Tout commence aux archives du Maine et Loire. J’y fais un
passage express et mon temps est compté. Voyant un patronyme connu (Châtelain,
ancêtres à la génération V et au-delà) dans les répertoires de notaires, je
demande la cote et me dis que j’en verrai l’intérêt plus tard (ou non).
De retour à la maison, j’examine en détail mes trouvailles,
ce qui me prend plusieurs mois. Je fini par tomber sur la cote 5E168 99.
Il
s’agit d’un bail par les sœurs Châtelain en 1883 : Jeanne, d’une part, et
Louise (sosa 19) dûment autorisée par son époux Honoré Lejard. On se souvient
qu’à cette époque les femmes ne peuvent pas passer de contrat en leur nom
propre et qu’elles doivent être autorisées et représentées par leurs pères ou
époux. Jeanne Châtelain y échappe car son père est alors décédé et elle n’a
point d’époux. Mais pas Louise. Les deux sœurs donc (et le mari de l’une d’elles)
louent à Pierre Rousseau, cultivateur, et Renée Panneau son épouse pour 3, 6 ou
9 ans une closerie nommée La Belloisière située commune de Corzé, comprenant
bâtiments d'habitation et d'exploitation, cour, jardin, puits commun, terres
labourables, vignes contenant au total un hectare, douze ares, soixante
centiares. Ces parcelles sont identifiées au cadastre sous les numéros 1388,
1389, 1387, 1368, 1024 de la section C. Le prix de ferme est de 150 francs par
an, à payer en 2 termes égaux payables à Noël et Pâques de chaque année.

Extrait cadastre de Corzé, section C, ferme de la Belle Oisière © AD49
La Belloisière ? La Belloisière ? Ce nom ne m’est
pas inconnu. Mais où l’ai-je rencontré ? Je recherche alors dans mon arbre
et rapidement je m’aperçois que la mère des sœurs Châtelain, Jeanne Lecomte,
est décédée à La Belle Oisière, commune de Corzé. La Belloisière et la Belle
Oisière ne font qu’un. La propriété de cette ferme trouve-t-elle son origine à
la génération précédente ?
J’examine avec attention les autres actes notariés issus de
ma moisson angevine. Plusieurs actes concernent la Belloisière.
En 1887 les deux sœurs Châtelain se partagent des immeubles
ci-après désignés leur appartenant en indivision :
1) une maison située à La Belloisière (Corzé) composée de deux
chambres, dont une à four et cheminée et l’autre froide, une étable, grenier
au-dessus, couverte d'ardoise ; un toit à porcs adossé à la maison et
touchant la masse du four, un autre toit à porcs et un hangar construit au
levant de ladite maison ; une parcelle de jardin, cour, puits commun. Le tout
se tenant, comprises au cadastre sous les n° 1388, 1388 bis et 1389, section C,
contenant 4,53 ares.
2) un jardin au même lieu (parcelle n°1387, 10,83 ares)
3) une pièce de terre nommée la Pièce de la Belloisière (n°1368,
92,82 ares)
4) une vigne située dans le Clos de Beauvais (3,40 ares)
5) une parcelle de vigne sise au même lieu (environ 6,80
ares)
Le notaire, Me Bruneau, a la gentillesse de détailler l’origine
de la propriété : les deux sœurs possèdent ces immeubles à part égale ; pour
les 2/3 conjointement en qualité d'héritière de Jeanne Lecomte leur mère
décédée à la Belloisière en 1863 et le tiers restant hérité de leur sœur Marie
décédée en 1871.
Composition des lots du partage : le 1er lot est attribué à
Mlle Jeanne Chatelain, composé de la maison et ses dépendances (article 1),
jardin (art 2), vigne au clos de Beauvais (art 4), vigne (art 5), une partie de
terre (art 3). Le 2ème lot attribué à Mme Lejard composé du surplus de terre
(art 3).
Personnellement je trouve ce partage un peu curieux :
Jeanne a quasi toute la propriété, Louise n’a qu’une partie de la terre
labourable de la parcelle n°1368. Mais bon, le partage est accepté par toutes
les parties alors qui suis-je pour juger ? Peut-être qu’il y a des
éléments qui m’échappent.
Suivent les conditions du partage : paiement des
impôts, prise de possession des immeubles dans l’état où ils se trouveront au
moment de l’entrée en jouissance sans garantie qu’il n’y ait de réparations à
faire d’ici là. Mme Lejard a un droit de 3 m sur les immeubles du 1er lot de
façon à pouvoir joindre son lot au chemin de la Belloisière. L’entretien des
arbres est soigneusement détaillé. Etc...
