOT


Après les déclarations de différents témoins et la visite faite au domicile des JAY, le juge avait cherché à en savoir plus sur les trous des vêtements, le couteau et les blessures du soldat. 

 

Observations, création personnelle inspirée d’A. Juillard
Observations, création personnelle inspirée d’A. Juillard


Il  présenta donc à Me Noël DELACOSTE le chirurgien la chemise d’homme qui avait sept coups de couteau : trois à la manche gauche (un sur le devant et deux sur le derrière du bras), deux au rein, un sur l’épaule, et l’autre un peu plus bas. Elle avait aussi deux boutonnières au bord du col et deux à chaque manche, dont l’une était rompue. Ladite chemise de toile mêlée était mouillée et ensanglantée en plusieurs endroits. Il présenta aussi des culottes de drap de pays de couleur minimes, qui avaient un coup de couteau sur la fesse gauche, avec un bouton jaune à la ceinture de la culotte. La ceinture était doublée d’une toile neuve ensanglantée du côté gauche, quatre boutons de la même étoffe, et des jarretières au bas des culottes.

 

Et après avoir fait enlever les cachets de l’étui à couteau de cuir, tendant sur le rouge au dessus, et au dessous couvert d’un cuir noir, de la longueur d’un pouce [2,5 cm], le juge somma ledit chirurgien de lui déclarer si le trou qui était plus près du bas de la chemise et celui qui était sur la culotte pouvaient avoir été faits du même coup. Et si tous les coups qui étaient dans la chemise et celui qui était dans la culotte avait été faits avec le même couteau. Et si ceux qu’il a observés dans la cuisse du cadavre de Vincent REY lors qu’il procéda à la visite le dimanche précédent avaient été faits avec la même arme. Comme encore si tous les coups pouvaient avoir été faits avec le couteau, auquel l’étui qu’il lui exhibait servait de gaine.

 

Le chirurgien confirma que le trou de la culotte et celui de la chemise avaient bien été faits du même coup, parce qu’ils étaient tous les deux à travers et qu’ils donnaient tous les deux sur le même endroit. « Et quoy que le troup quil y a dans la cullotte soit un peu plus large que celuy de la chemise, cela nempeche pas quil n’ayent été fait de la même arme ». En effet, la culotte étant plus près que la chemise du large de la lame, son trou devait aussi être plus large que celui de la chemise. De toute évidence, les trous étaient presque aussi larges que la gaine à couteau, ainsi que ceux observés dans la cuisse du cadavre de Vincent. En conséquence, le chirurgien conclut que tous les trous et les blessures devaient avoir été faits avec le couteau qui était dans l’étui.

 

Le juge prit l’avis d’un second chirurgien, Me Jean François DUSAUGEY. Il lui présenta à son tour les vêtements et le somma de déclarer s’il croyait que les coups avaient été fait avec la même arme et si celle-ci pouvait être le couteau qui devait entrer dans la gaine de cuir rouge qu’il lui montra. Le chirurgien pensa lui aussi que les trous avaient été faits avec une arme identique, bien qu’ils soient de largeurs différentes. « Cela n’oppere pas une difference d’arme, mais fait seulement qu’il y a des coups qui ont plus penetré les uns que les autres. »