Tous les immeubles partagés sont affermés aux époux Lejard
pour 9 années à partir du 1er novembre 1886 moyennant un fermage
annuel de 150 francs. Les époux Rousseau, précédemment cités, n’ont donc gardé la
Belloisière que pendant 3 ans. Les époux Lejard ne demeurent cependant pas à la
Belloisière mais dans la commune d’Andard. Qui exploite alors la
Belloisière ? Je l’ignore : il me faudrait plus de temps dans les
répertoires des notaires pour répondre à cette question.
Toujours est-il qu’en
1901, lors du décès d’Honoré Lejard, la terre labourable de la Belloisière
appartient toujours à sa veuve. Mais lorsque celle-ci décède en 1919, sa
succession indique qu’elle n’a aucun actif. Quelque part entre ces deux dates
il doit y avoir un acte de vente.
Si je ne peux déterminer la façon exacte dont la Belloisière sort
de ma famille, je sais en revanche comment elle y est entrée. En effet, plusieurs
documents citent cette propriété. Lors du décès de Jeanne Lecomte, veuve
Châtelain (la mère de Jeanne et Louise), en mai 1863, les registres de mutation
indiquent qu’elle était la propriétaire de maison et terres à la Belloisière. Ils
renvoient à l’inventaire après décès, réalisé à l’initiative de son frère.
Jeanne était en effet veuve et laissait trois filles mineures, mises sous
tutelle de leur oncle.
La ferme de la Belloisière, parcelle n°1388 au cadastre, y est
ainsi décrite : une chambre à four et à cheminée, pièce principale de la
maison, contenant un lit à 4 colonnes, une armoire en noyer, une horloge avec
poids accordés et sa boîte, l’équipement de la cheminée (crémaillère, etc…), la
garde-robe (7 robes en laine et ses jupons, un lot de coiffes, 9 tabliers de
toile, un parapluie en coton bleu, etc…), la vaisselle, une table et ses bancs
et chaises.
À côté, dans une chambre froide (sans cheminée), un
chaudron, quelques bouteilles et pots à lait, 3 couettes. L’usage de cette
pièce n’est pas clairement déterminé.
Une troisième chambre compose la maison (alors que dans tous
les documents on ne parle que de deux pièces, mais bon…) : une autre
chambre à feu, contenant une armoire en noyer avec son linge (42 draps, 31
taies d’oreillers, 16 serviettes, 29 chemises à usage de femme et 16 d’hommes,
etc…), un autre lit à 4 colonnes, un buffet double avec ses tiroirs, une petite
table, de la vaisselle et, c’est moins courant, 3 petits drapeaux et 5
in-dix-huit (des livres).
Dans le grenier, couvrant l’ensemble du bâtiment, une grande
table, une huche et 70 bouteilles.
La maison est couverte d’ardoises.
Il y a deux étables (dites aussi toit à porc et
hangar) : la première abritant une vache et une truie, la seconde des
outils agricoles.
Enfin, dans les issues, se trouvent un lot de bois de
chauffage et l’ensemencée des pommes de terre, avoine et orge.
5 titres et
papiers ont également été trouvés, dont les contrats d’acquisition de la
Belloisière.
5 mois avant le décès de Jeanne Lecomte, elle et ses frères
et sœur s’étaient partagé l’héritage de feu leur père, décédé en décembre 1862.
4 lots avaient été déterminés parmi les immeubles possédés par Jean François Lecomte,
dont le deuxième avait été attribué à Jeanne :
1) La maison ci-dessus décrite, avec son toit à
porcs et un hangar placé au levant de ladite maison, cour et puits communs, un
morceau de jardin de 2,40 ares, le tout en un seul tenant, parcelles n° 1388,
1388 bis et 1389 au cadastre.
2) Une portion de jardin, sis au même village, même
commune, contenance d’environ 9 ares et compris au cadastre sous le n°1387.
3) Une pièce de terre labourable nommée la pièce de
la Belloisière, sise même commune, contenant environ 91 ares et comprise au
cadastre sous le n°1368.
4) Un morceau de terre autrefois plantée en vignes,
sis dans le clos de Beauvais, même commune, et contenant environ 3,40 ares
5) Un morceau de vigne sis même clos même commune,
contenant environ 6,80 ares et compris au cadastre pour partie sous le n°1024.
Jeanne Lecomte a donc hérité cette ferme de son père, Jean François Lecomte.
Arbre Châtelain/Lecomte
Un mois après le décès de Jeanne, en juin 1863 son frère et
tuteur de ses filles mineures se présente devant le notaire avec l’intention
d’affermer par adjudication (c'est-à-dire aux enchères) la ferme de la Belloisière,
dont il a la charge au nom de ses nièces. Le bail sera donné pour 3, 6 ou 9
années qui commenceront à courir au 1er novembre 1863.
"Le preneur jouira de la ferme de la Belloisière à l’exemple
d’un bon père de famille, sans y commettre ni souffrir qu’il y soit commis
aucun abus, dégâts, dégradations ni malversations quelconques ; il
l’entretiendra au contraire pendant le cours de ce bail et les rendra à son
expiration en bon état de toute espèce de réparations dont fermiers et preneurs
de pareils baux sont ordinairement tenus, suivant la loi et l’usage du pays.
Le preneur cultivera, labourera, fermera et ensemencera les
terres labourables dépendantes de ladite ferme, en temps et saisons
convenables, suivant l’ordre des soles établi lors de son entrée en jouissance
et il rendra les terres à la fin du bail en bon état, conformément à l’usage du
pays.
Il n’abattra aucun arbre par pieds, têtes, branches ni
autrement ; il émondera seulement en temps, âge et saison convenables les
arbres qui ont coutume d’être émondés sans pouvoir avancer ni retarder les
sèves.
Le bailleur se réserve le bois mort ou abattu par accident,
il aura droit en outre de faire abattre sur la ferme tout le bois vif qu’il lui
conviendra, sans que le preneur puisse exiger de lui pour ce motif aucune
indemnité ni réduction du prix de ferme.
Le preneur sera tenu de garnir et de tenir constamment
garnis pendant le cours du présent bail, les bâtiments de la ferme de meubles,
effets mobiliers et bestiaux en suffisante quantité et valeur pour répondre des
fermages et garantir la complète exécution des présentes.
Il ne sera pas chargé de l’impôt fermier et de celui des
portes et fenêtres grevant la ferme de la Belloisière.
Il ne pourra prétendre à aucune indemnité pour pertes
éprouvées par lui par suite de grêle, gelée, feu du ciel, incendie, inondation,
sècheresse, stérilité et autres cas fortuits prévus ou imprévus, cette
condition étant de rigueur.
Il devra payer son fermage en deux termes et paiements
égaux, aux époques de Noël et Pâques de chaque année : le premier paiement
devra avoir lieu à Noël 1864, le second à Pâques 1865, le 3eme à Noël même
année et ainsi de suite, de terme en terme et d’année en année, fors la
dernière qui devra être payée en entier dès le 15 octobre et avant que le
preneur ait enlevé aucun des meubles et bestiaux pouvant garnir la ferme.
Tous les paiements de ces fermages devront être effectués
dans l’étude du notaire soussigné en espèces d’or ou d’argent ayant cours des
mêmes titres et poids que les monnaies actuelles du franc et non autrement.
À défaut de paiement d’un seul terme de fermage à son
échéance, et 15 jours après un simple recommandé reçu demeuré infructueux, le
présent bail pourra être résilié par le bailleur si bon lui semble, sans qu’il
ait besoin pour cela remplir aucune formalité judiciaire.
Les enchères auront lieu à la chaleur des feux. Aucune
enchère ne pourra être de moins d’un franc. L’adjudication en sera prononcée
qu’après l’extinction de deux feux sans enchère."
Au moment où le notaire se disposait à ouvrir les enchères,
est intervenu M. Prosper Rameau, cultivateur demeurant à Etanché commune de
Corzé, lequel a proposé de prendre à ferme aux conditions sus établies la ferme
de la Belloisière sus désignée pour un fermage annuel de 140 francs. M. Lecomte
ayant accepté cette proposition, il n’y a pas eu d’enchères.
Revenons un peu en arrière : ces immeubles avaient donc été achetés par Jean François Lecomte et
son épouse Jeanne Le Masson. En 1840 ils avaient acquis des sœurs Colombel,
propriétaires à Durtal :
1) une maison nommée la
Belloisière située commune de Corzé, composée de deux chambres basses, dont une
à four et cheminée et l’autre froide, grenier au-dessus de ces chambres, une
étable surmontée d’un grenier attenant à la maison dans la partie méridionale,
un toit à porcs adossé à ladite étable, cour et puits commun et un morceau de
jardin d’environ 2,40 ares, le tout dans un seul tenant, compris au plan
cadastral de ladite commune de Corzé sous les n°1388, 1388 bis et 1389 de la
section C
2) un jardin dit le jardin de la
Belloisière d’environ 7,50 ares n°1385 dudit plan section C
3) une pièce de terre nommée la Pièce,
contenant environ 65 ares, n°1368 dudit plan même section le tout situé commune
de Corzé.
Cette acquisition a eu lieu pour la somme de 2000 francs.
Immeubles achetés en 1840, cadastre de Corzé © AD49
En 1846 M. Lecomte a aussi acquis de M. Elie Pierre Livet,
maréchal, et Mme Charlotte Vogoyau son épouse, demeurant ensemble à Corzé :
1) une maison composée d’une
chambre à cheminée, une chambre froide et une autre chambre servant de
boulangerie, grenier au-dessus du tout, un toit à porcs, une cour, un puits
commun et un jardin, le tout se tenant situé au village de la Belloisière, commune
de Corzé, compris au cadastre sous les numéros 1386, 1387, 1391 et 1391 bis,
section C, pour une contenance de 13,60 ares
2) un morceau de terre labourable
nommé la Belloisière, situé même commune, compris au plan cadastral sous le
numéro 1417 de la même section pour une contenance de 38 ares
3) un morceau de terre nommé la
Saillanterie situé même commune, compris au plan cadastral sous le n°403 même
section pour une contenance de 11 ares.
4) un autre morceau de terre situé
aussi pièce de la Saillanterie même commune, compris au plan cadastral sous le
n°1440 même section pour une contenance de 7 ares
5) enfin, un morceau de terre
planté en châtaigniers, situé au clos de l’Epinière, dite commune de Corzé,
compris au plan cadastral sous le n°1761 même section pour une contenance de
9,10 ares.
Cette acquisition a eu lieu pour la somme de 2000 francs.
Immeubles achetés en 1846, cadastre de Corzé © AD49
Il
s’agit d’une deuxième maison située à la Belloisière. Elle ne figure pas dans
les possessions de mes ancêtres directes : elle a dû faire partie d’un lot
attribué aux frères ou à la sœur de Jeanne Lecomte dans le partage de 1863. Quand les archives départementales mettront en ligne les matrices cadastrales qu'elles ont déjà numérisées, je pourrais vérifier cette hypothèse...
Les deux vignes du Clos de Beauvais, qui sont citée dans le
partage de 1887, avaient été héritées par Jeanne Le Masson de ses père et mère (Jean
Le Masson et Jeanne Courtin) lors d’un partage réalisé en 1835. Jean Le Masson
les avait achetées en 1832 de Mme Thiberge moyennant la somme de 210
francs : deux morceaux de terre plantés en vigne blanche contenant l’une 12,67
ares, l’autre 3 ou 4 ares.
La taille de la propriété n'a guère changé au fil du temps, juste un peu agrandie : près de 80 ares en 1840, elle a fini à 118,38 en 1887.
J'ai ici une pensée pour mes ancêtres qui vivaient sur une ferme qui dépassait à peine un hectare de surface, avec seulement une vache et une truie.
--∞-∞--
C’est ainsi qu’une ferme achetée en 1840 (et même des vignes
en 1832) a traversé les générations et n’est sortie de ma famille qu’en 1887. La
ferme de la Belloisière apparaît dans une dizaine de documents actuellement en
ma possession.
Sur la carte d’état-major (datée de 1820/1866, via
Géoportail) les parcelles 1389-1389 et 1391 semble réunies (ou peut-être
n’est-ce qu'un dessin malhabile ?).
Extrait carte état-major © Géoportail
Sur les photos aériennes de 1950/1865 (toujours sur
Géoportail) la 1392 a disparu ; mais les deux autres ne semblent pas
réunies. Un peu plus loin a été créée une autre ferme, nommée la Grande
Belloisière.
Extrait photo aérienne © Géoportail
De nos jours subsiste la maison de la parcelle 1388-1389 –
aujourd’hui nommée parcelle 0049 – les 2 autres maisons ont été détruites. Elle
est nommée La Petite Belloisière. La Grande Belloisière existe toujours.
Extrait vue aérienne © GoogleMaps